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Essais moraux et politiques (Hume)/L’origine et les progrès des Arts & des Sciences

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DIX-SEPTIÈME ESSAI.

L’origine & les progrès des Arts & des Sciences

La tâche la plus difficile & la plus délicate que les philosophes, qui se proposent la vie humaine pour l’objet de leurs recherches, aient à remplir, est de distinguer, avec précision, les événemens qui viennent du hasard, de ceux qui doivent leur origine à des causes. Il n’y a point de matiere où les écrivains soient plus sujets à se tromper eux-mêmes par des rafinemens outrés, & par de fausses subtilités. Lorsqu’on dit qu’une chose est arrivée par hasard, cela coupe court à tout examen, & laisse le philosophe dans la même ignorance où est plongé le reste des hommes. On ne peut raisonner sur les effets, qu’en supposant qu’ils soient produits par des causes dont l’action est réguliere ; c’est en indiquant ces causes que l’on montre son génie ; & comme à cet égard les esprits subtils ne se trouvent jamais en défaut, ils ont occasion d’enfler leurs volumes, & de déployer la profondeur de leurs connoissances dans des observations qui échappent au stupide vulgaire.

Pour découvrir la différence qu’il y a entre cause & hasard, il faut cette sagacité qui examine & qui pese tous les incidens. Mais si je devois établir une regle générale qui put nous être utile dans l’application de ces recherches, j’établirois celle ci : Les événemens, qui dépendent d’un petit nombre de personnes, doivent, pour la plupart, être attribués au hasard, ou, ce qui revient au même, à des causes inconnues ; au-lieu que l’on peut souvent assigner des causes connues & déterminées pour ceux où un grand nombre d’hommes sont impliqués.

Cette regle est fondée sur deux raisons. Premiérement, supposons qu’un dé soit construit de façon à pencher plus aisément sur une de ses facettes que sur les cinq autres, & que cette pente ne soit que fort légère, peut-être que dans deux ou trois jets elle ne se fera point remarquer ; mais elle paroîtra sûrement après un grand nombre de jets, & cette facette emportera la balance. Il en est de même, lorsque dans un tems & chez un peuple donnés, certaines causes font naître certaines inclinations & certaines passions ; il y aura assurément des individus que la contagion ne gagnera pas, & qui continueront de suivre le torrent des passions qui leur sont propres ; mais la multitude sera indubitablement entraînée par la passion commune, & la conduite du gros des hommes en portera l’empreinte.

En second lieu, les principes ou les motifs qui influent sur le gros des hommes, sont toujours plus matériels, & par-là même plus durables, moins sujets aux accidens & à l’empire de la fantaisie, que ceux qui n’operent que sur quelques particuliers.

Ces derniers sont, pour l’ordinaire, d’une finesse & d’une delicatesse extrême, le moindre changement qui arrive, soit dans la santé, soit dans l’éducation, soit dans la fortune, en dérange les ressorts, & les empêche de produire leurs effets : on ne sauroit les réduire sous des observations, sous des maximes générales : de ce qu’ils influent aujourd’hui on ne peut jamais conclure qu’ils influeront demain, pas même en supposant que les circonstances générales soient parfaitement semblables dans les deux cas.

Il s’ensuit de notre regle que les révolutions domestiques, & celles qui se font par degrés, sont plus du ressort du raisonnement & de l’observation, que les révolutions étrangeres, & celles qui se font brusquement, vu que celles-ci sont, pour l’ordinaire, l’ouvrage de quelque particulier, & sont plus souvent amenées par quelque fantaisie, quelque folie, ou quelque caprice, que par des sur la généralité des hommes. Il est plus aisé d’expliquer, par des principes généraux, l’abaissement des lords, & l’élévation de la chambre des communes, arrivée en Angleterre après l’établissement des statuts d’aliénation ; il est plus aisé de rendre raison des progrès que le commerce & l’industrie ont fait parmi nous, qu’il ne l’est de développer, par ces mêmes principes, les causes de la décadence de la monarchie Espagnole, & de l’aggrandissement de la monarchie Françoise, après la mort de Charles-Quint. Si Henri IV, le cardinal de Richelieu & Louis XIV avoient été Espagnols : si Philippe II, PhilippeIII, Philippe IV & Charles II avoient été François, tout eût été renversé ; l’histoire de l’Espagne eût été celle de la France, & l’histoire de la France celle de l’Espagne.

Voilà encore pourquoi il est plus facile d’assigner les causes de la naissance & de l’accroissement du commerce, que celles de l’origine & des progrès du savoir : ce qui explique en même tems pourquoi les nations, qui encouragent le commerce, peuvent se promettre de plus grands succès que celles qui s’appliquent à favoriser la culture des lettres. C’est que l’avarice ou le desir de gain est une passion universelle, qui opere en tout tems, en tout lieu, sur tous les hommes ; tandis que la curiosité ou l’amour des sciences n’a qu’une influence très-limitée, & demande de la jeunesse, du loisir, de l’éducation, du génie & de grands modeles, sans quoi elle ne sauroit ni éclore ni fructifier. Tant qu’il y aura des acheteurs de livres, on ne manquera pas de libraires ; mais souvent il y a des lecteurs, & il n’y a rien qui soit digne d’être lu. Le nombre des habitans, le besoin & la liberté ont donné naissance au commerce de la Hollande ; l’étude & l’application n’y ont produit que fort peu de bons écrivains.

Concluons donc que l’histoire des arts & des sciences est de tous les sujets celui qui doit être traité avec le plus de précaution : sans quoi nous imaginerons des causes qui n’ont jamais existé, & nous tomberons dans l’abus de vouloir réduire à des principes stables & universels les événemens les plus contingens. Dans quelque pays que ce soit, il n’y a toujours qu’un petit nombre de personnes qui s’appliquent aux sciences : la passion qui les anime a ses bornes, leur goût & leur jugement sont sujets à se gâter : le moindre incident trouble leur application. D’où il s’ensuit que le hasard, ou les causes secretes & inconnues ont toujours beaucoup d’influence sur la naissance & les progrès de tous les arts qui demandent un certain degré de rafinement.

Cependant je ne saurois croire que ce soit-là entiérement l’ouvrage du hasard ; & la raison qui m’empêche de le croire, la voici. Il est vrai que dans tous les tems & dans toutes les nations il n’y a toujours que peu d’hommes qui cultivent les sciences avec assez de succès pour se faire admirer de la postérité ; mais ceux-là même n’existeroient point, si dès leur plus tendre enfance ils n’avoient trouvé des circonstances propres à développer, à former & à nourrir leur goût & leur jugement : il faut donc au moins qu’avant que ces excellens écrivains parussent, une portion du même esprit & du même génie ait été répandue dans les pays qui les ont produits : il n’est pas possible que des esprits aussi exquis aient été extraits d’une masse tout-à-fait insipide. C’est dieu, dit Ovide, qui allume en nous ce feu céleste dont nous sommes animés[1].

