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Essais de psychologie sportive/Chapitre VI

La bibliothèque libre.
Payot & Cie (p. 66-70).

L’éperon

Mai 1908.

On nous rappelait l’autre jour le mot pittoresque d’un vieux seigneur armant un jeune chevalier selon les rites solennels du moyen âge et lui recommandant d’être charitable envers les pauvres, d’honorer ses pairs et surtout de « bien éperonner son cheval ». Cette dernière parole mérite que nous nous y arrêtions un instant. Il semble, en effet, qu’un tel vœu n’ait rien de très flatteur. Autant vaudrait souhaiter au nouveau promu d’avoir une rosse entre les jambes, une rosse ayant perpétuellement besoin de l’éperon. Ne serait-il pas plus logique de lui souhaiter une monture qui n’ait jamais besoin d’être éperonnée ?… Très vrai, à moins toutefois qu’en parlant ainsi, le vieux seigneur n’ait songé au cavalier et non au cheval.

Les éperons furent autrefois considérés comme un signe d’honneur par excellence. Sans doute, c’est par l’épée qu’on devenait chevalier, mais le promu eût-il éprouvé la ferme notion de l’être devenu s’il ne s’était senti des éperons aux pieds ? De même, lorsque le chevalier félon était dégradé, que faisait-on ? On ne lui enlevait pas ses éperons, on les lui coupait au ras du talon. Bien symbolique, cette opération-là. L’engin demeurait à sa place, mais il était rendu impuissant ; on le faisait eunuque, passez-nous l’expression. Tout cela prouve que beaucoup d’honneur s’attachait à l’éperon. Eh bien ! cela n’aurait certainement pas été le cas si l’éperon n’avait été considéré que comme un instrument de coercition destiné à faire obéir un animal paresseux ou rétif. Nos pères y voyaient autre chose, à savoir un brevet de courage et de hardiesse décerné au cavalier.

Prenez un novice au manège, faites-lui monter une bête un tant soit peu vive, mettez-lui de bons éperons aux pieds et ordonnez-lui de piquer résolument son cheval. La façon dont il s’y prendra la première fois n’importe guère ; mais ne négligez pas de l’observer la seconde. Son geste alors sera décisif. Ou bien il se servira de l’éperon avec une audace joyeuse ; ou bien il s’en servira avec hésitation et timidité ; ou bien il fera semblant de s’en servir.

Dans ces deux derniers cas, il y aura pour tout instructeur matière à un petit sermon. Vous expliquerez à votre élève qu’il n’est pas moralement au niveau désirable. Vous lui ferez comprendre gentiment avec des mots atténués, de façon à ne pas le blesser, qu’il manque de courage. La « peur de l’éperon » est plus commune qu’on ne pense ; elle se retrouve chez d’assez bons cavaliers et chez des hommes qui ne manquent pas d’énergie habituellement. C’est une peur plus nerveuse que mécanique à l’origine, mais qui finit par devenir mécanique en se répétant.

Il semble donc qu’on puisse, au début de l’apprentissage équestre (au début seulement ou bien de temps à autre au cours de l’apprentissage, mais jamais de façon fréquente), instituer ce qu’on pourrait appeler une « leçon d’éperon » et qui serait en réalité une leçon de courage. Rien n’y saurait équivaloir aussi bien. Parfois, on lance un garçon sur un véritable obstacle avec un cheval dressé en lui disant de sauter de son mieux, persuadé qu’on lui donne en même temps par là de la technique et de la hardiesse. Mais cela, ce n’est qu’une leçon de témérité et elle n’est pas raisonnable de la part de l’instructeur. Par ailleurs, le « sauteur », comme on l’appelle, n’enseigne guère que l’assiette. L’éperon est provocateur. En l’utilisant, le cavalier provoque sa monture ; il lui fait part directement de sa volonté de l’asservir et d’agir en maître vis-à-vis d’elle. Il l’incite — homéopathiquement — à la révolte et à la résistance. Excellente école pour lui-même. Sans compter qu’il y a beaucoup d’imprévu dans le résultat, les chevaux subissant de façon très diverse le petit affront qui leur est fait. Cela ne diminue pas, au contraire, la valeur du geste.

Nous découvrons donc infiniment de choses dans ce bout de métal fixé au talon ; la parole du vieux seigneur en devient plus compréhensible et plus intéressante. Au moyen âge, on ne faisait pas de « psychologie sportive », mais on en savait très long sur l’art de viriliser les corps et les âmes. Plus d’une recette de ce temps serait bonne à rebronzer la nôtre. C’est pourquoi nous nous sommes permis de présenter aux lecteurs ces quelques réflexions sur la valeur morale et pédagogique de l’éperon.