Essence du christianisme/Deuxième partie/chap 28

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 310-NP).

XXVIII

CONCLUSION

Le développement des contradictions qui existent, entre la foi et l’amour nous démontre de la manière la plus claire le besoin inéluctable pour nous de nous élever au-dessus du christianisme, au-dessus de la religion en général. Nous avons prouvé que le contenu et l’objet de la religion ne sont pas autre chose que l’homme, prouvé que le secret de la théologie est dans l’anthropologie, le mystère de l’être divin tout entier dans l’être humain. Mais la religion n’a pas conscience de l’humanisme qui est en elle, elle nie qu’elle soit humaine ou du moins ne veut pas l’avouer. Une ère nouvelle s’ouvre donc dans l’histoire du monde du moment qu’il est reconnu et avoué que la conscience de Dieu n’est que la conscience de l’espèce ; que si l’homme peut et doit s’élever au-dessus des bornes de son individualité, il ne peut pas néanmoins dépasser la mesure, les lois, les attributs essentiels de l’espèce humaine, qu’il ne peut penser, pressentir, se représenter, croire, sentir, vouloir, aimer et honorer comme être suprême ou absolu, aucun autre être que l’être humain.

Notre rapport avec la religion n’est donc pas simplement un rapport de négation, mais un rapport de critique. Nous séparons le vrai du faux. Il est vrai que la vérité une fois séparée de l’erreur est toujours une vérité nouvelle essentiellement différente de l’ancienne. La religion est la première conscience que l’homme a de lui-même ; les religions sont saintes parce qu’elles sont les traditions de cette conscience primitive. Mais ce qui pour la religion est la chose première, Dieu, n’est en réalité, comme nous l’avons prouvé, que la chose secondaire ; car il n’est que l’être de l’homme se contemplant lui-même, et ce qui est pour elle secondaire, l’homme doit être placé au premier rang. L’amour de l’homme ne doit pas être dérivé ; il doit devenir original. Alors seulement il sera une puissance vraie, sacrée, inébranlable. Si l’être humain est pour l’homme l’être suprême, la première et la plus haute loi pratique doit être l’amour de l’homme pour l’homme. Homo homini Deus est. Tel est le principe, le point de vue nouveau de l’histoire. Les rapports de l’enfant et des parents, de l’époux et de l’épouse, des frères et des amis entre eux, en général de l’homme à l’homme, les rapports moraux en un mot sont des rapports vraiment religieux. La vie est dans les circonstances essentielles de nature divine. Elle ne reçoit pas sa consécration religieuse de la bénédiction du prêtre. La religion veut consacrer les objets par un acte extérieur, indifférent en soi, elle se proclame la seule puissance sainte, et ne voyant en dehors d’elle que des rapports terrestres et impies, elle offre son ministère pour les sanctifier.

Mais le mariage, — naturellement comme union libre de l’amour, — le mariage est par lui-même, en vertu de l’alliance contractée, une chose belle et sainte, et celui-là seul est religieux, qui est vrai, entièrement d’accord avec l’essence du mariage, avec l’amour. Il en est de même de tous les rapports moraux ; ils ne sont moraux, ils ne sont cultivés avec le sens moral que là. où ils ont par eux-mêmes une valeur religieuse. L’amitié véritable n’existe que là où les limites de l’amitié sont gardées avec le même scrupule de conscience avec le même rigorisme religieux, dont le croyant fait preuve pour garder l’honneur de son Dieu. Que le mariage, que l’amitié, que le bien de chaque homme nous soient donc sacrés, mais sacrés par eux-mêmes.