De tout tems les poëtes ont prétendu être inspirés, & cependant ce feu poétique n’a rien de surnaturel : il ne descend pas du ciel, mais il parcourt la terre : il passe d’un esprit dans l’autre, & il excite les flammes les plus vives en ceux où il trouve les matériaux les plus propres. Ainsi la question sur l’origine & les progrès des arts & des sciences ne se réduit pas uniquement au goût, au génie & à l’esprit de quelques particuliers, elle regarde plutôt des nations entieres ; on peut jusqu’à un certain point la résoudre par des causes universelles & par des principes généraux. Je conviens que celui qui rechercheroit pourquoi un certain poëte, Homere par exemple, a vécu en tel tems & en tel pays, se chargeront d’une entreprise chimérique, & dont il ne pourroit jamais se tirer que par de fausses subtilités. J’aimerois autant qu’il tentât d’expliquer pourquoi Fabius & Scipion vécurent à Rome dans telle ou telle époque, & pourquoi Fabius naquit avant Scipion. La seule raison que l’on puisse donner de ces faits est comprise dans ces vers d’Horace,

Scit genius, natale comes qui temperat astrum,

Naturæ Deus humanæ, mortalis in unum —

— Quodque caput, vultu mutabilis, albus & ater

Au lieu que je suis persuadé que souvent on peut fort bien indiquer les causes qui sont que dans tel ou tel tems il y a chez une nation plus de politesse & de savoir que chez les nations voisines. Au moins ce sujet est-il assez curieux pour ne pas l’abandonner avant que d’avoir essayé de l’assujettir au raisonnement, & de le réduire à des principes. C’est ce qui m’engage à proposer ici quelques observations, que je soumets à l’examen & à la censure des connoisseurs.

Première observation. Il est impossible que les arts & les sciences prennent leur premiere origine dans un pays qui n’est pas un pays de liberté.

Dans l’enfance du monde, lorsque les hommes sont encore ignorans & barbares, les précautions qu’ils prennent contre les violences & les injustices se réduisent à choisir un ou plusieurs chefs, auxquels il se confient aveuglément, sans songer à se munir de loix ou d’institutions politiques qui puissent les mettre en sûreté contre leurs attentats. Lorsque toute l’autorité est concentrée dans une seule personne, & que le peuple, soit par la voie des conquêtes, soit par la voie naturelle de la génération, devient fort nombreux, le monarque, ne pouvant suffire, par lui-même, à toutes les fonctions de la souveraineté, & ne pouvant se trouver par-tout, se voit obligé de déléguer son pouvoir à des magistrats subalternes, qu’il charge de veiller au maintien de la paix & du bon ordre dans les districts qui leur sont soumis. Comme l’expérience & l’éducation n’ont pas encore formé l’esprit humain, le prince qui jouit d’un pouvoir sans bornes, ne songe pas à borner ses ministres, chacun d’entr’eux exerce une pleine autorité dans le département qui lui est confié. Il n’y a point de loix générales qui n’aient leurs inconvéniens, lorsqu’il s’agit de les appliquer à des cas particuliers : il faut une grande expérience, une grande pénétration, & pour sentir que ces inconvéniens sont moindres que ceux qui résultent du pouvoir arbitraire des magistrats, & pour discermer les loix générales les moins sujettes aux inconvéniens. Rien n’est plus difficile que cette tâche : on verra les hommes faire des progrès dans l’art sublime de la poésie, & dans celui de l’éloquence, avant que d’avoir mis leurs loix municipales sur un pied convenable : c’est que pour se pousser jusqu’à un certain point dans les arts, il suffit d’un génie heureux & d’une imagination vive ; au-lieu que les loix ne se perfectionnent qu’après bien des essais, & par une assiduité infatigable à faire des observations.

Il n’est donc pas à supposer qu’un monarque barbare puisse jamais devenir législateur ? Jouissant d’un pouvoir sans bornes, & n’ayant point les lumieres requises pour en diriger l’exercice, il ne songera pas même à limiter celui des Bassas, ou des Cadis ; il les laissera tyranniser à leur aise les provinces & les villages. Le dernier Czar étoit sans-doute un génie supérieur : il étoit pénétré d’amour & d’admiration pour les arts de d’Europe ; mais cela n’empêchoit point qu’il ne fît beaucoup de cas de la politique Ottomane, & qu’il n’approuvât très-fort ces décisions absolues qui sont en usage dans ce barbare empire, où il n’y a ni méthode, mi forme, ni loi pour modérer l’autorité des juges. Il ne sentoit pas combien cet usage étoit contraire au projet qu’il avoit formé de polir sa nation. Le despotisme tend toujours à opprimer les peuples & à dégrader les esprits : lorsque son exercice est resserré dans une petite enceinte, il devient tout-à-fait ruineux & insupportable ; mais il n’est jamais plus funeste que lorsque le despote fait que sa domination doit finir, & que le tems de sa durée est incertain : alors il dispose de ses sujets avec une autorité aussi absolu que s’ils lui appartenoient en propre ; & d'un autre côté il les néglige ou les tyrannise, comme s’ils appartenoient à un autre, & que leur sort ne dût en aucune façon l'intéresser. Les peuples qui vivent sous une pareille domination sont des esclaves dans toute la rigueur du terme, & ne peuvent aspirer ni à polir leur goût, ni à perfectionner leur entendement, trop heureux encore s'il pouvoient jouir en paix du nécessaire.

Habet subjectos, tanquam suos, viles ut alienos.

Tacit. Hist. lib. I.

Il est donc impossible que les arts & les sciences prennent leur premier essor dans une monarchie. Comment y pourroit-on songer sous un monarque ignorant & dépourvu d'instruction ? Rien ne lui faisant sentir la nécessité d'assujettir son gouvernement à des loix générales, il donne plein pouvoir à tous les magistrats subalternes. Cette barbare politique dégrade l'esprit du peuple, & l’empêche pour jamais de s’élever. S'il étoit possible qu'avant que les sciences parussent dans le monde, il y eût un monarque assez sage pour s’ériger en législateur, & que le peuple, gouverné selon les loix, ne dépendît jamais de la volonté arbitraire des magistrats, sujets, comme lui, du même souverain ; dans cette sorte d’état, dis je, les sciences & les arts pourroient commencer. Mais cette supposition est manifestement contradictoire.

Il peut arriver que dans son enfance une république n’ait pas plus de loix qu’une monarchie barbare, & que l’autorité dont ses juges & ses magistrats jouissent, ne soit pas moins absolue. Mais outre que cette autorité est considérablement réfrénée par les fréquentes élections où le peuple donne son suffrage, il est impossible qu’on ne sente avec le tems, combien il est nécessaire, pour la conservation de la liberté, de borner ces magistrats : & dès lors on aura des loix & des statuts. Il y eut un tems où les consuls de Rome jugeoient de toutes les causes en dernier ressort, & sans être astreints à des loix positives : mais à la fin le peuple, à qui ce joug pesoit, créa les Décemvirs : ceux-ci publierent les Douze Tables. Ce corps de loix avoit peut-être moins de volume qu’un seul acte du parlement d’Angleterre ; & ce furent pendant quelques générations les seules loix écrites, les seules par lesquelles cette célebre république régloit le droit de propriété, & la nature des châtimens : cependant, jointes à la forme d’un gouvernement libre, elles suffisoient pour assurer à chacun sa vie & ses biens, pour empêcher que les uns ne fussent foulés par les autres, & pour défendre chaque particulier contre la violence & la tyrannie de ses concitoyens. Dans cette situation les sciences peuvent se pousser & fleurir ; mais il n’est pas possible que cela arrive au milieu d’une scene qui ne présente qu’oppression d’une part & esclavage de l’autre : & cette scene est le résultat infaillible de ces dominations barbares où le peuple rampe sous la pouvoir des magistrats, & où les magistrats ne reconnoissent ni loix ni statuts. Un despotisme aussi illimité arrête toute sorte de progrès : il interdit aux hommes toutes les connoissances propres à les instruire des avantages qu’une meilleure police, & une autorité plus modérée pourroient leur procurer.

Ici donc paroît le grand avantage des républiques, quelques barbares qu'elles soient ; les lois y naissent, & y naissent avant même que les sciences aient répandu beaucoup de clarté : De l'établissement des lois résultent la sécurité, la sécurité engendre la curiosité, & la curiosité est la mère de la science : les derniers degrés de cette progression n’en sont peut-être que des suites accidentelles ; mais les premiers, sont enchaînés par une nécessité inévitable ; une république sans loix ne saurait durer. Dans les gouvernemens monarchiques c'est tout le contraire ; les loix ne sont pas un résultat nécessaire de ces sortes d'états ; il semble même que les monarchies absolues répugnent à la législation ; ce n'est que par de sages mesures que l'on vient à bout de les concilier ; & l'on ne saurait atteindre à ce haut degré de sagesse, avant que la raison soit cultivée & perfectionnée. Cette culture seule fait naître la curiosité, produit la sécurité, & enfante les loix. D'où il paroît encore que le germe des arts & des sciences ne sauroit se développer dans un état despotique.

