Essence du christianisme/Première partie/chap 17

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 183-196).

XVII

PAGANISME ET CHRISTIANISME

Le Christ est la toute-puissance de la subjectivité humaine, le cœur délivré des liens et des lois de la nature, concentré en lui-même par sa séparation d’avec

le monde, l’accomplissement de tous les désirs, l’ascension de la fantaisie, la fête de résurrection du cœur. Le Christ est la différence qui sépare le christianisme du paganisme.

Le chrétien s’est mis à part de l’ensemble des choses, s’est considéré comme un tout indépendant et capable de se suffire à lui-même, comme un être absolu au-dessus et en dehors du monde. Par cette rupture de tout rapport entre lui et l’univers, il s’est senti infini, — car la borne de la subjectivité, c’est l’univers ou l’objectivité, — il n’a plus eu de motifs de mettre en doute la vérité et la valeur de ses désirs et de ses sentiments. Le païen, au contraire, loin de se concentrer en lui-même, se laissait pénétrer de toutes les influences de la nature, ouvrait tous ses sens à la perception du monde. Quelle que fût son admiration pour la magnificence et la sublimité de l’intelligence et de la raison, il était assez libéral, assez objectif pour laisser vivre la matière en idée comme en fait, et même pour la laisser vivre éternellement. Le chrétien était intolérant en pratique comme en théorie ; pour assurer sa propre vie dans l’éternité, il croyait devoir anéantir la nature, et c’est ce qu’il fait dans sa foi à la fin prochaine de l’univers. Les anciens étaient libres, indépendants, mais leur liberté n’était que celle de l’indifférence envers eux-mêmes ; les chrétiens étaient libres, indépendants de la nature, mais leur liberté n’était que la liberté de la fantaisie, la liberté du miracle ; car la vraie liberté a pour règle la nature et la connaissance des choses. Les anciens étaient si ravis de l’harmonie du monde, du cosmos, que dans ce ravissement ils se perdaient eux-mêmes de vue et s’évanouissaient dans l’ensemble. Les chrétiens méprisaient le monde ; qu’est en effet la créature à côté du créateur ? Que sont le soleil, la lune et les étoiles à côté de l’âme humaine ? Le monde passe, mais l’homme est éternel. Si les chrétiens, en arrachant l’homme à tout rapport avec la nature, sont tombés dans cette délicatesse exagérée qui déclare impie et injurieuse pour la dignité humaine toute comparaison de l’homme avec l’animal, les païens, au contraire, sont tombés dans l’extrême opposé, dans cette grossière manière de voir qui ne fait aucune distinction entre l’animal et l’homme et qui va même comme Celse, un des adversaires du christianisme, jusqu’à placer l’homme au-dessous de l’animal.

Non-seulement les païens considéraient l’homme dans ses rapports avec l’univers, mais encore ils ne pouvaient le comprendre que dans ses rapports avec les autres hommes, avec le corps social. Ils distinguaient, strictement du moins, comme philosophes, l’individu de l’espèce, en faisaient un membre du genre humain, et comme partie le subordonnaient au tout. Les hommes passent, mais l’humanité reste, dit un philosophe païen. Comment peux-tu te plaindre de la perte de ta fille ? écrit Sulpicius à Cicéron. Des villes célèbres, de grands empires ont péri, et c’est ainsi que tu te désoles de la mort d’un être qui a si peu d’importance ? Où donc est ta philosophie ? L’espèce, l’humanité, l’intelligence étaient pour les anciens des choses grandes et sublimes ; l’individu n’était presque rien. Le christianisme, non pas, il est vrai, celui d’aujourd’hui, qui s’est pénétré de l’esprit antique et n’a conservé du christianisme que le nom et quelques principes généraux, forme un contraste direct avec la religion païenne, et c’est par ce contraste seul qu’on doit le comprendre, si on ne veut pas le défigurer par des interprétations spéculatives et arbitraires. Il est vrai jusqu’au point où son contraire est faux ; il est faux jusqu’au point où son contraire est vrai. Les anciens sacrifiaient l’individu à l’espèce ; les chrétiens, l’espèce à l’individu. Ou bien, le paganisme ne voyait dans l’individu qu’un membre distinct et dépendant de l’ensemble ; le christianisme, au contraire, l’identifiait avec l’espèce, ne le comprenait que dans une unité immédiate et sans différence avec elle[1].

Pour le christianisme, l’individu était l’objet d’une providence immédiate, c’est-à-dire l’objet immédiat de l’être divin. Les païens ne croyaient à une providence pour chaque homme en particulier que par l’espèce, la loi, l’ordre général du monde, c’est-à-dire ils croyaient à une providence naturelle et non surnaturelle, à une providence ayant sa source dans les rapports nécessaires des choses ; les chrétiens, au contraire, supprimèrent tout moyen terme, se placèrent en rapport direct avec l’être infini qui comprend et prévoit tout ; en un mot ils identifièrent l’être particulier avec l’être général.

