Essence du christianisme/Première partie/chap 14

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 158-167).

XIV

LE MYSTÈRE DE LA FOI. − LE MYSTÈRE DU MIRACLE

La foi en la puissance de la prière, — et ce n’est que là où l’on accorde à la prière une puissance sur les objets en dehors de l’homme que la prière est une vérité religieuse ; — cette foi ne fait qu’un avec la croyance au miracle, et la croyance au miracle est la même chose que la foi en général. La foi n’est que la certitude de la réalité, de la valeur absolue, de la vérité de l’homme subjectif, en opposition avec les limites, c’est-à-dire avec les lois de la raison et de la nature. L’objet caractéristique de la foi, c’est par conséquent le miracle. Miracle et foi sont inséparables. Ce qu’est le miracle, la puissance miraculeuse en général dans le monde extérieur, la foi l’est en nous. Le miracle est la forme extérieure de la foi : la foi est l’âme intime du miracle. La foi est le miracle de l’esprit, le miracle du cœur ; rien ne lui est impossible et le miracle n’est qu’un exemple sensible de ce qu’elle est capable de faire. Elle n’a pour but que des choses qui sont en contradiction avec les lois du monde, que des choses qui expriment la puissance infinie des vœux de l’homme. Ces vœux, la foi les délivre des liens de la raison naturelle, elle accorde ce que refusent la raison et la nature ; elle rend en un mot l’homme heureux par la satisfaction de ses désirs les plus subjectifs, les plus intimes. Et la vraie foi ne peut être troublée par le moindre doute, par la moindre incertitude. Le doute ne se produit en moi que si je sors de moi-même, si je dépasse les bornes de ma subjectivité, si j’accorde vérité et droit de vote aux êtres extérieurs, différents de moi, ou lorsque, me sentant borné par eux et limité de toutes parts, je cherche à les faire servir à mes desseins. Mais dans la foi le principe même du doute a disparu, car pour elle le subjectif est par lui-même l’objectif, le réel, l’absolu. La foi n’est pas autre chose que la foi à la divinité de l’homme.

« La foi est cette confiance du cœur par laquelle on se repose de tout sur Dieu. Cette confiance, Dieu l’exige de nous dans son premier commandement, lorsqu’il dit : Je suis le Seigneur ton Dieu, c’est-à-dire je veux seul être ton Dieu, tu ne dois point en chercher d’autre ; je veux te secourir dans toute espèce de besoins ; tu ne dois point te figurer que je sois ton ennemi ou que je ne sois pas toujours prêt à t’accorder protection. « Telle est ta manière de penser de Dieu, tel il est pour toi ; penses-tu qu’il est irrité contre toi, il l’est réellement ; penses-tu qu’il est inexorable et qu’il veut te précipiter dans l’enfer, c’est aussi sa volonté. Ce que nous croyons nous arrive ; si nous ne le regardons pas comme notre Dieu, il sera pour nous un feu dévorant. » « Par notre incrédulité nous faisons de Dieu un démon[1]. » — Très-bien ; mais, si je n’ai un Dieu que parce que je crois en lui, il s’ensuit que la croyance en Dieu est le Dieu de l’homme. Si Dieu n’est que ce que je crois qu’il est, l’essence de Dieu n’est pas autre chose que l’essence de la foi. Crois-tu que Dieu est pour toi ; tu crois que rien n’est et ne peut être contre toi, et si rien n’est et ne peut être contre toi, tu es toi-même Dieu. Que ce Dieu soit pour toi un autre être, c’est une apparence, une illusion. La foi est la certitude dans l’homme, que son propre être subjectif est l’être objectif, réel, absolu, l’être des êtres.