Dans l’ordre des choses, les loix marchent nécessairement avant les sciences. Dans les républiques cet ordre peut avoir lieu, parce que la constitution même de ces états exige des loix, au lieu que cet ordre n’est point affecté aux monarchies, & que les loix n’y peuvent point précéder les sciences. Sous un prince absolu, plongé dans la barbarie, tous les ministres, tous les magistrats sont aussi absolus que lui-même, & il n’en faut pas d’avantage pour étouffer à jamais l’industrie, la curiosité & la science.

Si je dis que le manque de loix, & la délégation du plein pouvoir aux magistrats subalternes sont les principales causes qui empêchent les beaux-arts d’éclorre dans les états despotiques, ce n’est pas que je prétende que ce soient les seules. Il est certain, que les états populaires sont naturellement, le champ le plus propre pour l’éloquence : il est certain encore que dans tous les genres l’émulation y est plus vive & plus animée enfin ces états ouvrent au génie & aux talens une carrière plus vaste. Toutes ces causes concourent pour assurer aux seules républiques l’honneur d’être les pépinières des arts & des sciences.

Seconde observation. Rien ne favorise autant la naissance de la politesse & du savoir qu’un nombre d’états voisins indépendants, entre lesquels le commerce & la politique ont formé des liaisons. L’émulation d’abord qui ne sauroit manquer de régner entre ces états, tend manifestement à les perfectionner. Mais sur quoi je me fonde principalement, c’est que dans des territoires ainsi limités, le pouvoir & l’autorité le sont aussi.

Pour rendre les grands états despotiques, il ne faut qu’un citoyen qui ait beaucoup de crédit ; au-lieu que les petits états prennent naturellement une forme républicaine. Un gouvernement étendu se fait peu-à-peu à la tyrannie. Les premieres violences ne s’exerçant que sur des parties qui se perdent, pour ainsi dire, dans l’immensité du tout, on ne les remarque gueres, & elles ne sauroient exciter de grandes fermentations. D’ailleurs, quand même le mécontentement seroit universel, il ne faut qu’un peu d’art pour retenir les peuples dans l’obéissance : la partie de l’état qui voudroit éclater, ignorant la résolution que prendront les autres, craindra toujours d’être la premiere à lever le bouclier. Pour ne point parler ici de cette vénération superstitieuse que la personne du prince inspire, naturelle surtout aux peuples qui ne voient que rarement leur souverain, dont plusieurs ne le connoissent pas, & par conséquent ne sauroient appercevoir ses foiblesses. Enfin les empires puissans fournissent abondamment aux dépenses nécessaires pour soutenir la pompe & l’éclat de la majesté : cet éclat fascine les yeux des peuples, & les retient dans l’esclavage.

Dans un petit état les injustices sont d’abord remarquées : le mécontentement & le murmure se communiquent par-tout ; & l’indignation qu’elles excitent, en est d’autant plus forte, que la distance qu’il y a entre le souverain & les sujets paroît moins grande. On n’est jamais héros, dit le prince de Condé, pour son valet de chambre ; & il est très-certain que l’admiration est incompatible avec la familiarité. Les flatteurs divinisoient Antigone, & l’érigeoient en fils de la brillante planete qui éclaire l’univers : Sur ce sujet, dit-il, vous pouvez consulter la personne qui a soin de ma chaise percée. Deux choses convainquoient Alexandre qu’il n’étoit pas dieu, l’amour & le sommeil ; mais je pense que ceux qui étoient journellement autour de lui, & à portée de remarquer ses nombreuses foiblesses, eurent pu lui donner des preuves encore plus solides de son humanité.

Ce n’est pas seulement en arrêtant l’ascendant du pouvoir, que de petits états séparés favorisent les sciences, c’est encore en diminuant l’influence de l’autorité. Souvent nos yeux ne sont pas moins éblouis de la réputation que de la souveraineté, & la premiere n’est pas moins funeste à la liberté de penser & d’examiner. Mais lorsque plusieurs états voisins se communiquent par la voie des arts & du commerce, la jalousie commence à naître : aucun de ces états ne veut, en matiere de goût & de raisonnement, recevoir des loix d’une autre nation : les productions de l’art sont examinées avec soin, & d’un œil critique. Les opinions populaires ne passent pas si aisément d’un pays dans l’autre, & sont moins contagieuses : on les rejette d’abord, pour peu qu’elles heurtent les préjugés nationaux. Il n’y a que la nature & la raison, ou du-moins ce qui paroît naturel de raisonnable, qui puisse franchir tant d’obstacles, triompher de la rivalité des peuples, & se faire généralement admirer.

La Grece fut d’abord un amas de petites principautés, qui bientôt devinrent des républiques : unies déjà par un proche voisinage, parlant la même langue, ayant les mêmes intérêts, ces provinces resserrerent leur lien en se communiquant leur commerce & leurs connaissances. La beauté du climat, la fertilité du terroir, l’harmonie & la force du langage, toutes ces circonstances, dis-je, sembloient concourir pour faire naître les arts & les sciences. Chaque ville eut ses artistes & ses philosophes qui disputoient la palme à ceux des peuples voisins : ces disputes aiguisoient les esprits : pendant que chacun se revendiquoit la préférence, les objets, sur lesquels le jugement peut s’exercer, se multiplioient : & les sciences, n’étant point traversées par l’autorité, firent éclorre de leur sein ces chef-d’œuvres qui sont encore aujourd’hui le sujet de notre admiration.

Lorsque l’église chrétienne de la communion de Rome, se fut répandue dans le monde civilisé, & se fut emparée de tout le savoir de ces tems, cette église ; n’étant en effet qu’un grand état réuni sous un chef, fit disparoître la diversité des sectes : la philosophie péripatéticienne régna seule dans les écoles, son regne entraîna la ruine de toutes les connoissances humaines. Depuis que les hommes ont secoué ce joug qu’ils avoient porté si long-tems, les choses sont revenues sur l’ancien pied, & l’Europe moderne est en grand ce que la Grece avoit été en mignature.

Nous avons pu voir, en plusieurs rencontres, combien cette situation des affaires est avantageuse. Qu’est-ce qui arrêta le succès de la philosophie cartésienne, pour laquelle, vers la fin du siecle passé, la nation Françoise eut un si fort attachement ? Ce n’est que l’opposition des autres peuples de l’Europe, qui ne tardèrent pas à découvrir le foible de cette philosophie. Ce ne sont pas les compatriotes de Newton, ce sont les étrangers qui ont fait subir à sa théorie l’épreuve la plus rigoureuse : & si cette théorie peut vaincre les obstacles qu’elle rencontre actuellement dans toute l’Europe, il y a beaucoup d’apparence qu’elle passera triomphante jusques à la postérité la plus reculée. La décence & la bonne morale qui regne sur le théâtre François, nous ont fait remarquer la scandaleuse licence du nôtre. Les François, à leur tour, se sont convaincus que l’amour & la galanterie ont rendu leur théâtre trop efféminé, & commencent à approuver le goût plus mâle de quelques-uns de leurs voisins.

