Essence du christianisme/Première partie/chap 13

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 151-158).

XIII

LE MYSTÈRE DE LA PRIÈRE

Israël est la définition historique de la nature particulière de la conscience religieuse ; seulement en lui cette conscience était encore retenue dans les limites de l’intérêt national. Faisons disparaître ces limites et nous aurons la religion chrétienne. Le judaïsme est le christianisme mondain, le christianisme est le judaïsme spirituel. La religion chrétienne n’est que la religion juive purifiée de l’égoïsme de nation ; mais en même temps elle est une religion nouvelle — car toute réforme surtout dans les choses religieuses, où ce qu’il y a de plus insignifiant, acquiert de l’importance, produit des changements essentiels. En elle l’homme, en général, prend, par rapport à Dieu, la place qu’occupaient un homme, un peuple particulier. De même qu’Israël faisait de ses besoins, de la nécessité de son existence la loi universelle, de même qu’il divinisait jusqu’à son ardeur de vengeance politique, de même le chrétien a fait des besoins du cœur de l’homme les forces toutes-puissantes, les dernières lois des choses. Les miracles du christianisme, qui le caractérisent aussi bien que les miracles de l’Ancien Testament caractérisent le judaïsme, n’ont pas pour objet le bien d’un peuple, mais le bien de l’homme, mais du croyant seul, il faut le dire, car le christianisme n’a reconnu l’homme que dans les conditions, dans les limites de sa foi exclusive, et par là, comme nous le verrons plus tard, il s’est mis en contradiction avec le cœur humain véritable, universel. En lui l’égoïsme juif, tout en restant égoïsme, s’est spiritualisé ; le désir du bonheur terrestre, but de la religion juive, a fait place au désir d’une céleste félicité.

La plus haute idée, le Dieu d’une communauté, d’un peuple dont la politique se manifeste sous la forme de la religion, ce Dieu c’est la loi, c’est la conscience de la loi comme d’une puissance divine et absolue ; la plus haute idée, le Dieu du cœur humain en dehors du monde et de la politique, c’est l’amour, l’amour qui porte en sacrifice à celui qu’il aime tous les trésors de la terre et du ciel, l’amour qui a pour loi les désirs de l’être aimé, qui a pour puissance la puissance illimitée de la fantaisie.

Dieu est l’amour qui satisfait nos désirs et nos besoins ; il est le vœu du cœur réalisé, le vœu élevé à sa suprême puissance, à la certitude de sa valeur, de son infaillible accomplissement, à la certitude absolue contre laquelle ne peuvent rien ni les contradictions de la raison, ni les contradictions de l’expérience, ni les obstacles du monde extérieur. La certitude est pour l’homme la puissance suprême ; ce qui est certain pour lui par cela même existe, par cela même est divin. — Dieu est l’amour, — cette proposition la plus sublime du christianisme n’exprime que la certitude que le cœur humain a de lui-même, de sa puissance comme de la seule légitime, c’est-à-dire divine ; la certitude que les vœux intimes du cœur de l’homme ont une vérité et une valeur absolues, qu’aucune barrière, aucun obstacle ne peuvent s’opposer à leur réalisation, qu’à côté du cœur de l’homme le monde entier n’est rien avec toute sa splendeur et sa magnificence. Dieu est l’amour, c’est-à-dire le cœur est le Dieu de l’homme, oui le Dieu, l’être absolu. Dieu est l’optatif du cœur changé en un présent heureux, la force irrésistible du sentiment, la prière s’entendant, s’exauçant elle-même, l’écho de nos gémissements, de nos cris de douleur. La douleur doit s’exprimer ; malgré lui l’artiste saisit son instrument pour dissiper dans ses sons le chagrin qui l’accable. Ce chagrin il l’apaise par cela même qu’il l’entend, qu’il le communique à l’air extérieur, qu’il en fait un être universel. Mais la nature n’entend pas les plaintes de l’homme, elle est insensible à ses souffrances ; aussi l’homme se détourne loin d’elle, loin des objets visibles en général ; il rentre dans son monde, intérieur, pour que, là enfin dérobé à la vue d’insensibles puissances, il puisse trouver quelqu’un qui l’écoute et le console. Là il exprime les secrets qui le tourmentent, là il fait jour à son cœur oppressé. Ce jour libre pour le cœur, ce secret révélé, cette douleur morale exprimée, c’est Dieu. Dieu est une larme d’amour versée loin de tous les regards sur le malheur de l’homme. “Dieu est un indicible soupir caché au fond de l’âme humaine. Cette parole est la plus remarquable, la plus profonde et la plus vraie qu’ait jamais prononcée le mysticisme chrétien.

