Essence du christianisme/Première partie/chap 12

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 141-150).

XII

SIGNIFICATION DE LA CRÉATION DANS LE JUDAÏSME

La doctrine de la création a son origine dans le judaïsme ; elle est même la doctrine caractéristique, fondamentale de la religion juive. Le principe qui lui sert de base n’est pas tant le principe de la subjectivité que celui de l’égoïsme. Dans son sens caractéristique cette doctrine se produit au moment où l’homme fait de la nature l’esclave de sa volonté et de ses besoins, là où, par conséquent, il l’abaisse dans son imagination au rang d’œuvre faite, de produit de la volonté. Cette

question : D’où vient la nature, d’où vient le monde ? suppose d’abord une espèce d’étonnement que le monde existe, suppose cette autre question : Pourquoi existe-t-il ? Mais cet étonnement et cette question ne se produisent que là où l’homme s’est déjà séparé de la nature et la considère comme le simple objet d’une puissance arbitraire. « Les païens, dit l’auteur du Livre de la sagesse, dans leur admiration de la beauté de l’univers, n’ont pas pu s’élever à l’idée du Créateur ; et il a parfaitement raison. Celui pour qui la nature est un être plein d’une sublime beauté trouve qu’elle a en elle-même son propre but, en elle-même le fondement de son existence, et il ne se demande pas pourquoi elle existe. L’idée de la nature et de la divinité est une et indistincte dans sa conscience, dans sa manière de voir. La nature, à son point de vue, a bien une origine, mais elle n’est pas créée dans le sens de la religion, elle n’a pas été faite ; et cette origine n’a pour lui rien d’impur, rien d’indigne de la divinité, car il donne une origine à ses dieux. La force productrice est pour lui la force première : comme fondement de la nature, il admet une force naturelle, éternellement présente, éternellement active dans l’enfantement des choses. Ainsi pense l’homme quand ses rapports avec le monde sont à la fois théoriques et esthétiques, quand l’idée du monde est pour lui l’idée de l’ordre, de la magnificence, de l’harmonie et de la divinité. Ce n’est que là où cette manière de voir anime l’esprit humain que se produisent et s’expriment des pensées comme celle d’Anaxagore, que l’homme est né pour la contemplation de l’univers. Le point de vue de la théorie est le point de vue où l’homme se met en harmonie avec l’ensemble des choses. L’activité de la pensée est alors la seule qui lui donne pleine satisfaction ; et tout en laissant le champ libre à sa fantaisie, tout en disposant de la nature dans ses rêves et selon ses désirs, il ne la dégrade pas néanmoins et se contente de lui emprunter les matériaux nécessaires à la construction de ses cosmogonies poétiques. Quand l’homme, au contraire, se place seulement au point de vue pratique et de là considère le monde, alors il se sépare de la nature et en fait l’humble esclave de son intérêt et de son égoïsme. Et l’expression de cette manière de voir, c’est que la nature a été faite, créée, appelée à l’existence par un ordre souverain ; Dieu a dit, Dieu a ordonné que le monde soit, et aussitôt le monde s’est trouvé là.

L’utilité, tel est le principe suprême du judaïsme ; la croyance à une providence divine particulière en est la croyance caractéristique. La croyance à la providence n’est que la croyance au miracle, et c’est la croyance au miracle qui seule fait de la nature un objet de l’égoïsme qui en dispose selon son bon plaisir. L’eau se divise ou s’élève en formant une masse solide, la poussière se change en poux, le bâton en serpent, le fleuve en sang, le rocher en source d’eau vive ; en un même lieu il fait à la fois nuit et jour ; le soleil tantôt s’arrête et tantôt rétrograde dans sa marche, et toutes ces choses contre nature arrivent pour le bien d’Israël, sur le commandement de Jéhovah qui ne s’inquiète que d’Israël, de Jéhovah qui n’est que la personnification du peuple juif à l’exclusion de tous les autres peuples, qui n’est que l’intolérance absolue, — le secret du monothéisme.