Dans la Chine il y a un fonds de politesse & de science, qui depuis tant de siecles sembleroit avoir dû mûrir, & produire quelque chose de plus parfait & de plus fini, Mais la Chine est un vaste empire, uniforme par-tout dans sa langue, dans ses loix & dans ses mœurs. L’autorité d’un docteur, tel que Confucius, ne trouva point de difficulté à s’y établir, & passa d’un bout de l’empire à l’autre : personne n’avoit alors allez de courage pour s’opposer au torrent de l’opinion populaire : & les Chinois d’aujourd’hui n’en ont pas assez pour oser contester ce qui a été universellement reçu de leurs ancêtres. Il me semble que ceci explique fort naturellement, pourquoi les sciences ont fait si peu de progrès dans ce puissant état [2]. Il ne faut que jeter un coup d’œil sur la surface de globe pour voir qu’il n’y a aucune des quatre parties du monde qui soit autant coupée par des lacs, des rivières & des montagnes que l’Europe, & que de toutes les contrées de l’Europe il n’y en a aucune qui le soit autant que la Grèce. De-là vient que ces régions sont séparées en plusieurs états, & la nature elle-même semble avoir fait cette séparation. Aussi la Grece a-t elle été le berceau des sciences, & l’Europe leur domicile le plus constant.

J’ai souvent été porté à croire que les interruptions des périodes savans, si elles n’en|traînoient traînoient pas la perte des anciens livres & des monumens de l’histoire, seroient plutôt favorables que nuisibles aux arts & aux sciences, elles servent à borner l’influence de l’autorité, & à détrôner les usurpateurs qui tyrannisent la raison humaine : il en est de même à cet égard que des interruptions dans les gouvernemens & dans les sociétés politiques. Que l’on considere la soumission aveugle des anciens philosophes aux chefs de leurs écoles, & l’on sera convaincu qu’une philosophie aussi servile n’auroit jamais pu produire rien de bon, quand elle eût duré des centaines de siecles. La secte même des éclectiques, qui naquit vers les tems d’Auguste, quoiqu’elle fît profession de choisir librement ce qu’elle trouvoit à son gré dans les dogmes des différentes sectes, n’en étoit pas pour cela moins dépendante & moins esclave que les autres : ce n’étoit pas dans la nature qu’elle cherchoit la vérité ; mais dans les diverses écoles où elle la croyoit dispersée. Depuis la renaissance des lettres il n’a plus été question de Stoïciens, d’Épicuriens, de Platoniciens, de Pythagoriciens : aucune de ces sectes n’a pu recouvrer son crédit ; & le souvenir de leur chûte a empêché les hommes de se soumettre aveuglément aux sectes plus récente, qui ont voulu prendre de l'ascendant sur le point Voici ma troisième observation. Quoique les gouvernemens libres soit le terroir le plus propre pour les arts & les sciences, cela n'empêche pourtant pas qu'on ne les puisse transplanter dans toutes sortes d'états ; les république favorisent davantage le progrès des sciences, & les monarchies civilisées celui des beaux-arts.

Rien n’est si difficile que de fixer les lois générales qui puissent réduire une société nombreuse ou un vaste état à son juste équilibre ; cette difficulté est si grande, que l'esprit le plus étendu ne saurait la surmonter par la seule force du raisonnement & de la réflexion. Cet ouvrage suppose la réunion des jugements : il faut que l'expérience le conduise, que le temps le perfectionne, & que le sentiment des méprises que l'on n'a pu manquer de commettre dans les premiers essais, aide à le corriger. Par là il est manifeste que c'est entreprise ne sauroit être commencée ni poussée dans les monarchies. Avant qu'une Monarchie soit civilisée, tout le secret de sa politique consiste à confier un pouvoir illimité à chaque gouverneur & à chaque magistrat, ce qui revient à subdiviser le peuple en autant d'ordres d'esclaves. D'une pareille constitution on ne saurait se promettre aucun progrès ni dans les sciences, ni dans les arts, ni dans les loix, ni peut-être même dans les arts mécaniques & dans les manufactures. L'ignorance & la barbarie qui ont présidé au commencement de cet état, passent à la postérité, & ces malheureux esclaves n’ont ni assez d'adresse, ni assez de force pour s’en délivrer.

Mais quoique la législation, cette source de sécurité & de bonheur, étant le fruit tardif de l'ordre & de la liberté, trouve bien de la peine à s'introduire dans les états, il est d'un autre côté moins difficile de la conserver, lorsqu'une fois elle est introduite : c'est une plante vigoureuse & profondément enracinée, que la négligence du cultivateur ne détruit pas facilement, & qui résiste à l’ inclémence des saisons. Les arts qui nourrissent le luxe, & à plus forte raison les arts libéraux, qui suppose une delicatesse de sentiment, se perdent aisément : peu de personnes ont assez de loisir, de fortune & de génie pour les goûter : au-lieu que les découvertes, dont l’utilité est générale, se fait sentir dans la vie commune, ne sauroient gueres périr que dans la ruine totale de la société, ou par ces inondations de barbares qui détruisent jusqu’au souvenir de la politesse & des arts. L’imitation est une autre ressource pour les arts grossiers & utiles ; elle les transporte de climat en climat, & leur fait faire plus de chemin qu’aux beaux arts, quoique peut-être ceux-ci soient nés & se soient répandus les premiers. De ces causes résultent les monarchies civilisées, qui s’approprient les arts relatifs au gouvernement, inventés dans les républiques, & qui se conservent pour l’avantage & la sûreté réciproques du souverain & du sujet.

Quelque parfaite donc que puisse paroître à de certains politiques la forme des monarchies, elle doit toute sa perfection à la forme républicaine : & il n’est pas possible qu’un despotisme absolu, établi dans, une nation barbare, se police & se perfectionne par sa propre force. Il tient toutes ses loix, ses méthodes, ses instructions, & par conséquent son arrangement & sa stabilité, des gouvememens libres : ces avantages sont la production des républiques. Le despotisme étendu des monarchies barbares, en influant dans tous les détails du gouvernement, aussi-bien que dans les points capitaux de l’administration, étouffe pour jamais toute espece de progrès.

Dans une monarchie civilisée le prince seul possede un pouvoir sans bornes ; il n’y a que la coutume, l’exemple & le sentiment de son propre intérêt qui puisse lui en faire restreindre l’exercice. Les ministres & les magistrats les plus éminens en dignité sont assujettis aux lois générales de la société, & n’osent exercer leur autorité que selon la méthode qui leur est prescrite. Le peuple ne dépend que du souverain en tout ce qui regarde la sûreté des possessions ; & le souverain est si fort au-dessus du peuple, & par conséquent si peu susceptible de jalousie & de motifs intéressés, que cette dépendance n’est point sentie. C’est-là cette espece de gouvernement que dans un accès de fanatisme politique on peut nommer tyrannie, mais qui, étant administré avec justice & prudence, est propre à rassurer le peuple, & satisfait aux principaux besoins de la société civile.

Mais, quoique par rapport à la jouissance des biens, la sûreté soit égale dans les monarchies civilisées & dans les républiques, il est à considérer que dans l’un & l’autre de ces gouvernement ceux qui sont au timon des affaires, djsposent de plusieurs charges honorables & lucratives, qui réveillent l’ambition & l’avarice. Il n’y a que cette différence, que dans les républiques ceux qui aspirent aux places doivent baisser les yeux vers le peuple & tâcher de gagner ses suffrages, au-lieu que dans les monarchies ils doivent les hausser vers-les grands, s’insinuer dans leur faveur & captiver, leur bienveillance. Pour réussir dans le premier, de ces états, il faut se rendre utile, soit par son industrie, soit par sa capacité, soit par ses connoissances ; pour prospérer dans le second, il faut se rendre agréable par son esprit, par sa complaisance, par sa politesse : dans les républiques les succès sont pour le génie, dans les monarchies pour le goût : & par-là les unes sont plus propres pour les sciences, les autres pour les beaux-arts.