La foi ne connaît pas d’obstacles, ne se laisse pas imposer de limites par l’idée d’un monde, d’un ensemble des choses, d’une éternelle nécessité. Pour elle il n’y a qu’un être, Dieu, c’est-à-dire la subjectivité absolue. Là où se perd la foi à l’humanité, là l’univers tombe en ruines ou plutôt il n’existe déjà plus. La croyance à la fin réelle, prochaine de cet univers toujours en contradiction avec les vœux du chrétien, est un phénomène qui dévoile l’essence la plus intime de la foi, une croyance qui ne peut être séparée de l’ensemble des autres dogmes et dont la négation entraîne la négation du vrai christianisme. L’essence de la foi, facile à reconnaître jusque dans les moindres particularités, c’est que tout ce que l’homme désire existe nécessairement. Il désire être immortel, aussi est-il immortel ; il désire qu’il y ait un être assez puissant pour faire tout ce qui est impossible à la raison et à la nature : aussi cet être existe-t-il ; il désire qu’il y ait un monde tout à fait d’accord avec les désirs du cœur et les rêves de l’imagination, un monde pour sa personnalité indéfinie, séjour d’une éternelle félicité. Eh bien, ce monde existe ; mais pour qu’il puisse y entrer, il faut que le monde réel tout opposé à ce monde imaginaire disparaisse dans le néant, — et il y disparaîtra aussi nécessairement qu’il y a un Dieu. Foi, amour, espérance, voilà la trinité chrétienne. L’espérance a en vue l’accomplissement des promesses, des vœux qui ne sont pas encore remplis mais qui un jour le seront ; l’amour se porte sur l’être qui fait ces promesses et les remplit ; la foi s’attache aux promesses, aux vœux accomplis depuis longtemps et devenus des faits historiques.

Le miracle est un objet essentiel du christianisme, la matière de la foi. Et qu’est le miracle ? un vœu surnaturel réalisé, — rien de plus. L’apôtre saint Paul nous explique par l’exemple d’Abraham la nature de la foi chrétienne. Abraham ne pouvait plus espérer d’avoir un fils par la voie naturelle ; Jéhovah lui en promit un cependant par une grâce spéciale, et il crut à cette promesse en dépit de la nature. Sa foi lui fut comptée comme un mérite, et avec raison, car il faut avoir beaucoup d’imagination et de bonne volonté pour admettre comme certain ce qui est en contradiction avec les lois de l’expérience. Mais quel était l’objet de cette promesse divine ? Un fils, c’est-à-dire l’objet des vœux de l’homme. Et à quoi croyait Abraham en croyant à Jéhovah ? Il croyait en un être à qui tout est possible, qui peut remplir tous les vœux de l’homme. «  Pourrait-il, en effet, y avoir quelque chose d’impossible au Seigneur ? »

Pourquoi, cependant, remonter jusqu’à Abraham ? les exemples les plus frappants se trouvent près de nous. Le miracle rassasie ceux qui ont faim, rend la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, l’usage de leurs membres aux paralytiques, ressuscite les morts à la prière de leurs proches. Il satisfait donc toujours des désirs humains, désirs qui, appelant toujours en aide une puissance miraculeuse, sont par cela même extraordinaires, surnaturels. Mais le miracle se distingue de la satisfaction naturelle et raisonnable des désirs et des besoins de l’homme en ce qu’il les satisfait de la manière la plus conforme à la nature du désir, c’est-à-dire de la manière la plus désirable. Le désir ne connaît ni obstacle, ni loi, ni temps ; il veut être exaucé immédiatement, en un clin d’œil. Et, ma foi ! aussi prompt est le désir, aussi prompt est le miracle. Que des malades reviennent à la santé, il n’y a là rien d’étonnant, mais qu’ils soient guéris tout d’un coup par l’effet d’une simple parole, c’est là le secret de la chose. Ce n’est donc pas par les effets qu’elle produit, — car si elle produisait réellement quelque chose de neuf, qu’on n’eût jamais vu ni même pensé, elle se montrerait une puissance neuve et en même temps réelle, — c’est par son mode de production que la puissance miraculeuse se distingue de la puissance ou de l’activité de la nature et de la raison. Mais une activité naturelle et sensible dans son objet et qui n’est surnaturelle et extra-sensible que par sa forme, une telle activité n’est qu’imagination ou fantaisie. La puissance du miracle n’est donc que la puissance de l’imagination.