Dans le christianisme les lois morales sont comprises comme des commandements de Dieu ; on fait ainsi de la moralité même le criterium de la religiosité. Mais la morale n’a cependant qu’une importance secondaire, pas du tout celle de la religion ; celle-ci est tout entière dans la foi. Dieu plane au-dessus de la morale comme un être différent de l’homme auquel le meilleur revient, tandis que l’homme a le privilège de la chute. Toutes les intentions qui devraient être mises en œuvre dans la rie, à l’égard de nos semblables, toutes nos meilleures forces sont dissipées par nous en faveur de l’être sans besoins. La cause réelle devient un moyen sans force par lui-même ; la cause imaginaire devient la cause réelle. L’homme remercie Dieu pour les bien faits que lui rend l’homme, même au prix de mille sacrifices. La reconnaissance qu’il exprime à son bienfaiteur n’est qu’apparente, car elle s’adresse à Dieu et non à lui. Le sacrifice humain sanglant n’est en fait qu’une expression grossière du secret intime de la religion. Là ; où l’on fait à Dieu des sacrifices humains, là ces sacrifices paraissent les plus dignes de lui, la vie matérielle le bien suprême. Si le christianisme, du moins à notre époque, n’offre plus à Dieu de tels sacrifices, cela provient, indépendamment de mille autres raisons, de ce que la vie sensible n’est plus réputée le bien suprême. On offre donc à Dieu l’âme, l’intention qui paraissent supérieures. Mais les deux sacrifices ont un point commun. Part0ut c’est l’homme qui est sacrifié à Dieu. Les chrétiens en faisant de Dieu un être sans besoins, objet de l’adoration pure, ont écarté, il est vrai, beaucoup de conceptions grossières. Mais ce manque de besoins en Dieu est un attribut métaphysique, abstrait qui n’exprime pas la nature propre de la religion. L’adoration pure ne satisfait pas le cœur religieux, le laisse froid. Il est donc nécessaire que l’on place en Dieu, sinon en paroles, du moins en fait, une disposition correspondante aux besoins du cœur. Toutes les déterminations réelles de la religion reposent sur la réciprocité. L’homme religieux pense à Dieu parce que Dieu pense à lui ; il aime Dieu parce que Dieu l’a aimé le premier. Dieu est jaloux de l’homme, la religion jalouse de la morale ; elle absorbe ses meilleures forces ; elle donne à l’homme ce qui est de l’homme et à Dieu ce qui est de Dieu ; or ce qui est de Dieu, c’est l’intention vraie, pleine d’âme, en un mot le cœur.

Si dans les temps où la religion était sacrée pour tous nous trouvons le mariage, la propriété, les lois de l’État respectées, cela n’a pas son fondement dans la religion même, mais dans la conscience naturelle du droit et de la moralité pour laquelle les rapports moraux et de droit réciproque, comme tels sont sacrés. La religion ne rendra jamais le droit vraiment saint aux yeux de celui pour.qui il ne l’est pas déjà. La propriété n’est pas devenue sacrée parce qu’on l’a représentée comme une institution divine ; mais elle est devenue une institution divine parce qu’elle passait pour sainte en elle-même. L’amour n’est pas saint parce qu’il est un attribut de Dieu ; mais il est un attribut de Dieu parce qu’il est lui-même divin. Les païens n’honoraient pas la lumière, la source d’eau vive parce qu’elles sont des dons de la divinité, mais parce qu’elles se démontrent.à l’homme comme quelque chose de bienfaisant, parce qu’elles consolent celui qui souffre. Ces qualités admirables sont le fondement des honneurs divins qu’ils leur rendaient.

Là où la morale est fondée sur la théologie, le droit sur une autorité divine, là on peut établir et justifier les choses du monde les plus immorales et les plus injustes. On ne peut fonder la morale sur la théologie qu’en faisant dépendre l’être divin de la morale même ; dans le cas contraire on n’a plus de criterium de ce qui est moral et de ce qui ne l’est pas, mais une base arbitraire, une mesure qui peut s’adapter à tout. Pour faire de Dieu le principe de la morale, il faut d’abord la placer en Dieu ; ce qui revient à dire que la morale, le droit, tous nos rapports-essentiels n’ont et ne doivent avoir d’autre principe qu’eux-mêmes ou l’homme leur sujet. Placer quelque chose en Dieu ou le faire dériver de lui, c’est tout simplement. et rien de plus, le dérober à l’examen de la raison, l’affirmer comme indubitable, inviolable, saint, sans vouloir en rendre compte. Tout fondement de la morale ou du droit sur la théologie a donc pour principe un aveuglement volontaire ou involontaire, si ce n’est pas même une mauvaise intention, une arrière-pensée de mensonge et de duplicité. Là où le droit est quelque chose de sérieux on n’a besoin d’aucune inspiration, d’aucun soutien d’en haut. Ce qu’il nous faut, ce n’est pas un droit chrétien, mais un droit raisonnable et humain. Le bien, le vrai, le juste ont dans leur qualité même le principe de leur sanctification. La morale est une puissance divine. Si elle n’a pas en elle-même son fondement, il n’y a pas de nécessité intime qu’elle existe ; elle est dès lors en proie à l’insondable arbitraire de la religion.