Je pourrois ajouter que le pouvoir monarchique, tirant sa principale force d’un respect superstitieux pour le clergé & pour le souverain, gêne toujours la liberté de penser en fait de religion & de politique, s’oppose par conséquent aux progrès de la métaphysique & de la morale, qui sont les deux branches les plus considérables de nos connoissances ; il ne reste donc que les mathématiques & la philosophie naturelle, sciences infiniment moins estimables.

Il y a une liaison étroite entre tous les arts agréables, & le même goût qui perfectionne les uns, ne souffrira pas que les autres demeurent en friche. Parmi les arts qui embellissent la conversation, le plus aimable sans doute, c’est cette déférence mutuelle, cette civilité qui nous fait sacrifier nos inclinations à ceux de la compagnie, qui nous fait surmonter ou du moins cacher ces présomptions arrogantes, si naturelles à l’esprit humain. Un homme bien né & bien élevé est civil envers tout le monde sans efforts, & sans des vues intéressées : cependant, pour rendre cette excellente qualité générale dans une nation, il semble qu’il faille aider aux dispositions naturelles par des motifs généraux. Dans les républiques, où le pouvoir va en montant depuis le peuple jusques aux grands, on ne rafine gueres sur la politesse, parce que tous les ordres de l’état sont presque au niveau, & que les citoyens dépende fort peu les uns des autres : le peuple influe par l’autorité des suffrages, les grands par la dignité des charges dont ils sont revêtus. Dans une monarchie civilisée au contraire, on voit une longue chaîne de personnes qui dépendent les unes des autres, & qui s’étend, depuis le souverain jusqu’au dernier des sujets ; cette dépendance à la vérité ne va par jusqu’à rendre les propriétés précaires, & jusqu’à déprimer l’esprit du peuple ; mais elle suffit pour lui inspirer le desir de plaire à ses supérieurs, & de se former sur les modeles les plus goûtés des gens de condition, & de ceux qui ont reçu une éducation distinguée : De-là vient que la politesse des mœurs prend naturellement son origine dans les monarchies & dans les cours ; & là où elle fleurit, il est impossible que les beaux-arts soient entiérement négligés ou mésestimés.

Les républiques modernes de l’Europe sont décriées pour le manque de politesse. La politesse d’un Suisse en Hollande civilisé[3] est chez les François une expression synonyme à celle de rusticité. Les Anglois, malgré leur génie & leur savoir, sont sujets au même reproche, & si les Vénitiens sont une exception à cette maxime, ils le doivent à leur commerce avec les autres peuples de l’Italie, dont les gouvememens, pour la plupart, produisent une dépendance plus que suffisante pour les civiliser. Il est difficile de juger quel étoit à cet égard le rafinement des républiques de l’antiquité ; mais je soupçonne que la conversation n’y étoit pas autant perfectionnée que la composition & le style. On trouve dans les anciens plusieurs traits d’une scurrilité choquante, & qui passe toute imagination : leur vanité ne l’est pas moins[4] & leurs écrits en général respirent la licence & l’immodestie. Quicunque impudicus, adulter, ganeo, manu, ventre, pene, bona patriœ laceraverat, dit Salluste dans un passage de son histoire des plus graves & des plus remplis de morale :

Nam fuit ante Helenam cunnus teterrima belli causa :

c’est Horace qui se sert de cette expression, en traitant de l’origine du bien & du mal moral. Mylord Rochester n’est pas plus licencieux que le sont Ovide & Lucrece[5], quoique ceux-ci fussent gens de be| air & d’admirables écrivains, tandis que le premier, nourri au milieu des débordemens d’une cour corrompue, sembloit avoir abjuré toute pudeur. Juvénal prêche la modestie avec beaucoup de zele ; mais à en juger par l’impudence qui regne dans ses satires, il en est lui-même un très-mauvais modele.

Je dirai donc hardiment que les anciens avoient peu de manières, & ne connoissoient gueres cette déférence polie & respectueuse que la civilité nous oblige d’exprimer, ou du moins de contrefaire dans la conversation. Cicéron était certainement un des hommes le plus poli de son tems, & cependant j’avoue que j’ai souvent été outré de la triste figure qu’il fait faire à son ami Atticus, dans ces dialogues où il est lui-même un des interlocuteurs. Ce savant vertueux citoyen, quoiqu’il se bornât à la vie privée, étoit égal en dignité à tout ce que Rome avoit de plus illustre ; & Cicéron le charge d’un rôle plus pitoyable encore que celui de l’ami de Philalethes, dans nos dialogues modernes : toujours très-humble admirateur & fertile en complimens, il reçoit les instructions que l’orateur lui donne avec toute la docilité & la soumission d’un écolier[6]. Caton même est traité assez cavalièrement dans les dialogues de finibus. Ce qui est sur-tout remarquable, c’est que Cicéron, ce grand sceptique en matieres religieuses, & qui s’est toujours abstenu de décider entre les opinions des différentes sectes, fait disputer ses amis sur l’existence & sur la nature des dieux, tandis que lui même demeure tranquille auditeur : il croyoit apparemment qu’il ne convenoit pas à un homme de son génie de parler sur un sujet sur lequel il n’avoit rien à dire de décisif, & où il ne pouvoit pas triompher, comme il étoit accoutumé de le faire dans d’autres occasions. L’esprit de dialogue est observé dans le livre éloquent de Oratore, & l’égalité se soutient assez bien entre les interlocuteurs : mais ces interlocuteurs sont les grands hommes du tems passé, & l’auteur ne fait que raconter leur conférence comme par ouï dire.

Polybe[7] nous a conservé un dialogue réel, plus détaillé qu’aucun de ceux dont l’antiquité a trasmis le souvenir ; c’est la conférence entre Philippe, roi de Macédoine, prince qui ne manquoit ni d’esprit ni de talens, & Titus Flamininus, un des Romains le plus civilisé, comme Plutarque nous en assure[8], suivi alors des ambassadeurs de presque toutes les cités de la Grece. Celui des Etoliens dit au roi à propos rompu, qu’il parle comme un fou, ou comme un homme en délire (M’) ; à quoi sa majesté réplique : ce que vous dites est si clair que les aveugles mêmes ne sauroient s’y tromper : raillerie qui faisoit allusion à l’état où se trouvoient les yeux de son excellence. Tout ceci ne passoit pas les bornes de l’honnêteté, la conférence n’en fut point troublée, & Flamininus se divertit extrêmement de ces traits de belle humeur. Vers la fin, lorsque Philippe demanda du tems pour consulter avec ses amis dont il n’y en avoit aucun autour de lui, le général Romain, dit l’historien, voulant à son tour dire quelque chose de spirituel, lui dit, que peut-être la raison de l’absence de ses amis, c’étoit parce qu’il les avoit, tous massacrés, ce qui en effet étoit vrai, & d’autant plus brutal. Cependant l’historien ne condamne point cette grossiéreté. Philippe lui-même ne la ressentit gueres, il n’y répondit que par un rire sardonien, qui revient à ce que nous appellons grimacer : elle n’empêcha pas que la conférence ne recommençât le lendemain : & Plutarque place cette raillerie parmi les bons mots de Flamininus[9].