Les Grecs contemplaient la nature avec les sens théorétiques ; ils entendaient une musique céleste dans le cours harmonieux des constellations ; ils voyaient la grande nature sous la forme de Vénus Anadyomène s’élever de l’écume de l’Océan père des choses. Les Israélites ne la percevaient que par les sens du ventre ; ils ne lui trouvaient de goût que dans leur estomac, ils ne jouissaient de leur Dieu que dans la jouissance de la manne. Les Grecs s’occupaient d’histoire, de science, d’art, de philosophie ; l’Israélite ne s’est jamais élevé au-dessus de l’étude gagne-pain de la théologie. « Le soir vous aurez de la viande à manger et le matin du pain à satiété, et par là vous comprendrez que je suis le Seigneur votre Dieu[1] ; et Jacob fit un serment et dit : « Si Dieu veut être avec moi, me protéger dans mon voyage, me donner du pain pour ma nourriture, des habits pour me vêtir et me ramener en paix chez mon père, alors il sera mon Dieu, mon Seigneur[2]. » Manger est l’acte le plus pompeux, l’initiation à la religion juive. Dans l’acte de manger, le juif célèbre et renouvelle l’acte de la création ; l’homme en mangeant déclare que la nature par elle-même n’est rien. Lorsque les soixante-dix sages montèrent sur la montagne avec Moïse, « là ils virent Dieu, et quand ils l’eurent contemplé, ils burent et mangèrent[3]. » La vue de l’être suprême ne fit donc, à ce qu’il paraît, qu’exciter leur appétit. Les juifs se sont conservés jusqu’à nos jours dans leur originalité. Leur principe, leur Dieu est le principe le plus pratique du monde, — l’égoïsme, et à la vérité l’égoïsme sous la forme de la religion. L’égoïsme est le Dieu qui ne laisse jamais tomber ses serviteurs dans le besoin et l’ignominie. L’égoïsme est essentiellement monothéiste, car il n’a qu’une chose pour but : lui-même. L’égoïsme unit et concentre les forces de l’homme, il lui donne un principe de vie pratique, solide et condensé ; mais il en fait en théorie un être borné, indifférent à tout ce qui n’est pas pour lui d’une utilité immédiate. La science et l’art ne peuvent donc naître qu’au sein du polythéisme, dont les sens sont ouverts sans distinction et sans jalousie à tout ce qui est bon et beau, au monde, à l’univers tout entier. Les Grecs portaient partout leurs regards autour d’eux pour étendre autant que possible le cercle embrassé par leur vue ; les juifs font encore aujourd’hui leurs prières le visage tourné vers Jérusalem. En un mot, l’égoïsme monothéistique leur a enlevé tout penchant, tout sens pour les cuvres de l’imagination et de la pensée. Salomon, il est vrai, surpassait tous les fils de l’Orient en intelligence et en sagesse ; il connaissait toutes les plantes depuis le cèdre du Liban jusqu’à l’hysope qui croit sur les murs ; mais Salomon ne servait pas Jéhovah de tout son cœur, il faisait la cour à des dieux étrangers et à des femmes étrangères ; il était polythéiste, et le sens polythéiste, je le répète, est le fondement, le principe des sciences et des arts.

Cette signification que la nature en général avait pour l’hébreu est contenue dans la manière dont il se représentait son origine. La manière dont je m’explique l’origine d’une chose ne fait qu’exprimer mon opinion sur cette chose. N’ai-je d’elle qu’une opinion défavorable, défavorable aussi est mon idée sur le mode de son origine. Les hommes faisaient autrefois provenir les insectes de l’ordure ou du fumier ; mais ce n’est pas là le motif de la haine ou du dégoût qu’ils éprouvaient pour eux ; tout au contraire, cette haine et ce dégoût étaient la véritable cause pour laquelle ils leur assignaient une origine aussi méprisable. Le juif regardait la nature comme un simple instrument fait pour ses besoins et son intérêt, pour le but de son égoïsme. L’idéal, l’idole de l’égoïsme, c’est la volonté toute-puissante qui, pour arriver à ses fins, n’a besoin que d’elle-même. L’égoïste est douloureusement affecté de ce que ses besoins et ses vœux ne peuvent être immédiatement satisfaits, de ce qu’il y a pour lui un abîme entre le désir et l’objet, entre le but dans la réalité et le but dans l’imagination. Pour se guérir de ce chagrin, pour se délivrer des obstacles du monde réel, il pose comme l’être vrai, comme son Dieu, l’être qui produit tout par ce simple mot : Je veux. Voilà pourquoi l’hébreu faisait de la nature, du monde entier, le produit d’une parole de dictateur, d’une espèce de formule magique, d’une évocation ou d’un enchantement.

