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Essence du christianisme/Deuxième partie/chap 24

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 268-275).

XXIV

CONTRADICTION DANS LA DOCTRINE SPÉCULATIVE SUR DIEU

Comme nous venons de le voir, la personnalité de Dieu est le moyen par lequel l’homme fait des attributs de sa propre nature les attributs d’un être différent de lui, surnaturel et surhumain. La personnalité de Dieu n’est que la personnalité de l’homme projetée et réalisée dans le champ de l’imagination.

C’est sur ce mode, sur ce processus de réalisation externe que se fonde la doctrine de Hegel, d’après laquelle la connaissance que l’homme a de Dieu est la conscience que Dieu a de lui-même. Dieu est pensé, connu par nous. — D’après la philosophie spéculative, ce que nous pensons de Dieu est ce que Dieu pense lui-même ; elle réunit ainsi les deux parties que la religion tient séparées et se montre en ce sens bien plus profonde. Penser Dieu est en effet une tout autre chose que penser un objet extérieur. Dieu est un être intérieur, spirituel comme le sont la conscience et la pensée en nous. La pensée de Dieu est par conséquent la révélation de ce que Dieu est, l’essence divine affirmée comme acte. Que cet arbre que voici soit pensé ou non, cela lui est complétement indifférent ; mais il est dans la nature de Dieu, c’est une nécessité pour lui d’être l’objet de la pensée et de la connaissance. Cette nécessité serait-elle purement subjective, c’est-à-dire imaginée par nous, faussement attribuée à l’Être divin ? Non ! c’est impossible. Pour nous, Dieu n’existe et ne peut exister que si nous le pensons ; comment expliquer cela, si en lui-même il est aussi indifférent qu’un morceau de bois à ce que nous le connaissions ou non ? Encore une fois, cela ne se peut ; nous sommes forcés de faire de ce que nous pensons de Dieu ce que Dieu pense de lui-même.

Dans la religion il y a pour Dieu deux manières d’être pensé. D’un côté l’homme le pense, de l’autre il se pense lui-même. Il a une conscience différente, indépendante de notre connaissance sur lui, et il n’en peut être autrement dès lors que Dieu est représenté comme une personnalité réelle. Une personne véritable, la personne humaine, par exemple, se pense elle-même et est pensée par une autre. Ce que cette autre pense lui est complétement extérieur. Voilà le plus haut point de l’anthropopathisme religieux. Pour rendre Dieu libre et indépendant de tout ce qui est humain, on se résout à en faire un individu en forme, en réalité, et l’on exclut de lui tout ce qui en est pensé comme tombant dans un autre être. Cette indifférence à notre égard, ce peu d’importance de notre pensée pour lui sont le témoignage de sa liberté, de son autonomie, c’est-à-dire de son existence personnelle et extérieure. La religion fait bien aussi de ce que nous pensons de Dieu une pensée de Dieu lui-même ; mais comme cela se passe derrière sa conscience, parce que Dieu est immédiatement posé comme personne, elle ne se rend compte de rien et croit toujours à l’indifférence des deux parties.

Ici comme ailleurs la religion s’illusionne et se contredit toujours à son insu. Dieu crée pour se révéler ; la création est la révélation de Dieu. Or, pour les plantes, les pierres, les animaux, il n’y a pas de révélation ; il n’y en a que pour nous. C’est pourquoi la nature n’existe que pour l’homme comme l’homme pour Dieu. Dans l’homme Dieu célèbre sa gloire, l’homme est l’orgueil de Dieu. Sans l’homme Dieu se connaît bien lui-même ; mais tant qu’il n’y a pas d’autre moi que lui, aussi longtemps il reste une personne seulement en puissance, c’est-à-dire imaginaire. Il faut qu’une différence soit établie, qu’il y ait quelque chose de non divin pour que Dieu ait conscience de sa nature, pour qu’il sache ce que c’est qu’être Dieu, pour qu’il connaisse le bonheur de sa divinité. C’est en posant l’autre, le monde, que Dieu se pose comme Dieu. En effet, sans la création serait-il tout-puissant ? Non ! C’est par la création seule que la toute-puissance s’affirme et s’établit. Qu’est une force, une propriété qui ne se montre pas, une puissance qui ne fait rien, une sagesse qui ne sait rien de réel ? Mais qu’est la puissance suprême, que sont en général tous les autres attributs de la divinité, si l’homme n’existe pas ? L’homme n’est rien sans Dieu, mais aussi Dieu n’est rien sans l’homme, car c’est dans l’homme seul qu’il devient Dieu, que de sujet il devient objet, d’idée réalité. Ce sont les diverses facultés humaines qui établissent en lui des différences, qui brisent son unité stérile qui le font réel et vivant. Les facultés physiques de l’homme font de Dieu un être physique, le père qui a créé le monde, personnification et humanisation de l’essence de la nature ; les facultés intellectuelles font de lui un être intellectuel, les facultés morales en font un être moral. Le malheur de l’homme est le triomphe de la miséricorde divine, le sentiment douloureux du péché le sentiment délicieux de la sainteté céleste, —  Il s’irrite contre le pécheur opiniâtre, il se réjouit du coupable repentant. L’homme seul révèle Dieu, l’affirme et le réalise. En créant le monde, Dieu sort de lui-même, dans l’homme il revient, il rentre chez lui ; l’homme connaît Dieu, parce qu’en lui Dieu se trouve, se connaît et se sent. Point de sentiment là où il n’y a ni oppression ni besoin, — et le sentiment est la seule connaissance vraie. Qui peut connaître la pitié sans le besoin qui l’inspire, la justice sans l’injustice, le bonheur sans l’infortune ? Tu dois d’abord sentir ce qu’est une chose, sinon tu ne la connaîtras jamais. L’homme est le sentiment qu’a de lui-même Dieu, — le Dieu senti est le Dieu réel, — car les attributs divins ne sont des réalités qu’une fois sentis par l’homme, qu’une fois devenus des affections pathologiques et psychologiques. Si le sentiment du malheur de l’homme était en dehors de Dieu, la pitié ne serait pas possible en lui, et au lieu d’un être secourable, nous n’aurions plus que l’être indéfini, ou mieux que le néant, ce qu’était Dieu avant l’homme et sans lui. En effet, comment puis-je savoir si je suis bon ou sympathique, — il n’y a de bon que ce qui se donne et se communique, — bonum est communicativum sui, — avant que l’occasion se soit offerte à moi de faire du bien à un autre ? L’acte de sympathie, le service rendu me fait seul éprouver le bonheur de la bienfaisance, la joie que procure la libéralité ; mais cette joie est-elle différente de celle de celui qui reçoit ? Non ! je me réjouis parce qu’il se réjouit. Je sens le malheur de mon prochain, je souffre avec lui ; en le soulageant je me soulage moi-même ; car le sentiment du malheur est un malheur aussi. La joie ressentie par celui qui donne n’est que le reflet, que la conscience de la joie ressentie par celui qui reçoit. C’est un sentiment commun qui s’exprime extérieurement par l’union des mains ou des lèvres. Il en est de même dans le cas qui nous occupe. De même que le sentiment de la misère humaine est un sentiment humain, de même le sentiment de la pitié divine est aussi un sentiment humain. Il faut sentir le malheur de la limitation pour sentir le bonheur de l’infinité. Inséparable est le sentiment de Dieu du sentiment de l’homme ; inséparable la conscience que Dieu a de lui de la connaissance que l’homme a de Dieu. Dieu n’est que dans notre moi, que dans notre faculté de distinguer, que dans l’opposition intime, dans la scission qui s’opère dans notre être. En un mot, Dieu n’est Dieu que par ce qui n’est pas Dieu.