L’essence la plus intime de la religion nous est révélée par son acte le plus simple, par la prière, acte qui dit bien plus ou du moins tout autant que le dogme de l’incarnation, bien que la spéculation religieuse fasse de ce dogme le plus grand des mystères. Et par prière je n’entends pas la prière avant ou après le repas, la grasse prière de l’égoïsme, mais la prière inspirée par la douleur, la prière de l’amour inconsolable, la prière qui exprime l’irrésistible puissance du cœur.

Dans la prière l’homme tutoie Dieu, il déclare ainsi à haute voix et d’une manière intelligible que Dieu est son autre moi ; il confesse à Dieu comme à l’être qu’il connaît et qu’il aime le mieux, ses pensées les plus secrètes, ses vœux les plus intimes, pensées et vœux qu’autrement il n’oserait pas même exprimer. Mais il les exprime avec la confiance, avec la certitude qu’ils seront écoutés. Comment, en effet, pourrait-il s’adresser à un être qui ne pourrait prêter l’oreille à ses plaintes ? Qu’est donc la prière, sinon l’expression des désirs du cœur accompagnée de la conviction qu’ils seront exaucés ? Et qu’est l’être chargé d’exaucer ces désirs, sinon le cœur de l’homme irrésistiblement entraîné à s’écouter, à se satisfaire, à s’affirmer lui-même sans pouvoir supporter la contradiction ? L’homme qui ne peut chasser de son esprit l’idée du monde, l’idée que toutes choses s’enchaînent les unes aux autres, que tout effet a une cause naturelle, qu’un désir ne peut être satisfait que lorsqu’on en a fait un but et qu’on s’est servi des moyens nécessaires pour l’atteindre, un tel homme ne prie pas, il se contente de travailler, il transforme ses vœux réalisables en buts d’activité pratique, et ceux qui ne peuvent être réalisés, il les prend pour ce qu’ils sont, pour des fantaisies d’une imagination facile à émouvoir. En un mot, il impose des bornes à son être par l’idée du monde dont il se sait un simple membre et à ses désirs par l’idée de la nécessité. L’homme qui prie, au contraire, chasse de sa pensée l’idée de l’univers, et en même temps celles de médiation, de dépendance, de nécessité inflexible ; il fait de ses vœux l’objet de l’étre absolu et tout-puissant, c’est-à-dire il affirme leur infinité et leur valeur absolues. Dieu est le oui du cœur de l’homme : la prière est la foi du cœur à l’identité de l’idéal et du réel, du subjectif et de l’objectif, la certitude que la puissance du cœur est plus grande que la puissance de la nature, que les besoins du cœur sont une impérieuse nécessité, le destin même du monde. La prière change le cours des choses, elle détermine Dieu à des actes tout à fait en contradiction avec les lois universelles. Dans la prière, l’homme n’a affaire qu’à lui-même, qu’à ses propres sentiments ; en elle il oublie qu’il y a des limites, des obstacles à ses désirs, et dans cet oubli il est heureux.

La prière est la séparation de l’homme en deux êtres, la conversation de l’homme avec lui-même, avec son propre cœur. Pour être effective, la prière doit être faite à haute et intelligible voix ; c’est aussi malgré elle qu’elle s’exprime : la pression du cœur la fait monter aux lèvres d’où elle s’échappe irrésistiblement. L’homme qui prie doit écarter de lui toutes les idées qui peuvent le distraire, toutes les influences du dehors ; il doit rentrer en lui-même et n’avoir de rapport qu’avec son propre être. Seule la prière ainsi faite, pleine de confiance, cordiale, intime, aura la puissance de le secourir ; mais cette puissance sera celle de la prière ; d’elle seule viendra le secours et non du dehors. Ici comme partout dans la religion, ce qui est humain, subjectif et semble dérivé est en réalité la chose première, la cause principale[1].

