Essence du christianisme/Première partie/chap 16

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 174-183).

XVI

LE MYSTÈRE DU CHRIST OU DU DIEU PERSONNEL

Les mystères fondamentaux du christianisme sont, comme nous l’avons vu, des vœux réalisés ; le christianisme n’est que l’imagination au service du cœur. Il est plus agréable et plus commode de souffrir que d’agir, plus agréable d’être délivré et sauvé par un autre que de se délivrer soi-même, de faire dépendre son salut d’une personne que de la force de l’activité volontaire ; plus agréable d’aimer que de faire des efforts, de se savoir aimé de Dieu que de s’aimer soi-même, de l’amour simple, naturel, inné dans tous les êtres ; plus agréable de se mirer dans les yeux rayonnants d’amour d’un autre être personnel, que de jeter un regard dans le miroir de sa conscience ou dans les froides profondeurs de l’océan de la nature ; plus agréable et plus commode en général de se laisser diriger par son propre cœur comme si c’était le cœur d’un autre, au fond pourtant le même que nous, que de se diriger soi-même par l’intelligence et la raison. Le cœur est le moi souffrant et il souffre de son action sur lui-même comme d’une impression extérieure. Sa nature, la nature du sentiment est une nature rêveuse ; aussi ne connaît-il rien de plus agréable, rien de plus profond que le rêve. Dans le rêve, mon action sur moi-même me paraît venir du dehors ; mes sensations, mes idées, mes sentiments se transforment en événements et en êtres extérieurs : et ce que je fais moi-même, il me semble que je le souffre. Le rêve brise deux fois les rayons lumineux, de là son charme indicible. Nous sommes bien la même personne dans la veille et dans le rêve ; mais, dans le premier cas, nous agissons sur nous-mêmes, dans le second, nous sommes affectés comme si un autre être agissait sur nous. Je me pense, voilà qui est tout à fait froid, rationaliste. Je suis pensé par Dieu, je me pense moi-même comme objet de la pensée de Dieu, voilà qui est agréable au cœur, tout à fait religieux. La fantaisie du cœur est un rêve les yeux ouverts. La religion est le rêve de la conscience éveillée. Le rêve est la clef de tous les mystères de la religion.

La loi suprême pour le cœur c’est l’unité immédiate de la volonté et de l’acte, du désir et de la réalité. Cette loi, le Sauveur l’exécute. De même que le miracle réalise d’une manière immédiate tout à fait opposée à l’activité de la nature les désirs et les besoins physiques de l’homme, de même le Sauveur, le réconciliateur, l’homme-Dieu satisfait nos besoins et nos désirs intimes d’une manière immédiate, tout à fait contraire à l’activité morale, en nous dispensant d’agir par nous-mêmes. Ce que tu désires est déjà accompli ; tu veux mériter, conquérir la félicité dont la morale est le moyen et la condition, mais tu ne le peux pas, c’est-à-dire en vérité tu n’en as pas besoin. Ce que tu te proposes est déjà exécuté, tu n’as besoin que de te laisser faire, que de croire et de jouir. Tu veux te rendre Dieu propice, apaiser sa colère, avoir la paix avec ta conscience ; mais cette paix existe déjà ; cette paix, c’est le médiateur, c’est l’homme-Dieu ; il est ta conscience rassurée et satisfaite, il est l’accomplissement de la loi et par cela même l’accomplissement de tes vœux et de tes efforts.