Dans ses rapports avec les idées religieuses, la raison consciente n’a donc qu’un objet, celui de détruire une illusion, et une illusion qui n’est pas le moins du monde indifférente, mais qui au contraire exerce sur l’homme une action radicalement pernicieuse et funeste, lui fait perdre sa force pour la vie réelle et le sens de la vérité et de la vertu. Par elle, en effet, l’amour même, la manière de sentir la plus intime et la plus vraie, de vient une affection apparente et illusoire ; car l’amour religieux n’aime l’homme que pour Dieu, c’est-à-dire il aime l’homme en apparence et Dieu en réalité.

Et pour arriver à ce but, nous n’avons, comme cela a été démontré, qu’à renverser les termes des rapports religieux, qu’à présenter connue fin ce que la religion présente comme moyen, qu’à élever au rang de cause, de principe, ce dont elle fait un accessoire, une condition. Ainsi l’illusion sera détruite et la lumière pure de la vérité brillera à nos yeux. C’est ce que va nous prouver l’examen du baptême et de l’eucharistie, les symboles essentiels les plus caractéristiques de la religion chrétienne.

L’eau du baptême est selon la religion le moyen par lequel l’Esprit-Saint se communique à l’homme. Par cette manière de voir elle se met en dehors de la raison, de la vérité, de la nature des choses. L’examen des sacrements nous a démontré qu’elle se jetait ainsi dans une foule de contradictions toutes plus fortes les unes que les autres. Nous ne pouvons nous délivrer de ces contradictions et de beaucoup d’autres aussi insupportables, donner du baptême une interprétation vraie qu’en en faisant le symbole de l’importance et de la valeur de l’eau elle-même. Le baptême doit nous représenter l’effet merveilleux, mais naturel de l’eau sur l’homme. L’eau possède en fait des propriétés qui ont sur nous des influences non-seulement physiques, mais encore morales et intellectuelles ; non-seulement l’homme se purifie par elle des souillures du corps ; mais dans son sein les écailles lui tombent des yeux, il pense et voit plus clairement, il se sent plus libre ; le feu de ses désirs s’apaise. Combien de saints ont eu recours à la qualité naturelle de l’eau pour vaincre les tentations du démon ! Ce que refusait la grâce, la nature l’accordait. L’eau n’est pas seulement une des conditions de la diététique, mais encore de la pédagogique. Se purifier, se baigner, telle est la première des vertus inférieures. L’eau est le premier et le plus simple moyen pour se mettre en rapport avec la nature. Le bain est pour ainsi dire un procès chimique par lequel notre moi se dissout dans l’être naturel qui l’entoure. L’homme qui en sort est un homme nouveau. La doctrine suivant laquelle la morale est impuissante sans les moyens de la grâce a un sens vrai et profond si, à la place des moyens surnaturels et imaginaires de la religion, nous mettons des moyens naturels. La morale ne peut rien sans la nature et elle doit se servir des moyens les plus simples. Les secrets les plus profonds sont contenus dans les choses communes, dans les choses de tous les jours ignorées de la religion et de la philosophie spéculative qui sacrifient les mystères réels aux mystères illusoires et de même ici la puissance merveilleuse et réelle de l’eau à une puissance de l’eau également merveilleuse, mais imaginaire. L’eau est le moyen le plus simple de grâce ou de guérison contre les maladies de l’âme et celles du corps. Mais elle n’agit que par un usage fréquent et régulier. Le baptême qui n’a lieu qu’une fois est dans ce sens tout à fait inutile, ou si des effets réels lui sont attribués, ce ne peut être que par la superstition. Il devient au contraire une institution raisonnable et digne de respect s’il a pour but de révéler et de célébrer la puissance salutaire de l’eau, de la nature en général sur l’âme et sur le corps.

