Essence du christianisme/Première partie/chap 15

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 167-173).

XV

LE MYSTÈRE DE LA RÉSURRECTION ET DE LA NAISSANCE SURNATURELLE

Les besoins du cœur et de l’imagination ne montrent pas seulement leur puissance dans les miracles pratiques dont l’objet immédiat est le bien où l’accomplissement des désirs de l’individu ; ils la montrent encore dans les miracles dogmatiques, dans ceux, par exemple, de la naissance surnaturelle et de la résurrection.

L’homme, du moins dans l’état de santé, a le désir de ne pas mourir. Ce désir se confond, dans l’origine, avec son penchant à sa propre conservation ; car tout ce qui vit veut se soutenir, se conserver, veut enfin ne pas cesser de vivre. Ce désir d’abord négatif devient plus tard, par la réflexion et la fantaisie sentimentale, sous la pression de la vie, surtout de la vie civile et politique, un désir positif, celui d’une vie meilleure après la mort. Mais dans ce désir est contenu en même temps pour l’homme le désir de la certitude de son espérance. Cette espérance la raison ne peut la remplir, aussi a-t-on dit que toutes les preuves de l’immortalité sont insuffisantes et même que la raison, ne pouvant pas la connaître, pouvait encore moins la prouver. Et rien de plus vrai ; la raison ne donne que des preuves générales, abstraites : la certitude de l’éternelle durée de mon existence personnelle ne peut donc être fournie par elle, et c’est précisément cette certitude qu’on demande. Pour l’obtenir il faut une preuve de fait, un témoignage immédiat, qui tombe sous les sens. Il faut donc qu’un mort, de la mort duquel nous sommes assurés d’avance, se relève à notre ue du tombeau — et non pas un mort indifférent, le premier venu, mais un mort qui soit bien plutôt le modèle des autres, de telle sorte que sa résurrection soit aussi le modèle, la garantie de la résurrection des autres. La résurrection du Christ satisfait dans l’homme le désir d’une certitude immédiate de sa durée après la mort, — c’est l’immortalité personnelle devenue un fait sensible, indubitable.

Pour les philosophes païens, l’intérêt de la personnalité n’était qu’une affaire secondaire dans la question de l’immortalité. Pour eux il s’agissait principalement de la nature de l’âme, de l’esprit, du principe de la vie, et l’idée que le principe de la vie est immortel est loin de contenir immédiatement l’idée et encore moins la certitude de l’immortalité personnelle. Voilà pourquoi les anciens se sont exprimés sur ce sujet d’une manière si incertaine, si douteuse et si contradictoire. Les chrétiens, au contraire, dans la certitude de la réalisation future de leurs vœux, de la vérité, de la sainteté, de la divinité de leurs sentiments, firent de ce qui n’était chez les anciens qu’un problème scientifique un fait de simple expérience, et de plus un fait obligatoire pour la conscience et dont la négation est un crime aussi grand que le crime de lèse-majesté de l’athéisme. Qui nie la résurrection nie la résurrection du Christ, nie par cela même le Christ, et qui nie le Christ nie Dieu. C’est ainsi que, pour le christianisme spirituel, une affaire de l’esprit est devenue une affaire matérielle. Pour le chrétien, l’immortalité de la raison, de l’intelligence était quelque chose de trop abstrait, de trop négatif ; il n’avait à cœur que l’immortalité personnelle, et celle-ci n’a d’autre garantie que la résurrection charnelle. La résurrection de la chair est le plus grand triomphe du christianisme sur le spiritualisme sublime, mais abstrait de l’antiquité ; aussi ce dogme ne pouvait-il d’aucune façon entrer dans la tête des païens.

Si, dans la résurrection, cette fin de l’histoire sacrée, qui a la signification non d’une histoire, mais de la vérité même, nous ne devons voir qu’un désir réalisé ; il en doit être de même pour le commencement de cette histoire, pour la naissance surnaturelle, bien que celle-ci ne se rapporte pas immédiatement à l’intérêt personnel, mais à un sentiment intime et subjectif.

Plus l’homme devient étranger à la nature, plus sa manière de voir devient subjective, c’est-à-dire surnaturelle ou contre nature, plus il sent de dégoût et d’aversion pour les choses naturelles qui déplaisent à sa fantaisie. L’homme libre, objectif, trouve bien dans la réalité des choses qui le dégoûtent, mais il les regarde comme des conséquences naturelles, inévitables, et cette idée suffit pour lui faire vaincre ses sentiments, qu’il accuse dans ce cas de subjectivité et de mensonge. L’homme, au contraire, qui ne vit que dans l’imagination, ne peut s’empêcher de traiter ces mêmes choses avec une aversion particulière. Il a l’œil de ce pauvre enfant trouvé qui, ne remarquant sur la plus belle fleur que les insectes « petits et noirs » qui la parcouraient en tous sens, perdait à cette vue la jouissance qu’aurait pu lui donner la contemplation de sa beauté. L’homme subjectif fait de ses sentiments la mesure de ce qui doit être ; ce qui ne lui plaît pas, ce qui offense ses goûts surnaturels ne doit pas exister, — quand même ce qui lui plaît ne pourrait pas être sans ce qui lui déplaît, — il ne se laisse pas diriger par les lois monotones de la logique et de la physique, mais par l’arbitraire de l’imagination. En tout, ce qui lui plaît est accepté, ce qui lui déplaît est nié. Aussi le voyons-nous plein de sympathie et d’admiration pour la vierge pure et sans tache et même encore pour la mère, mais seulement pour la mère qui ne souffre plus, qui déjà porte le petit enfant dans ses bras ; le travail de la nature lui répugne, lui paraît vil et dégoûtant.