Aussi n’est-ce plus désormais la loi, mais l’exécuteur de la loi qui est le modèle, le fil conducteur, la règle de ta vie. La loi n’a d’autorité et de valeur qu’en face de la résistance ; quiconque exécute la loi, la rend par cela même superflue et lui dit : Ce que tu veux, je le veux aussi ; ce que tu ordonnes, je l’affirme par mes actions, ma vie est la loi véritable et vivante. L’exécuteur de la loi prend donc la place de la loi elle-même, et il la prend sous la forme d’une loi nouvelle dont le joug est doux et facile à porter. À la place de l’ordre qu’elle impose, il se donne lui-même pour exemple, comme objet de l’amour, de l’admiration, du zèle imitateur, et il opère ainsi notre délivrance du péché. La loi ne me donne pas la force d’exécuter la loi ; non, elle est barbare, elle commande seulement sans s’inquiéter si je puis la remplir, ni comment je dois la remplir ; elle m’abandonne à moi-même sans conseil et sans secours. Mais celui qui m’éclaire et me guide par son exemple, celui-là me saisit par le bras et me communique sa propre force. La loi ne fait aucune résistance au péché, mais l’exemple fait des miracles. La loi est morte, mais l’exemple vivifie, remplit d’enthousiasme, entraîne l’homme involontairement. La loi ne parle qu’à l’intelligence et se met en opposition directe avec nos penchants ; mais l’exemple a pour auxiliaire un penchant d’une grande puissance, le penchant involontaire à l’imitation. L’exemple agit sur le cœur et la fantaisie ; il a, en un mot, une force magique, c’est-à-dire sensible, car la force d’attraction magique, involontaire, est un attribut essentiel de la matière en général, des sens en particulier.

Si la vertu pouvait ou voulait se laisser voir, disaient les anciens, sa beauté gagnerait tous les cœurs et les remplirait d’amour, d’admiration et d’enthousiasme. Les chrétiens ont été assez heureux pour voir ce désir exaucé. La loi des païens était dans leur conscience, les Juifs avaient une loi écrite ; les chrétiens ont eu un exemple, un modèle, une loi visible, personnelle, vivante, une loi humaine, de chair et de sang. De là la joie des premiers chrétiens, de là l’orgueil du christianisme proclamant que lui seul possède et peut donner la force de résister au péché, et cet orgueil, nous ne voulons pas ici du moins lui en contester la légitimité. Observons seulement que la force de l’exemple n’est pas tant la force de la vertu que celle de l’exemple en général, comme la puissance de la musique religieuse n’est pas la puissance de (la religion, mais la puissance de la musique. Le modèle de vertu excite bien aux actions vertueuses, mais ces actions ne sont pas pour cela le fruit d’intentions vertueuses ni de motifs d’action vraiment moraux. D’ailleurs cette explication simple et vraie de la force de l’exemple par contraste avec la puissance de la loi n’exprime pas d’une manière complète le sens religieux de la délivrance et de la réconciliation chrétienne. Le centre autour duquel tout gravite, c’est bien plutôt la puissance personnelle de ce médiateur miraculeux qui n’est ni Dieu ni homme, mais à la fois homme et Dieu, et qui ne peut être compris que dans ses rapports avec l’idée et le sens du miracle. Dans ce sens, le Sauveur n’est qu’un désir réalisé, le désir d’être indépendant des lois de la morale, c’est-à-dire des conditions auxquelles est enchaîné dans le cours des choses naturelles l’exercice de la vertu, le désir d’être délivré en un clin d’œil, par un coup de baguette, c’est-à-dire de la manière la plus subjective, la plus agréable au cœur des maux et des douleurs inséparables de la vie morale. « La parole de Dieu, dit Luther, accomplit rapidement toutes choses, t’accorde le pardon de tes fautes et la félicité éternelle, et il ne t’en coûte rien de plus que d’entendre la parole divine, et, après l’avoir entendue, d’y croire. Si tu y crois, tu obtiens tout sans fatigue et sans retard. » Mais pour entendre cette parole et par suite pour avoir la foi, il faut d’abord un don de Dieu. « La foi n’est donc pas autre chose qu’un miracle psychologique, qu’un miracle opéré par Dieu dans l’homme, » dit encore Luther. Les vertus des païens ne sont que des vices dorés, car la morale dépend de la foi ; c’est par la foi que l’homme est délivré du péché ou plutôt de la conscience du péché : l’homme n’est par conséquent libre et bon que par un miracle.

Ce rapport entre la puissance miraculeuse et l’idée du médiateur est prouvé par l’histoire. Les miracles de L’Ancien Testament, la proclamation de la loi, la providence, en un mot tous les attributs qui fondent l’essence de la religion étaient déjà par le judaïsme placés dans la sagesse divine, dans le Verbe, dans le Logos. Mais ce Logos est pour Philon quelque chose d’indéfini, tantôt une conception, tantôt une réalité ; c’est-à-dire, Philon hésite entre la philosophie et la religion, entre le Dieu métaphysique, abstrait, et le Dieu réel, religieux. Le christianisme seul lui a donné un corps, d’être imaginaire en a fait un être réel, s’est concentré, s’est personnifié en lui comme dans le seul être, dans le seul objet qui soit le fondement, l’expression de sa propre nature.