Horace ne fait à son ami ; Grosphus qu’un compliment très-ordinaire, Rien, dit-il, n’est complettement bon. Achille est plein de gloire : une mort prématurée l’emporte. Tithon ne meurt point ; il languit dans une triste & longue vieillesse. Peut-être que les Parques m’accorderont ce qu’elles jugeront à propos de vous refuser. Vous avez cent troupeaux qui mugissent dans la Sicile, & des chevaux superbes, qui en attendant les courses du Cirque, font retentir les vallées de leurs hennissemens ; vous êtes vêtu de la plus riche pourpre d’Afrique, le sort qui est juste, m’a donné à moi peu de biens, mais j’ai reçu de lui un souffle de cet esprit poétique dont les Grecs furent animés, & une ame qui fait mépriser la basse malignité du vulgaire[10]. Si vous lisez mon ouvrage, dit Phedre à son patron Eurychus : j’en serai bien aise. Si non, il aura au moins l’avantage de charmer la postérité[11]. Virgile, après avoir prodigué à Auguste les flatteries les plus extravagantes, & l’avoir mis, selon la coutume de ces tems, au rang des dieux, finit par se mettre lui-même de niveau avec cette divinité. Secondez, dit il, mon entreprise par vos favorables influences : & ayez, comme moi, pitié des gens de la campagne, qui ignorent le véritable art de l’agriculture[12]. Je doute fort qu’un poëte moderne eût commis cette incongruité, & certainement si du terms de Virgile ces sortes de rafinemens avoient été en usage, cet écrivain, d’ailleurs si délicat, eût tourné sa phrase autrement. Quelque politesse qu’il y eût à la cour d’Auguste, il paroît qu’elle n’avoit pas encore usé les mœurs républicaines.

Le cardinal Wolfey, s’étant servi de l’insolente expression EGO ET REX MEUS, moi & mon roi, crut s’exçuser en disant qu’elle étoit exactement conforme à l’idiome latin, où l’on se nommoit toujours avant la personne à qui ou de qui l’on parloit ; mais cet usage même est une preuve du manque de politesse des Romain.

Les anciens, s’étoient fait la maxime de nommer toujours les premieres les personnes du rang le plus élevé, cela alloit si loin qu’un poëte ayant nommé les Etoliens avant les Romains dans un chant où il célébroit la victoire remportée par leurs armes combinées sur les troupes de Macédoine, il en nâquit des jalousies & des querelles entre ces deux nations[13]. C’est aînsi que Tibère prit Livie en aversion, parce que dans une inscription elle avoit fait placer son nom avant le sien[14].

Il n’y a point de bien dans ce monde qui soit pur & sans mélange. La politesse moderne, naturellement si pleine de grâces, devient souvent affectation, niaiserie, déguisement & perfidie. La simplicité ancienne, cette simplicité si aimable & si affectueuse dégénere quelquefois en rusticité, en bouffonnerie, en indécence, & en obscénité.

En accordant à nos tems la préférence en fait de politesse, qu’elle est la raison de cette préférence ? On la cherchera probablement dans deux notions modernes ; dans celle de la galanterie & dans celle de l’honneur, qui sont toutes deux les productions des cours & des monarchies. On ne sauroit nier que ce ne soient-là des inventions modernes ; [15] mais les plus zélés partisans de l’antiquité disent que ce sont des inventions sottes & ridicules, l’opprobre plutôt que la gloire de nos jours.[16] Il ne sera donc pas inutile d'examiner cette question & par rapport à la galanterie, & par rapport à l'honneur. Commençons par la premiere point

Dans tous les genres de créatures vivante, La nature a établi une affection mutuel entre les deux sexes, & cette affection, dans les animaux même les plus sauvages & Les plus carnassiers, ne se borne point à l'appétit corporel ; elle produit une amitié & une sympathie qui ne finit que par la mort. on peut observer que dans les espèces même ou la nature limite la satisfaction de l'appétit à une saison et à un objet, & forme une sorte de mariage ou d'association d’un mâle avec une femelle, il existe une complaisance et une bienveillance visible, qui s’étend plus loin, qui dompte la férocité du naturel, & qui adoucit les deux sexes l’un envers l’autre[17]. À combien plus forte raison cela ne doit-il pas avoir lieu dans l’homme, dont l’appétit n’est à aucun égard borné par la nature, & ne l’est qu’accidentellement, soit par les charmes puissans de l’amour, soit par un principe de devoir & de bienséance ?

Rien n’est donc moins affecté que la passion de la galanterie, elle est toute naturelle : l’art & l’éducation qui regnent dans les cours les plus polies, n’y font pas plus de changement que dans les autres passions louables ; lui donnent plus de force, plus de finesse, plus de délicatesse, plus de grâce, & plus d’expression.

La galanterie est généreuse, aussi-bien que naturelle. C’est à la morale à corriger ces vices grossiers qui nous font commettre des injustices, & l’éducation la plus ordinaire suffit pour produire cet effet ; sans cet expédient aucune société humaine ne peut subsister. Les bonnes manieres ont été inventées pour répandre de l’aisance & de l’agrément dans la conversatian, mais il en résulte encore de plus grands biens ; Lorsque notre naturel nous fait pancher vers un vice, ou vers une passion désagréable aux autres hommes, le savoir-vivre est pour ainsi dire un contrepoids qui entraîne l’esprit du côté opposé, & nous fait revêtir l’apparence des sentimens contraires à ceux pour lesquels nous inclinons. Nous sommes naturellement fiers, épris de nous-mêmes, & portés à nous préférer aux autres ; la politesse nous apprend à mettre des égards dans la conversation, & à céder dans tous les incidens communs de la société. Vous êtes soupçonneux, mais vous êtes poli : vous cacherez les motifs de votre jalousie, & vous afficherez des sentimens directement contraires. Les vieillards, sentant leurs infirmités, craignent toujours d’être méprisé des jeunes gens ; la jeunesse bien élevée redouble de respect & d’égards envers eux. Les étrangers manquent de protection : dans tous les pays civilisés on les reçoit avec politesse, et on leur donne la place la plus honorable. Chacun est maître dans sa maison, les conviés sont, en quelque façon, soumis à son autorité : il se met au dernier rang : vous le voyez toujours attentif à ce qui peut faire plaisir aux autres, et se donnant pour cela toutes les peines qui ne trahissent point une affectation trop visible, qui ne gênent pas la compagnie[18].

La galanterie est un de ces raffinements de générosité. Comme la nature a donné la supériorité à l’homme, en lui conférant une plus grande force de corps & d’esprit, c’est à lui à compenser cet avantage, autant qu’il lui est possible, par une conduite généreuse, par des égards, par une complaisance étudiée pour les penchans & pour les opinions du beau sexe. Les peuples barbares se servent de cette supériorité pour réduire les femmes à l’esclavage le plus rampant : ils les enferment, ils les battent, ils en trafiquent, ils les font mourir. Chez les nations policées, cette autorité se manifeste d'une maniere plus noble, quoique tout aussi marquée, par la politesse, par le respect, par la complaisance, en un mot par la galanterie. Dans une bonne société on n’a jamais besoin de demander qui est celui qui donne le festin : c'est celui qui est assis au bas bout de la table, & qui sert les autres ; on ne saurait s'y méprendre. Il faut ou condamner tous ces usages comme sots & affectés, ou recevoir la galanterie conjointement avec eux. Les anciens Moscovites présentoient à leurs fiancées un fouet au-lieu de la bague nuptiale : ces mêmes peuples prenoient, dans leurs maisons, le pas sur les étrangers, & même sur les ambassadeurs.[19] Ces deux traits de générosité & de savoir-vivre partoient du même principe.

La galanterie ne s’accorde pas moins avec la sagesse & avec la prudence qu’avec la nature & avec la générosité, & lorsqu’elle se renferme dans de justes bornes, elle contribue, plus que toute autre chose, à former la jeunesse des deux sexes. Dans tous les Végétaux on remarque une liaison constante entre la fleur & le germe : & dans le regne animal la nature a voulu que l’amour fit le plaisir le plus doux des individus de l’une & de l’autre espece. Mais la jouissance corporelle n’est pas la seule que l’on doive rechercher : il n’y a pas jusqu’aux bêtes brutes qui ne jouent & folâtrent, & ces expressions de leurs tendres folies font leur plus grand plaisir. On ne sauroit nier qui l’esprit ne doive avoir beaucoup de part aux divertissemens des êtres raisonnables ; & si l’on retranche de l’amour le sel de la raison, de la conversation, de la sympathie, de l’amitié & de la bonne humeur, il y restera à peine de quoi piquer le goût d’un honnête homme : je m’en rapporte au jugement des hommes vraiment voluptueux & des plus fins débauchés.