C’est dans un but que le miracle s’opère. La douleur et les regrets des parents de Lazare, leur désir de posséder de nouveau celui qu’ils avaient perdu furent le motif de la merveilleuse résurrection ; le but, ce fut le fait lui-même, la satisfaction de ce désir. Le miracle se fit bien « pour la gloire de Dieu, afin que le fils de Dieu fût honoré ; » mais l’envoi par les sœurs de Lazare d’un messager au Seigneur avec ces mots. « Vois, maître, celui que tu aimes est malade, » et les larmes que Jésus verse sur le malheur de son ami, revendiquent pour le miracle une origine et un but fondés dans le cœur humain. Le sens de l’histoire, c’est que la puissance qui peut rappeler les morts du tombeau est capable d’exaucer tous les vœux de l’homme, et l’honneur du fils de Dieu consiste en ce qu’il est reconnu comme l’être qui peut tout ce que l’homme ne peut pas, mais qu’il désire pouvoir. L’activité dirigée par un but décrit un cercle ; sa fin la ramène à son commencement. L’activité miraculeuse est tout autre, elle réalise le but sans moyens, elle oèere immédiatement l’unité du but et de son accomplissement, en un mot elle décrit un cercle mais non pas en ligne courbe, non ! en ligne droite. Un cercle en ligne droite, voilà l’image mathématique du miracle. Si rien ne serait plus ridicule que de vouloir construire un cercle de cette façon, on pourrait en dire autant de l’idée de vouloir fonder les miracles sur des raisons philosophiques. Le miracle est inintelligible pour la raison, aussi inintelligible qu’un cercle sans circonférence ; avant de chercher à prouver que le miracle est possible, commencez donc par prouver que l’inintelligible est intelligible.

Ce qui fait que l’homme s’imagine pouvoir penser le miracle, c’est qu’il se le représente comme une action qui tombe sous les sens ; mais il n’en est rien. Le miracle de la métamorphose de l’eau en vin, par exemple, exprime tout simplement ceci : l’eau est la même chose que le vin, — exprime l’unité de deux choses absolument contraires. Dans la main de l’opérateur miraculeux il n’y a aucune différence entre les deux substances ; la métamorphose n’est que l’apparition sensible de l’unité des contradictoires. Si cette contradiction est voilée, c’est qu’on se figure qu’il y a changement. Mais ce changement n’est pas successif, naturel, organique pour ainsi dire ; c’est un changement absolu, sans substance, une pure création ex nihilo. Dans l’acte miraculeux, le vin et l’eau sont tout d’un coup, en moins d’un clin d’œil, impossibles à distinguer. Il vaudrait autant dire le fer est bois ou une boisure de fer.