Dieu, en tant que Dieu, est le cœur encore fermé, retiré en lui-même ; le Christ est le cœur ouvert et expansif, arrivé à la pleine certitude de sa vérité et de sa divinité ; car le Christ ne lui refuse rien, exauce toutes ses prières. En Dieu le cœur est silencieux, il n’ose pas encore exprimer ses chagrins, il se contente de soupirer ; dans le Christ il avoue tout, il confesse tout, il ne garde plus rien pour lui. Le soupir est un vœu encore inquiet ; s’il se fait entendre, c’est seulement pour se plaindre de n’avoir pas ce qu’il désire et non pour déclarer nettement, ouvertement ce qu’il veut, comme s’il doutait de la légitimité de ses réclamations. Dans le Christ son angoisse a disparu ; le Christ est le soupir changé en hymne triomphal, la confiance absolue du cœur dans la réalisation de ses vœux cachés en Dieu, la victoire du cœur sur la mort, sur toutes les puissances de la nature, la résurrection non plus seulement espérée mais déjà accomplie. Le Christ est le cœur rendu libre de tous les obstacles, de toutes les souffrances, la fantaisie heureuse, la divinité visible.

Voir Dieu, voilà le désir suprême, le suprême triomphe du cœur. Le Christ est la réalisation de ce désir et de ce triomphe. Dieu comme objet de la pensée pure est un être éloigné, et nos rapports avec lui sont aussi abstraits que le seraient nos rapports d’amitié avec un homme qui vivrait loin de nous et que nous ne connaîtrions pas personnellement. Quelle que soit la force avec laquelle il se rend présent à notre esprit, soit par ses œuvres, soit par les preuves d’amour qu’il nous donne, il reste toujours un vide qui n’est pas comblé, et le cœur n’est pas satisfait. Tant qu’un être ne nous est pas connu de vue, nous sommes toujours en doute s’il est tel que nous nous le représentons ; sa vue seule nous donne une confiance absolue, nous délivre de toute inquiétude. Le Christ est Dieu connu personnellement ; par lui nous avons l’heureuse certitude que Dieu est et qu’il est tel que le cœur le désire et le veut pour la satisfaction de ses besoins. Dieu comme objet de la prière est bien déjà un être humain, puisqu’il écoute les plaintes de l’homme et prend part à ses souffrances, mais il n’est pas encore pour la conscience religieuse un homme réel. Ce dernier veu de la religion, le Christ le réalise, et tous les mystères sont ainsi dévoilés, mais dévoilés dans la langue particulière à la religion qui ne parle que par images. Ce que Dieu est dans son être, le Christ en est la révélation, la manifestation sensible. Dans ce sens, on peut dire que le christianisme est la religion parfaite, absolue, car le but de la religion, c’est que Dieu, qui n’est pas autre chose que l’être même de l’homme arrive enfin à se réaliser comme tel, à être comme homme objet de notre conscience, et ce but, la religion chrétienne le remplit par l’incarnation, et l’incarnation n’est point du tout un fait passager, car le Christ reste encore homme après son ascension, homme par le cœur et par la forme ; seulement son corps n’est plus désormais un corps terrestre, et la douleur n’a aucune prise sur lui.

Les incarnations de Dieu chez les Orientaux, principalement chez les Indiens, sont loin d’avoir la même importance ; elles se renouvellent si souvent qu’elles deviennent indifférentes et perdent toute leur valeur. L’humanité de Dieu c’est sa personnalité ; Dieu est un être personnel, cela veut dire : Dieu est homme. Le sens de l’incarnation est infiniment mieux atteint par une seule personnalité que par une suite de personnes apparaissant l’une après l’autre et disparaissant de même. Dans ce dernier cas il n’y a pas de raison pour en finir, car la fantaisie n’a pas de bornes, et tous ces personnages divins ne semblent plus que des fantômes, que de simples apparitions. Là, au contraire, où l’incarnation n’a lieu que dans une personnalité exclusive, là elle en impose avec toute la puissance d’une personnalité historique ; la fantaisie est réglée et n’a plus la liberté de s’en représenter d’autres. Cette personnalité unique m’impose la foi à sa réalité ; d’objet de l’imagination elle devient objet de la tradition historique.