Y a-t-il une meilleure école de mœurs qu’une société de femmes vertueuses, où le défit réciproque de plaire polit insensiblement l’esprit, où l’exemple de la douceur & de la modestie du sexe se communique à ses admirateurs, où sa délicatesse nous accoutume à la décence, en nous faisant craindre de l’offenser par des propos trop libres ?

J’avoue qu’en mon particulier, je préférérois une société d’amis choisis, avec lesquels je pourrois me livrer paisiblement aux charmes de la raison, & éprouver la justesse de toute sorte de réflexions sérieuses ou plaisantes, comme elles se présenteroient. Mais comme on ne rencontre pas tous les jours des compagnies aussi délicieuses, les compagnies mêlées où il n’y a point de femmes me paroissent le plus insipide de tous les amusemens, & autant destituées de sens & de raison que de plaisir & de politesse. Je ne sache que l’usage des boissons fortes qui puisse en écarter l’ennui, & le remede est pire que le mal.

Chez les anciens le caractere du sexe passoit pour un caractere domestique, on ne regardoit pas les femmes comme faisant partie du beau monde ou de la bonne compagnie. C’est peut-être par cette raison que tandis que l’antiquité nous a laissé des productions inimitables dans le genre sérieux, il ne nous en reste rien de fort exquis dans le genre plaisant, à moins qu’on ne veuille excepter le banquet de Xénophon & les dialogues de Lucien. Horace condamne les grossiers bons-mots & les froides plaisanteries de Plaute, mais les siennes valent-elles beaucoup mieux ? & quoiqu’il fût certainemens le plus aisé, le plus agréable & le plus judicieux des écrivains, peut-on dire qu’il excelle dans l’art de ridiculiser avec esprit & avec délicatesse ? Ce sont donc là des progrès considérables que la galanterie, & les cours où elle a pris son origine, ont fait faire, aux beaux-arts. Le point d’honneur, ou l’usage des duels, est une invention moderne, aussi-bien que la galanterie, et dans l’esprit de bien des gens une invention tout aussi utile pour polir les mœurs ; mais en vérité je serois fort embarrassé de dire comment elle peut y avoir contribué. La conversation même des plus grands rustres est rarement infestée d’une grossiéreté qui puisse occasionner des duels, à les aprécier même selon les maximes les plus pointilleuses de ce chimérique honneur ; & quant aux petites indécences qui choquent le plus, parce qu’elle reviennent le plus fréquemment, jamais on ne s’en défera par l’usage des duels. Mais ces notions ne sont pas seulement inutiles, elles sont encore pernicieuses. Dès lors qu’on peut être homme d’honneur sans être vertueux, les plus grands scélérats, souillés des vices les plus infâmes, ont le moyen de se faire considérer, & de faire bonne contenance : ils sont débauchés, prodigues, il ne payent jamais leurs dettes ; mais ils sont gens d’honneur, & par conséquent gens de bonne compagnie. Il y a pourtant une partie de l’honneur moderne qui est, en même tems, une partie essentielle de la morale : elle consiste dans l’exactitude à tenir ses promesses, & à dire toujours la vérité. C’est ce point d’honneur que monsieur Addisson a en vue, lorsqu’il fait dire à Juba : l’honneur est un lien sacré, la loi inviolable des monarques, la perfection qui caractérise les grandes ames : par tout où il se rencontre avec la vertu, il l’éleve & la fortifie : il l’imite où elle n’est pas : il ne faut pas se jouer de l’honneur [20]. Quoique ces vers soient d’une extrême beauté, je crains que monsieur Addisson ne soit tombé ici dans cette impropriété de sentiment qu’il reproche souvent, avec tant de raison, à nos poëtes. Assurément les anciens ne connoissoient pas cet honneur qui differe de la vertu. Je reviens de ma digression, & je finis par une quatrieme remarque. Du moment où les arts & les sciences ont atteint, dans un état, leur dernier degré de perfection, ils commencent à décliner : cette décadence est naturelle ou plutôt nécessaire, & il n’arrive jamais, ou du-moins il est bien rare que les arts & les sciences renaissent dans les pays qui autrefois les avoient vû fleurir.

Je conviens que cette maxime, quoique conforme à l’expérience, doit paroître peu raisonnable au premier abord. Si comme, je le crois, le génie naturel des hommes est à-peu-près le même dans tous les tems, & dans toutes les contrées, qu’y a-t-il de plus propre à cultiver & à perfectionner ce génie, que d’avoir sans cesse devant les yeux des modeles exquis propres à former le goût, & à fixer les objets les plus dignes d’être imités ? N’est ce pas aux modeles qui sont restés de l’antiquité que nous devons la renaissance des arts, arrivée il y a deux siecles, & les progrès qu’ils ont faits depuis par toute l’Europe ? Et pourquoi sous le regne de Trajan & de ses successeurs, lorsqu’ils étoient encore en entier, lorsque tout l’univers les admiroit & les étudioit, n’ont-ils pas produit les mêmes effets ? Du tems de l’empereur Justinien, Homere passoit encore parmi les Grecs pour le poëte par excellence, comme Virgile parmi les Romains : l’admiration dûe à ses divins génies subsistoit encore, quoique depuis plusieurs siecles il n’eût paru aucun poëte qui eût pu se vanter de les avoir imités.

Dans les commencemens de la vie, le génie d’un homme lui est inconnu à lui-même, aussi-bien qu’aux autres, ce n’est qu’aprés plusieurs heureux essais qu’il ose se croire assez fort pour des entreprises qui ont mérité l’applaudissement universel à ceux qui s’y sont distingués. Si sa nation a de grands modeles d’éloquence, il confrontera ses exercices de jeunesse avec ces modeles, & sentant l’infinie disproportion, il sera découragé, & ne hasardera jamais d’entrer en concurrence avec des écrivains qu’il admire si fort. On ne va au grand que par l’émulation ; mais l’admiration & la modestie étouffent l’émulation ; & le vrai génie est toujours admirateur & modeste. Après l’émulation, le plus puissant ressort, c’est la gloire. Un écrivain qui entend retentir, autour de lui, les éloges que l’on donne à ses premieres productions, se sent de nouvelles forces ; aiguillonné par ce motif il atteint souvent un degré de perfection qui étonne ses lecteurs, & qui le surprend lui-même. Mais lorsque toutes les places honorables sont prises, les nouvelles tentatives, comparées aux ouvrages les plus excellens en eux-mêmes, & dont la réputation est déjà faite, ne sont que froidement reçues. Si Moliere & Corneille portoient aujourd’hui sur le théâtre les productions de leur jeunesse, estimées dans leur tems, ils seroient découragés pour jamais par l’indifférence & le dédain du public. Il n’y a que l’ignorance des tems qui ait pu faire supporter le prince de Tyr ; mais ce n’est qu’au succès de cette piece que nous devons le More de Venise : si le drame intitulé chacun dans son humeur avoit manqué, nous n’eussions jamais vu Volpone.

Il n’est peut-être pas avantageux pour une nation de recevoir des arts trop perfectionnés de ses voisins. L’émulation s’éteint, & le feu de la jeunesse ambitieuse s’évapore. Tant d’ouvrages finis de peintres Italiens transportés en Angleterre, au-lieu d’encourager nos artistes, sont la véritable cause du peu de progrès que le noble art de la peinture a faits parmi nous. Il paroît qu’il en fût de même à Rome, lorsqu’elle reçut les arts de la Grèce. Le grand nombre de belles productions qui ont paru en France, répandues dans toute l’Allemagne, & dans le Nord, empêchent ces peuples de cultiver leurs propres langues, & les rendent esclaves de leurs voisins dans tout ce qui regarde les connoissances agréables.