Tel est le secret de la doctrine de Jacob Bœhm, dont nous avons déjà parlé. Mais Jacob Bœhm mystique et théosophe ne se représente pas les choses d’une manière aussi abstraite ; pour s’expliquer Dieu il est obligé d’en faire un être humain ; mais en même temps il place en dehors de l’homme et réalise sous formes de qualités sensibles les sentiments qui poussent l’ètre divin à se manifester, à devenir de rien quelque chose, et ces qualités réalisées, cette nature en Dieu n’expriment rien de plus que l’ensemble des impressions produites par le monde réel sur son cœur et son imagination. De plus, dans sa doctrine, le sens et l’importance de la création sont complétement détruits. En effet, si Dieu possède déjà en lui-même ce qui diffère de lui, s’il a l’idée de la nature ou de sa contre-partie, il n’a pas besoin de la produire pour se sentir comme Dieu. La création du monde réel est dès lors un luxe pur ou plutôt une impossibilité. À force de réalité, Dieu ne peut pas venir à bout de se réaliser. Il est déjà si plein de ce monde, son estomac est déjà tellement chargé de mets terrestres, que l’existence de l’univers physique ne peut être expliquée que par un motus peristalticus, par un vomissement divin. On peut en dire autant du dieu de Schelling, qui, bien que composé d’une infinité de puissances, n’en est pas moins complétément impuissant. Bien plus raisonnable est donc l’empirisme religieux d’après lequel Dieu ne se révèle que par l’homme et par la nature, d’après lequel encore l’homme n’existe que pour l’honneur et la gloire de Dieu. L’homme est la bouche de Dieu qui articule et accentue les qualités divines comme sentiments humains. Dieu veut être prié, honoré, loué ; pourquoi ? parce qu’il ne se sent que par le sentiment de ses adorateurs. Si la religion sépare ces parties inséparables et en fait par l’idée de la personnalité des existences indépendantes, la spéculation hégélienne les réunit et développe ainsi jusqu’à ses dernières conséquences la vérité religieuse. Il faut que la plèbe savante ait été bien aveuglée par sa haine contre Hegel, pour ne pas voir que sa doctrine ne contredisait pas la religion. Elle ne la contredit, en effet, que comme en général la pensée cultivée, conséquente avec elle-même, contredit la représentation, la manière de voir populaire qui, sans s’en douter, dit absolument la même chose.

L’ancienne contradiction subsiste cependant toujours au fond de la doctrine de Hegel. Si Dieu n’a conscience de lui-même que dans l’homme, la conscience humaine est per se une conscience divine. Pourquoi donc enlever à l’homme sa conscience et en faire la conscience d’un être différent de lui ? Dieu a sa conscience dans l’homme, et l’homme son être en Dieu. Quel désaccord, quelle contradiction ! renversons les termes et nous aurons la vérité. La connaissance que l’homme a de Dieu est la connaissance qu’il a de lui-même, de sa propre nature. Il n’y a de vérité que dans l’unité de la conscience et de l’être. La conscience de Dieu ne peut pas se trouver ailleurs que là où se trouve son être, c’est-à-dire dans l’homme. Si les attributs de l’être divin sont humains, les attributs humains sont de nature divine.

C’est par cette voie seule que nous arriverons à une unité vraie, satisfaite en soi de Dieu et de l’homme. Il ne faut pas avoir une philosophie de la religion différente de la psychologie et de l’anthropologie. Toute identité qui n’est pas véritable, qui n’est pas unité avec soi, contient au fond une scission, un dualisme. Une pareille unité est en contradiction avec elle-même et avec la raison ; c’est une demi-chose, une fantaisie, un contre-sens qui paraît d’autant plus profond qu’il y a en lui plus de mensonge et d’erreur.