Mais le sacrement de l’eau a besoin d’un développement. L’eau, en tant qu’élément de vie universel, nous ' rappelle à la mémoire notre origine naturelle que les plantes et les animaux ont en commun avec nous. Dans le baptême nous nous courbons sous la puissance de la nature purement et simplement ; l’eau est l’élément de _ la liberté et de ‘égalité naturelle, le miroir de l’âge d’or. Mais nous hommes, nous nous distinguons du monde des animaux et des plantes qu’avec l’empire inorganique nous comprenons sous le nom commun de nature. Nous devons donc aussi célébrer notre distinction, notre différence essentielle. Les symboles de cette différence sont le pain et le vin. Par leur matière ils sont des produits de la nature, par leur forme des produits de l’homme. Si dans l’eau nous déclarons : l’homme ne peut rien sans la nature ; par le vin et le pain nous déclarons : la nature ne peut rien, du moins rien de spirituel sans l’homme. Homme et nature ont besoin l’un de l’autre. Dans l’eau, l’activité humaine, spirituelle se dissout ; dans le pain et le vin elle arrive à jouir d’elle—même. Le pain et le vin sont des produits surnaturels, dans le seul sens véritable, d’accord avec la raison et la réalité. En eux nous adorons la puissance surnaturelle de l’esprit, de la conscience, de l’homme. Aussi cette fête ne s’adresse-t-elle qu’à l’homme mûr pour la conscience ; le baptême peut être donné aux enfants. Mais en même temps nous fêtons ici le vrai rapport de l’esprit avec la nature ; celle-ci donne la matière ; lui il donne la forme. La fête de l’eau nous inspire de la reconnaissance pour la nature en général, le pain et le vin de la reconnaissance pour l’homme. Le pain et le vin comptent parmi les inventions les plus anciennes ; ils nous mettent sous les yeux cette vérité que l’homme est le dieu de l’homme, son bienfaiteur et son sauveur.

Boire et manger constituent le mystère de l’eucharistie. Et en fait l’acte de boire et de manger est par lui-même un acte religieux, ou du moins doit l’être. À chaque morceau de pain qui te délivre des tourments de la faim, à chaque goutte de vin qui réjouit ton cœur, aie soin de penser au Dieu de qui tu as reçu ces dons — bienfaisants, aie soin de penser à l’homme. Mais que ta reconnaissance pour l’homme ne te fasse pas oublier celle que tu dois à la nature ! N’oublie pas que le vin est le sang de la plante comme la farine en est la chair, chair et sang sacrifiés tous deux à la conservation de ton existence ! N’oublie pas que la plante te met sous les yeux l’essence de la nature qui se consacre libéralement à la satisfaction de tes besoins ! Et si tu ne peux t’empêcher de sourire en m’entendant nommer le boire et le manger des actes religieux, parce que tu les trouves communs, et qu’étant répétés tous les jours, ils sont accomplis par une infinité d’hommes sans l’intelligence, l’esprit et l’intention qui leur sont dus, veuille bien remarquer aussi que l’eucharistie elle-même est chez beaucoup d’individus un acte grossier et sans esprit parce qu’il a lieu souvent. Pour apprécier l’importance religieuse de l’usage du pain et du. vin, transporte-toi donc par la pensée dans des circonstances où cet acte journalier est violemment interrompu. La faim et la soif ne détruisent pas seulement chez l’homme la force physique, mais encore la force morale et intellectuelle. Elles le privent de son humanité, de sa raison et de sa conscience. Oh ! si jamais tu éprouves un tel malheur, combien tu apprécieras, combien tu béniras les qualités naturelles du pain et du vin qui te rendront l’intelligence et la vie ! C’est ainsi qu’il suffit d’interrompre le cours ordinaire des choses pour trouver une valeur immense dans ce qui paraît commun, pour attribuer à la vie en général une signification religieuse. Que le pain soit donc sacré pour nous, sacré le vin, mais sacrée aussi l’eau ! Amen.