Si la personnalité, pour être vraie, doit être une, pour être réelle, il faut qu’elle soit chair et sang. La dernière preuve donnée par l’auteur du quatrième évangile pour démontrer que la personne visible de Dieu n’était pas un fantôme, une illusion, mais un homme véritable, c’est que le sang coula de son côté percé d’une lance lorsqu’elle était sur la croix. Quand le Dieu personnel est un vrai besoin du ceur, il faut que ce Dieu lui-même souffre ; sa souffrance seule est la garantie de sa réalité. La passion du Christ est la confiance suprême, la suprême jouissance, la suprême consolation du cœur ; le sang du Christ peut seul apaiser la soif, l’aspiration vers un Dieu personnel, c’est-à-dire humain, sensible et compatissant.

Rien de plus superficiel que de prétendre que le christianisme n’est pas la religion d’un Dieu personnel, mais de trois personnes. Il en est ainsi, il est vrai, dans la dogmatique ; mais la personnalité du Saint-Esprit est réfutée par la dogmatique elle-même lorsqu’elle en fait un don du père et du fils, et lui enlève ainsi tout attribut personnel. L’origine du Saint-Esprit dément sa personnalité ; c’est par la génération et non par un souffle (spiratio) qu’un être personnel est produit. Et même le père, comme représentant de l’idée précise de la divinité, n’est une personne qu’en imagination ; en réalité, il n’est qu’une idée abstraite, qu’une pure conception. Point de personnalité sans corps, sans une forme déterminée ; le Christ seul est le Dieu personnel, le Dieu vrai, réel des chrétiens, ce qu’on ne saurait trop souvent répéter. En lui se concentre la religion chrétienne, l’essence de la religion en général ; en lui le cœur et l’imagination ne font qu’un, car il épuise toutes les joies de l’une et toutes les souffrances de l’autre.

Le christianisme se distingue des autres religions en ce qu’il unit le cœur et la fantaisie à qui ces dernières laissent suivre chacun sa voie. En lui la fantaisie décrit un cercle dont le cœur est le centre ; elle n’obéit qu’aux besoins du cœur, n’exauce que ses désirs, n’a de rapports qu’avec ce qui lui est nécessaire ; elle n’a, en un mot, qu’une tendance pratique et aucune tendance poétique. Les miracles du christianisme ne sont pas les œuvres d’une activité libre, arbitraire, désintéressée ; ils nous transportent sur le terrain de la vie commune et réelle, ils font sur l’homme de sentiment une impression irrésistible, parce qu’ils ont pour eux la nécessité même de la satisfaction du sentiment. La puissance de la fantaisie est ici la puissance du cœur ; c’est le cœur enivré de sa victoire. Chez les Orientaux, chez les Grecs, l’imagination, sans s’inquiéter des besoins du cœur, s’enivrait de la splendeur et de la magnificence des choses de la terre ; chez les chrétiens, elle descendit du palais des dieux pour visiter le réduit du pauvre, où ne règne que la nécessité du besoin, et elle s’est humiliée sous la puissance de cette nécessité. Mais plus elle a rétréci son domaine, plus elle a gagné en force, et contre la puissance des besoins du cœur est venu échouer l’insolent orgueil des dieux de l’Olympe. Rien ne peut, en effet, résister à la puissance du cœur et de l’imagination réunis. Et cette alliance de la fantaisie avec la nécessité des besoins intimes, cette alliance c’est le Christ ; aussi toutes choses lui sont soumises. Il est le souverain du monde dont il dispose selon son bon plaisir ; mais cette souveraineté sur la nature est elle-même soumise à celle du cœur. Le Christ n’impose le silence à la mer mugissante et à la voix terrible des puissances naturelles que pour écouter les plaintes et les soupirs des malheureux.