Tout ce que nous méprisons, nous ne daignons l’honorer d’aucun regard ; ce que nous estimons, au contraire, nous le contemplons volontiers. Contempler une chose, c’est en reconnaître la valeur. L’objet contemplé, enchaîne par une secrète force d’attraction, dompte par le charme qu’il exerce sur l’œil l’insolent orgueil de la volonté qui veut tout soumettre à ses caprices. Ce qui ait impression sur le sens théorétique, sur la raison, réagit contre la volonté égoïste et se dérobe à sa puissance. Ce que l’égoïsme destructeur voue à la mort, la science pleine d’amour le rend à la vie.

L’éternité de la matière ou du monde chez les philosophes païens exprime donc tout simplement que pour eux la nature était une vérité théorétique. Les païens étaient idolâtres, c’est-à-dire ils contemplaient la nature, ils ne faisaient rien de plus que ce que font aujourd’hui les chrétiens quand ils prennent la nature pour objet de leur admiration et de leurs infatigables recherches. « Mais les païens adoraient les objets naturels ; c’est vrai, mais cette adoration n’est que la forme enfantine, religieuse de la contemplation. Adoration et contemplation ne différent pas essentiellement. L’objet que je contemple est un être devant lequel je m’humilie, auquel je porte en sacrifice ce qu’il y a en moi de plus sublime, mon cœur et mon intelligence. Le naturaliste tombe à genoux devant la nature quand il tire du sein de la terre, même au risque de perdre la vie, une pierre, un insecte pour les exposer à la lumière et les éterniser dans le souvenir de l’humanité scientifique. Étude de la nature est culte de la nature, idolâtrie dans le sens du Dieu juif et du Dieu chrétien, car l’idolâtrie est la première contemplation de la nature par l’homme. L’hébreu s’est élevé du culte des idoles au culte de Dieu, de la créature au créateur, c’est-à-dire de la contemplation théorique de la nature qui enchantait l’idolâtre à la contemplation pratique qui soumet la nature à nos désirs et à notre intérêt. « Ne lève pas, dit-il les yeux vers le ciel, pour voir le soleil, la lune, les étoiles et toute l’armée céleste ; ne t’incline pas devant eux pour les adorer, car c’est le Seigneur ton Dieu qui a bien voulu les faire briller pour toi et pour tous les peuples de la terre. » Ce n’est donc, on ne peut trop le redire, que dans l’insondable profondeur, dans la puissance de l’égoïsme hébreu que l’on doit chercher l’origine de la création conçue comme un simple acte d’autorité.

C’est pour ce motif que la création ne peut être un objet de la philosophie, — si ce n’est du moins dans le sens que nous lui donnons ici, — car elle coupe à la racine toute vraie spéculation, elle n’offre à la pensée, à la théorie aucune base solide. C’est une doctrine sans fond, bâtie en l’air, qui n’affirme que le moi, qui n’exprime, qui ne contient qu’un ordre, celui de faire de la nature non un objet de la pensée, mais un objet de la jouissance. Plus elle est vide, il est vrai, pour la philosophie naturelle, plus elle a un sens profond pour la philosophie spéculative ; moins elle a de base pour la science, plus elle laisse le champ libre à une interprétation arbitraire.

