Essence du christianisme/Deuxième partie/chap 25

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 275-278).

XXV

CONTRADICTION DANS LA TRINITÉ

La religion, ou plutôt la théologie, ne se contente pas de faire de l’être divin en général un être personnel ; elle fait aussi des personnes, des individus avec ses attributs fondamentaux. La trinité n’est pas d’abord autre chose que la synthèse des différences essentielles que l’homme aperçoit dans sa nature. La manière dont il perçoit ces différences est le fondement des diverses façons dont la trinité est comprise. Ces différences d’un seul et même être sont représentées comme des

substances, des personnes divines, d’après cette loi déjà établie que l’idée de la personnalité est le moyen par lequel la personnalité humaine aliène ses propres attributs. La trinité est la contradiction entre poly théisme et monothéisme, fantaisie et raison, imagination et réalité. La fantaisie est la trinité, la raison l’unité des personnes. Pour la raison, les différentes personnes en Dieu sont simplement des différences ; pour la fantaisie, les différences sont des êtres différents qui détruisent l’unité de l’ètre divin. La Trinité suppose que l’homme est disposé à penser le contraire de ce qu’il se figure et à se figurer le contraire de ce qu’il pense.

Il y a trois personnes, mais elles ne sont pas essentiellement distinctes ; tres personnæ mais una essentia. Naturellement, on peut aller jusque-là. Nous pouvons penser trois et même un plus grand nombre de personnes identiques dans leur essence. Ainsi, nous hommes, par exemple, nous nous distinguons les uns les autres par des différences personnelles, mais dans la chose principale, dans l’espèce, dans l’humanité, nous sommes un. Et ce n’est pas seulement la raison philosophique qui fait cette identification, mais encore le sentiment. Or, trois ou plusieurs personnes humaines ont une existence séparée ; lors même qu’elles seraient tellement unies qu’il leur fût impossible de se passer réciproquement les unes des autres, et que l’amour f‍ît d’elles une personne morale, elles n’en auraient pas moins, chacune pour elle-même, une existence physique avec une forme particulière. Il en est autrement en Dieu, et il le faut, car il y a la même chose en lui qu’en nous, mais avec ce postulatum : ce doit être autre. Les trois personnes en Dieu n’ont aucune existence en dehors l’une de l’autre, dans le cas contraire, nous verrions s’avancer vers nous, dans le ciel de la dogmatique chrétienne comme dans l’Olympe, sinon plusieurs, du moins trois dieux. Les trois personnes chrétiennes sont simplement imaginées, représentées, différentes des personnes réelles, précisément parce qu’elles ne sont qu’apparentes et veulent cependant et doivent être réelles. Elles ne sont pas trois dieux, tres Dei, — du moins elles ne doivent pas l’être, — mais unus Deus, et cependant la vérité du pluriel est la seule condition de la vérité des personnes. Elles ne sont pas unum, comme les dieux du polythéisme, elles sont unus. L’unité embrasse ici tout à la fois l’être et l’individualité. L’unité est la forme de l’existence divine. Trois est un. Le pluriel est un singulier. Dieu est un être personnel consistant en trois personnes.

Les trois personnes sont donc des fantômes aux yeux de la raison, car les attributs par lesquels devrait s’affirmer leur personnalité, sont détruits par l’ordre du monothéisme. Elles sont des relations pures. Le père n’est pas sans le fils, le fils n’est pas sans le père ; le Saint-Esprit, qui, d’ailleurs, rompt la symétrie, n’est que le rapport qui les lie tous les deux. Il ne faut pas se laisser tromper par les rapports de parenté tels qu’ils existent entre des individus réels. L’homme, par exemple, en dehors de sa paternité, est une personne, il a une existence indépendante de celle de son fils ; l’homme mauvais peut même faire de la paternité une relation tout à fait extérieure sans aucune signification sérieuse. Mais en Dieu il n’y a pas de différence entre le père et le fils. Ce qui distingue les trois personnes l’une de l’autre, est même précisément ce qui les met en rapport. Seule, la paternité abstraite distingue le père du fils, dont réciproquement la personnalité se fonde sur son caractère de fils abstrait.

Mais, de nouveau, ces relations pures doivent être des personnes, des substances particulières ; de nouveau la vérité du pluriel, du polythéisme, est affirmée, et la vérité du monothéisme niée. Ce serait à n’en jamais finir. Dans le mystère de la Trinité, dès qu’il veut représenter autre chose que le système des différences de l’être humain, tout se dissout en illusions, fantômes, contradictions et sophismes.