Dans l’essence la plus intime de son esprit, de sa foi, la virginité est par elle-même sa plus haute conception morale, la corne d’abondance de ses idées et de ses sentiments surnaturels, la personnification de son sentiment d’honneur, d’amour-propre, de sa pudeur devant la nature commune et grossière. Mais, malgré cela, un sentiment naturel se fait jour dans sa poitrine, le sentiment de pitié, de compassion pour l’amour maternel. Que faut-il faire dans ce désaccord du cœur religieux avec le cœur que la chair et le sang font battre avec tant de force ? Demandez-le au mystique : il n’est pas embarrassé pour si peu ; de deux êtres il n’en fera qu’un ; dans un seul et même être il unira des attributs contradictoires et qui s’excluent réciproquement ; mais aussi quelle source infinie de sentiments délicieux, spirituellement charnels, ne trouvera-t-il pas dans cette union !

Voilà la clef de cette contradiction dans laquelle tombe le christianisme lorsqu’il fait en même temps du mariage et du célibat deux états également saints. La contradiction contenue dans le dogme de la vierge mère ou de la mère vierge se réalise ici et devient une contradiction dans la pratique. Cependant cette union miraculeuse de la virginité et de la maternité, si opposée à la nature et à la raison, mais tout à fait d’accord avec la fantaisie, n’est pas un dogme produit par le temps ; elle se trouve déjà dans le rôle douteux que joue dans la Bible le mariage entendu à la façon de l’apôtre saint Paul. La doctrine de la conception surnaturelle du Christ est une doctrine essentielle du christianisme et qui repose sur le même fondement que les autres miracles et articles de foi. Le même penchant qui entraînait les chrétiens à détruire par la puissance du miracle la mort et tous les obstacles que la nature oppose à la fantaisie et que le philosophe, le naturaliste, l’homme libre et sans préjugés, regardent comme des lois rationnelles, le même penchant devait les porter aussi à faire renverser par une puissance miraculeuse la marche de la génération naturelle qui ne leur inspirait que répugnance et aversion. Et de même que la résurrection, la naissance surnaturelle s’accomplit pour le bien de tous, c’est-à-dire des croyants ; car la conception de Marie, en tant que non souillée par la contagion du péché originel, a été le premier acte de purification de l’humanité dégradée par le péché, c’est-à-dire par la nature. C’est par sa pureté seule que le Dieu-homme pouvait nous purifier aux yeux d’un Dieu qui a en horreur la génération naturelle, parce qu’il n’est lui-même que la fantaisie surnaturelle personnifiée.

Les protestants orthodoxes si froids, si peu conséquents dans leurs critiques, se laissèrent entraîner à faire de la conception de la Vierge un mystère profond, sacré, incompréhensible et digne du plus grand respect. Mais pour les protestants qui, réduisant le chrétien à la foi, le laissaient homme dans la vie, ce mystère n’eût plus d’importance qu’en théorie ; dans la pratique, ils ne se laissèrent point détourner par lui de leur amour du mariage. Pour les anciens chrétiens, au contraire, ce qui était un mystère de la foi était aussi un mystère de la vie et de la morale. La morale catholique est chrétienne, mystique ; la morale protestante a toujours été rationaliste. La morale protestante est un mélange charnel du chrétien avec l’homme, avec l’homme naturel, politique, civil, social, ou tout ce qu’on voudra, excepté chrétien ; c’est une femme féconde et jouissant d’une bonne santé ; la morale catholique est une mère de douleur, mater dolorosa. Le fond du protestantisme, c’est la contradiction entre la vie et la foi ; c’est pourquoi il est devenu la source ou du moins la condition de la liberté. Le mystère de la conception de la Vierge n’avait pour lui qu’une valeur dogmatique, théorique ; aussi prétendait-il qu’on ne pouvait en parler avec trop de prudence et qu’on ne devait pas en faire un objet de la spéculation. Ce que l’on nie dans la pratique n’a plus de fondement dans l’homme, n’est plus qu’un fantôme, une création de la fantaisie ; telle est la cause pour laquelle on le dérobe avec soin aux yeux de l’intelligence ; les fantômes ne supportent pas la lumière du jour.

On peut dire même que l’idée exprimée dans une lettre à saint Bernard et condamnée par lui, l’idée que Marie aussi a été conçue sans péché, n’est pas du tout une « étrange opinion d’école, » comme l’a nommée un historien moderne. Elle provenait au contraire d’une naturelle conséquence et d’une intention pieuse et reconnaissante à l’égard de la mère de Dieu. Ce qui engendre un miracle, un Dieu doit avoir une origine et une nature divines. Comment Marie aurait-elle eu l’honneur d’être visitée par le Saint-Esprit si elle n’avait pas été purifiée d’avance ? Comment le Saint-Esprit aurait-il pu prendre pour demeure un corps souillé par le péché originel ? Si vous ne trouvez pas étrange le principe du christianisme, la naissance miraculeuse du Sauveur, oh ! alors, ne trouvez pas non plus étrange les conséquences simples et naïves qu’en a tirées le catholicisme[1].

  1. Depuis que ces lignes ont été écrites, l’Église a érigé en dogme, un peu tard, on doit l’avouer, l’idée dont il est ici question.