Les anciens, il est vrai, nous ont laissé dans tous les genres, les modeles les plus admirables ; mais, outre qu’ils ont paru dans des langues qui ne sont entendues que des savans, les beaux-esprits modernes ne sont pas absolument comparables à ceux qui vivoient dans ces tems reculés, Si Waller étoit né à Rome sous le regne de Tibere, ses premieres productions, vûes à côté des odes si finies & si parfaites d’Horace, eussent été sifflées : au-lieu que dans cette isle la supériorité du poëte Romain n’a fait aucun tort à la réputation du nôtre. C’est que nous nous estimons assez heureux que notre climat & notre langage aient pû produire une faible copie d’un aussi excellent original.

En un mot, les arts & les sciences, semblables à certaines plantes, exigent un terrein frais : & quelque fertile que ce soit le sol, quelque soin qu’on prenne de l'entretenir & de le renouveler par art & par industrie, lorsqu'il est une fois épuisé, il ne produit plus rien d'exquis & de parfait.

    Abstulit clarum cita mors Achillem,
    Longa Tirhonum minuit senectus,
    Ex mihi forsan, tibi quod negarit,
                                   Porriget hora.
    Te greges centum, Siculæque circum
    Muginas vacca, tibi tollit hinnitum
    Apta quadrigis aqua : re bis Afro
                                   Murice tinctæ.
    Vestiunt lana ; mihi parva rura, &
    Spiritum Graiæ tenuem Camens
    Parce non mendax dedit, & malignum
                                   Sparnere vulgus.

    Lib. II. Od. XVI.

  1. Est Deus in nobis : agitante calescimus illo : Impetus hic sacræ semina mentis habet. Ovid. Fast. Lib. I.
  2. Si l’on me demandoit, comment je puis concilier mes principes avec le bonheur, les richesses & l’excellente police des Chinois, qui ont toujours obéi à un monarque, & sont à peine en état de se former l’idée d’un gouvernement libre ? Je répondrois que l’empire Chinois, quoique monarchique, n’est pas, à proprement parler, une monarchie absolue. Cela vient de la situation du pays, les Chinois n’ont d’autres voisins que les Tartares, contre lesquels ils sont en quelque façon, rassurés, ou du moins semblent l’être, par leur fameux mur & par la grande supériorité de leur nombre. Voilà pourquoi ils ont toujours négligé la discipline militaire : les troupes qu’ils entretiennent ne sont que de la mauvaise milice, incapable de réprimer une révolte générale dans un pays si peuplé. On peut donc dire que l’épée est toujours entre les mains du peuple, ce qui borne assez le pouvoir du monarque, pour l’obliger à precrire, aux mandarins ou aux gouverneurs des provinces, des loix générales, propres à prévenir ces rebellions qui ont été très-fréquentes, & toujours extrêmement dangereuses dans cet empire. Une monarchie de cette espece, pourvu qu’elle fût en état de se défendre contre les ennemis de dehors, seroit peut-être le meilleur de tous les gouvernemens : on y jouiroit de toute la tranquillité que le pouvoir souverain procure ; & l’on y trouveroit, en même tems, la modération & la liberté des républiques.
  3. Rousseau.
  4. Il seroit superflu de citer ici Cicéron & Pline, ils sont assez connus. Mais on est un peu surpris de vojr Arrien, cet auteur si grave & si judicieux, interrompre brusquement le fil de sa narration, pour nous apprendre qu’il est aussi célebre parmi les Grecs par son éloquence, qu’Alexandre l’étoit par ses conquêtes. Lib. I.
  5. Ce poëte recommande un remede contre l’amour qui est des plus extraordinaires, & que l’on ne se fût jamais attendu de trouver dans un poëme aussi élégant & aussi philosophique V. Lib. IV. V. 1165. Cette idée paroît avoir suggéré au docteur Swift quelques unes de ses belles & décentes images. L’aimable Catulle, l’élégant Phedre ne sont pas plus irréprochables à cet égard.
  6. Att. Non mihi videtur ad beatè vivendum satis esse virtutem. Mar. At herculè Bruto meo videtur, cujus ego judicium, pace tuâ dixerim, longé antepono tuo. Tusc. Quæst. Lib. V. T
  7. Lib. XVII.
  8. In vitâ Flamin.
  9. In vitâ Flamin.
  10. Nihil est ab omni
    Parte beatum.
  11. Quem si loges, lætabor ; sin autem minus,
    Habebunt cortè quo si obdestent posteri.

  12. Ignarosque vite mecum miseratus agrestes,
    Ingredere, & votis jam nunc assuesce vocari.

    On ne diroit pas aujourd’hui à un prince ou à un grand seigneur : Lorsque vous & moi nous fûmes dans un tel endroit, nous vîmes arriver telle chose : on diroit, lorsque j’eus l’honheur de vous accompagner dans un tel endroit, nous vîmes arriver telle chose.

    Je ne puis m’empêcher de citer ici, un trait de délicatesse françoise, qui me paroît excessif & ridicule : il ne faut pas dire : ceci est une belle chienne madame, mais madame ceci est une belle chienne. C’est qu’ils pensent qu’il y auroit de l’indécence à joindre le mot de chienne à celui de madame, quoique par rapport au sens ces deux mots n’eussent rien de commun.

    Je conviens après tout, que ces conséquences, tirées de quelques passages, détachés des anciens, peuvent paroître fausses, ou du moins très-foibles à ceux qui ne sont pas bien versés dans ces écrivains, & qui ne connoissent pas le ton général de l’antiquité. Combien, par exemple, ne seroit-il pas absurde de prétendre que Virgile ne comprenoit pas la force des termes qu’il emploie, & ne savoit pas choisir les épithetes les plus convenables, parce que dans les vers suivans, où il s’adresse encore à Auguste, il a commis la faute d’attribuer aux Indiens une qualité qui semble en quelque façon tourner son héros en ridicule ?

    Ec te, maxime Cæsar,
    Qui nunc extremis. Asiæ jam victor in oris
    Imbellem avertis Romanis arcibus Indam.

  13. Plut, in vitâ Flamin. Tome VI.
  14. Tacit. Ann. Lib. III, cap, 64.
  15. Dans le Heautontimorumenos de Térence, Clinie, revenant en ville, au-lieu d’aller faire sa cour à sa maîtresse, l’envoie chercher.
  16. Voyez les moralistes the Mylord Shaftesbury.
  17. Tutti gli altri animai, che sono in terra,
    O che vivan quieli estanno in pace ;
    O si vengon a rissa, & si fan guerra,
    A la femina il maschio mai non la face.
    L’Orsa con l’orso al bosco sicura erra,
    La leonessa appresso il Leon giace,
    Con lupo vive la lupa sicura,
    Ne la Giuvenca ha del Torel paura.

    Ariosto Canto 5.

  18. Chez les anciens le père de famille mangeoit du meilleur pain, & buvoit du meilleur vin que les convives, & cette coutume dont les auteurs parlent si fréquemment ne fait gueres l'éloge de la politesse de l'antiquité. V. Juvenal. Sat. V. Plin. Lib. XIV. cap, 13 ejud. Epist. Lucian. de mercede conductis, Saturnalia, &c. On aura de la peine en trouver un pays de l'Europe, où de nos jours cette coutume incivile soit en vogue.
  19. Relation de trois Ambassades, par la comte de Carlile.
  20. Honours’s a sacred tye, the law of Kings,
    The noble mind’s distinguishing perfection,
    That aids and strengthens virtue, where it meets her,
    And imitates her actions where she is not :
    It ought not to be sported with.