C’est concevoir la prière de la manière la plus superficielle que de ne voir en elle que l’expression du sentiment de dépendance. Elle l’exprime bien en effet, mais c’est la dépendance de l’homme de son cœur et de ses sentiments. Qui ne se sent que dépendant n’ouvre pas la bouche pour prier ; le sentiment de dépendance lui en enlève le désir et le courage, car ce sentiment est celui de la nécessité. La prière a bien plutôt sa source dans une confiance du cœur au-dessus de toute inquiétude, dans la foi que les sentiments et les désirs les plus chers et les plus sacrés à l’homme sont l’objet de l’être absolu, et que cet être infini et tout-puissant est plein d’amour, de sensibilité, de sympathie, en un mot le père des hommes. Mais l’enfant ne se sent pas dépendant du père en tant que père ; il a, au contraire, en lui le sentiment de sa force, la conscience de sa valeur, la garantie de son existence, la certitude de l’accomplissement de ses désirs. Sur le père repose tout le poids des soucis ; l’enfant, au contraire, vit insouciant et heureux dans sa confiance en ce père, son génie protecteur vivant, qui ne veut que son bonheur et son bien. L’enfant qui prie son père de lui accorder quelque chose ne s’adresse pas à lui comme à un être différent, comme à un maître, une personne en général ; il s’adresse à lui comme à un ètre dépendant de ses sentiments paternels, de son amour pour son enfant. La prière n’est que l’expression de la puissance que le fils exerce sur le père, — si du moins on peut employer ici ce mot, — car la puissance de l’enfant n’est que la puissance du cœur paternel. Le langage a la même forme, l’impératif, pour la prière et le commandement. La prière est l’impératif de l’amour, et cet impératif a infiniment plus de force que l’impératif despotique. L’amour ne commande pas : il n’a besoin que d’exprimer à peine ses désirs pour être déjà sûr qu’ils seront exaucés. Le despote est obligé de mettre dans sa voix une certaine violence pour forcer d’autres êtres indifférents à son égard à exécuter ses volontés. L’impératif de l’amour produit ses effets avec une force électro-magnétique ; l’impératif du despote produit les siens avec la force mécanique d’un télégraphe de bois. La prière se sert du mot père, parce que l’homme en priant s’adresse à l’être absolu comme à son propre être, parce que ce mot est l’expression de l’unité la plus intime, l’expression qui contient la garantie immédiate de nos vœux, la caution de notre salut. La toute-puissance vers laquelle se tourne l’homme qui prie n’est que la toute-puissance de la bonté qui, pour le salut de l’homme, rend l’impossible possible, n’est en réalité que la toute-puissance du cœur, des sentiments, qui brise toute résistance de la raison, qui dépasse toutes les bornes de la nature, qui veut que rien n’existe si ce n’est le désir que rien ne soit de ce qui est en contradiction avec le cœur. Pour le cœur, toute nécessité, toute loi est un obstacle qu’il ressent vivement, qu’il ne peut supporter, qu’il veut absolument détruire, et cette volonté intime du cœur, la toute-puissance n’a pas autre chose à faire qu’à la réaliser, à l’accomplir. L’homme dans la prière ne s’adresse donc qu’à son cœur : c’est lui qu’il implore, c’est lui qu’il contemple : comme l’être suprême, comme l’être divin.


  1. C’est aussi par des raisons intimes, subjectives que la prière en commun a plus d’effet que la prière d’un seul. Au milieu de la foule on sent ses forces grandir, ses sentiments s’élever. Ce que l’on ne peut pas seul on le peut avec d’autres. Seul on se sent borné, avec d’autres on se sent libre. C’est pourquoi les hommes se rassemblent lorsqu’ils sont menacés par les puissances de la nature. « Il est impossible, dit saint Ambroise, que les prières de plusieurs n’obtiennent rien. »