Le miracle ne peut donc être ni objet de la pensée ni objet des sens, de l’expérience réelle ou seulement possible. L’eau est bien un objet des sens, le vin aussi ; maintenant je vois fort bien l’eau et ensuite le vin ; mais le miracle, l’acte qui confond tout en un instant est en dehors de l’expérience, parce qu’il ne s’opère pas par degrés. L’aveugle-né guéri miraculeusement n’a pas besoin d’exercer d’abord ses yeux pour voir ; il voit tout aussi distinctement que l’homme enseigné par l’habitude et par le contrôle des autres sens ; de même l’estropié jette tout d’un coup ses béquilles et dans sa joie exécute des gambades ; en un instant il connaît les lois de l’équilibre, par un miracle aussi grand que celui qui lui a rendu l’usage de ses membres, car le miracle ne fait rien à demi. Le miracle, en un mot, est une affaire d’imagination, et c’est pourquoi il parle tant au cœur : il fait bien d’abord une impression sublime, émouvante en tant qu’il est l’expression d’une puissance à laquelle rien ne résiste ; mais cette impression passe avec la rapidité de l’acte lui-même. Au moment où le mort aimé sort du tombeau, ses parents et ses amis peuvent bien s’effrayer devant cette puissance qui change les morts en vivants ; mais dans le même instant, car le miracle se fait vite, ils se jettent dans les bras du ressuscité et le ramènent à la maison avec des larmes de joie pour y célébrer une fête de réjouissance. Le miracle est agréable au cœur parce qu’il satisfait sans travail, sans efforts tous les veux de l’homme ; le cœur ne s’inquiète pas du monde extérieur, il ne sort pas de lui-même, en lui-même il est heureux. L’esprit classique, l’esprit de la civilisation ne laisse pas livrés à eux-mêmes le sentiment et la fantaisie, il leur impose des lois parce qu’il se règle lui-même sur la contemplation du monde, sur la nécessité, sur la vérité de la nature des choses. À la place de cet esprit, le christianisme a fait prévaloir le moi, la subjectivité absolue, sans borne et sans mesure, principe entièrement opposé à celui de la science et de la civilisation. Par le christianisme l’homme a perdu le sens, la faculté de sortir de lui-même, de se sentir membre de l’univers, de comprendre ses rapports avec la nature. Tant que le christianisme vrai, sincère, a régné sur les âmes, tant qu’il a été une vérité vivante, pratique, des miracles se sont toujours produits, des miracles réels, et ils se sont produits nécessairement. La foi à des miracles passés, morts, simplement historiques est une foi morte, le premier pas vers l’incrédulité, la première attaque du doute. Mais partout où des miracles s’opèrent, là les formes les plus concrètes du monde réel se perdent dans les nuages de la fantaisie, là l’univers n’a aucune valeur, aucune vérité  ; là l’être seul vrai, seul réel, c’est l’être qui fait des miracles, l’être objet de l’imagination, c’est-à-dire l’être subjectif.

Cette explication du miracle par les besoins du cœur et par la fantaisie peut paraître superficielle  ; mais qu’on se transporte par la pensée dans les temps où l’on croyait aux miracles vivants, actuels, palpables  ; où l’existence des choses en dehors de nous n’était pas encore un article de foi, où l’homme vivait sans la moindre idée du monde, attendant sa fin chaque jour, dans l’enivrante perspective, dans la consolante espérance du ciel, vivait par conséquent dans l’imagination  ; — car que le ciel soit où il voudra, tant que nous sommes sur la terre, il n’existe que dans l’imagination, — alors que cette imagination était une vérité, la seule vraie, la seule éternelle, non pas simplement un vague moyen de consolation, mais un principe de morale pratique auquel le croyant sacrifiait avec joie le monde réel, avec toutes ses joies et toutes ses magnificences  ; qu’on se transporte par la pensée dans ces temps, qu’on vive de leur vie, et l’on sera très-superficiel, si l’on traite de superficielle l’explication psychologique. Que ces miracles se soient passés ou aient dû se passer à la vue d’un peuple nombreux, l’objection n’est pas plus forte. Tous étaient hors d’eux-mêmes, tous remplis d’idées extraordinaires, surnaturelles, tous animés de la même foi, de la même espérance, de la même fantaisie. Qui ne sait qu’il y a des rêves communs ou simultanés, des visions semblables et dans le même temps chez des individus bornés, hallucinés par les mêmes besoins du cœur et de l’imagination, étroitement unis entre eux d’idées et de sentiments ? Mais que les choses se passent comme on voudra, si l’explication du miracle par la fantaisie est superficielle, la faute en est non à celui qui explique, mais à l’objet expliqué, au miracle, car le miracle, sous quelque jour qu’on le considère, n’exprime rien de plus que la puissance d’enchantement de la fantaisie qui accomplit sans obstacle tous les vœux, tous les désirs de l’homme[2].


  1. Luther.
  2. Quelques miracles ont bien pu avoir pour fondement des phénomènes physiques ou physiologiques ; mais il ne s’agit ici que de la signification religieuse et de la genèse du miracle. Rien n’est plus grotesque de la part d’un théologien que de vouloir expliquer le miracle par des faits naturels. Si le miracle est possible naturellement, il n’y a plus de miracle.