Il en est de l’histoire des dogmes et des spéculations comme de l’histoire des États. Les vieux usages, les vieux droits, les vieilles institutions se traînent avec eux après avoir depuis longtemps perdu toute leur signification. Ce qui a été une fois ne veut pas se laisser arracher le droit d’être toujours ; ce qui un jour a été bon veut être bon pour tous les temps. Par derrière arrivent les interprètes, les radoteurs qui parlent du sens profond de ces vieilles choses, parce qu’ils n’en connaissent plus le sens véritable. C’est ainsi que la spéculation religieuse examine les dogmes ; elle les sépare de l’ensemble des choses et des idées dans lequel seulement ils avaient un sens ; elle ne les ramène pas par la critique à leur origine véritable, elle fait au contraire de l’original le dérivé et du dérivé l’original. Pour elle Dieu est le premier, l’homme le second. Voilà comme elle retourne l’ordre naturel des choses ! Le premier c’est précisément l’homme, le second c’est l’être de l’homme objectivé, Dieu. Ce n’est que tard, lorsque la religion est déjà devenue chair et sang, que l’on peut dire : Tel est le Dieu, tel est l’homme, quoique cette proposition ne soit qu’une tautologie. Mais dans l’origine il en est autrement, et ce n’est que dans l’origine que l’on peut reconnaître l’essence de quoi que ce soit. D’abord l’homme fait, sans le vouloir et sans le savoir, Dieu à son image ; puis Dieu refait avec conscience et volonté l’homme à son image. De là cette proposition des théologiens qui ne voient jamais les choses qu’à moitié : que la révélation de Dieu va du même pas que le développement du genre humain. Naturellement, car la révélation divine n’est pas autre chose que le développement, que la révélation de l’homme à lui-même. Ce n’est pas du créateur qu’est issu chez les juifs leur égoïsme surnaturel ; tout au contraire, c’est en lui et par lui qu’ils ont justifié cet égoïsme aux yeux de leur raison.

L’israélite, il est vrai, comme homme, même au point de vue pratique, ne pouvait pas se dérober à la contemplation théorétique et à l’admiration de la nature ; mais lorsqu’il célèbre la puissance et la grandeur de la nature, il ne célèbre que la puissance et la grandeur de Jéhovah. Et cette puissance de Jéhovah s’est manifestée de la manière la plus éclatante dans les miracles qu’elle a faits pour le bien d’Israël. En célébrant cette puissance, l’israélite n’a donc en vue que lui-même, il parle de la grandeur de la nature comme le guerrier de la force et de la valeur de son ennemi, pour augmenter sa gloire et le sentiment de son propre mérite. Grande et puissante est la nature, mais bien plus grand encore est le sentiment qu’a de lui-même Israël. Pour lui le soleil s’arrête, pour lui la terre tremble à la proclamation de la loi. Moïse, selon Philon, avait reçu de Dieu un pouvoir suprême sur la nature entière ; chacun des éléments lui obéissait comme à son maître. Le besoin d’Israël est la loi toute-puissante, le destin de l’univers. Jéhovah est la conscience qu’a Israël de la sainteté et de la nécessité de son existence, nécessité devant laquelle s’évanouit l’existence des autres peuples et du monde. Jéhovah est le salut d’Israël auquel doit être sacrifié tout ce qui fait obstacle en son chemin, le feu de la colère qui brille dans le regard brûlant de vengeance de ce peuple avide de destruction ; Jéhovah, en un mot, est le moi d’Israël, qui se regarde comme l’arbitre du monde, comme le but final des choses.

Si dans le cours du temps l’idée de Jéhovah s’est élargie dans quelques têtes et si son amour a été étendu sur tous les hommes, comme par l’auteur du Livre de Jonas, cela n’a aucun rapport avec le caractère de la religion juive. La base d’une religion, c’est toujours le Dieu des ancêtres, l’ancien Dieu historique auquel se rattachent les souvenirs les.plus chers.

  1. Moïse II, c. 12.
  2. Moïse I, c. 28, 20.
  3. Moïse II, c. 24, 10, 11. Tantum abest ut mortui sint, ut contra convivium hilares celebrarint. (Clericus.)