Mais l’idée de la divinité ne fait qu’un avec l’idée de l’humanité ; tous les attributs divins sont des attributs de l’espèce humaine, attributs bornés dans l’individu, mais dont les bornes disparaissent dans l’essence de l’espèce, dans son existence même, parce que cette existence n’est réalisée que par tous les hommes pris ensemble dans le passé et dans l’avenir. Ma science et ma volonté ont une limite ; mais cette limite n’en est pas une pour un autre, et encore moins pour tous ; ce qui est impossible, inintelligible pour une époque est intelligible et possible pour l’époque qui la suit. L’histoire de l’humanité ne consiste qu’en une suite ininterrompue de victoires sur les obstacles qui, dans un certain temps, passent pour des bornes de notre nature, et par conséquent pour infranchissables. L’avenir démontre toujours que ces prétendues bornes de l’espèce ne sont que des

bornes des individus. Les progrès de la philosophie et des sciences naturelles fournissent sur ce sujet les preuves les plus intéressantes, et rien ne serait plus instructif qu’une histoire des sciences écrite à ce point de vue pour montrer dans toute sa nullité l’erreur de tous ceux qui prétendent pouvoir limiter les facultés et la puissance de l’espèce humaine.

Comme le sentiment de la limitation est un sentiment douloureux, l’individu s’en délivre par la contemplation de l’être parfait. Cette contemplation lui procure la jouissance de tout ce qui peut lui manquer. Dieu, chez les chrétiens, n’est pas autre chose que l’intuition de l’unité immédiate de l’espèce et de l’individualité, de l’être général et de l’être particulier ; il est l’idée de l’espèce conçue comme individu, l’espèce elle-même parfaite et sans limitation, en tant que réalisée dans une individualité infinie et universelle. En Dieu existence et essence sont identiques. La plus haute pensée au point de vue de la religion ou de la théologie peut s’exprimer ainsi : Dieu n’aime pas, il est l’amour même ; il ne vit pas, il est la vie ; il n’est pas juste, il est la justice ; il n’est pas une personne, mais la personnalité, c’est-à-dire il est l’espèce, l’idée, pensée immédiatement comme réalité.

C’est par cette concentration de qualités et de puissances générales en un être personnel que Dieu est pour la fantaisie un objet d’un charme si profond, tandis que l’idée de l’humanité lui paraît froide et vide. Pour se représenter cette idée dans la réalité, l’imagination se voit, en effet, obligée d’évoquer la foule innombrable des individus. En Dieu elle trouve tout réuni d’une seule fois et dans un seul être. Dieu est l’amour, la vertu, la beauté, la sagesse, la table complète des facultés, des puissances contenues dans l’espèce humaine, et comme il est l’être même de l’homme, il est facile de voir que les chrétiens ne se distinguent des païens que par leur identification immédiate de l’espèce et de l’individu. Ils ont donné à la personne une importance générale et universelle : ils l’ont divinisée, ils en ont fait l’être absolu.

La différence des deux religions est surtout caractérisée par leur manière d’entendre le rapport de l’individu avec l’intelligence, la raison, le νοῦς. Les chrétiens individualisaient l’intelligence, les païens en faisaient un être universel. Pour les païens la raison constituait l’essence de l’homme ; pour les chrétiens elle n’en était qu’une partie. Pour les païens l’intelligence seule, l’espèce était immortelle ; pour les chrétiens c’était l’individu. De la dérivent toutes les différences qu’on peut constater entre la philosophie païenne et la philosophie chrétienne.

L’expression la plus claire, le symbole le plus caractéristique de cette unité immédiate de l’individualité et de l’espèce dans le christianisme, c’est le Christ le Dieu réel des chrétiens. Le Christ est le modèle, l’idée vivante de l’humanité ; l’homme pur, céleste, impeccable, doué de toutes les perfections morales et divines, l’homme espèce, l’Adam Cadmon, concentrant dans une personne unique l’humanité tout entière. Le Christ de la religion n’est pas le centre, mais la fin de l’histoire, et la fin de l’histoire en est la preuve. Les chrétiens étaient dans l’attente de la fin du monde prophétisée par le Christ dans la Bible, en termes aussi clairs que possible, en dépit de tous les mensonges et de tous les sophismes des exégètes modernes. L’histoire a son fondement dans la différence de l’individu et de l’espèce ; dès que cette différence disparaît, l’histoire cesse aussi et perd toute signification. Dès lors il ne reste plus rien à l’homme que la contemplation de son idéal réalisé, que la pensée de la venue prochaine de Dieu et de la fin de l’univers.

L’absence complète de l’idée de l’espèce dans le christianisme se montre surtout dans sa doctrine sur la faiblesse des hommes et leur penchant général au péché. Cette doctrine exige, en effet, que l’individu ne soit pas un individu ; suppose nécessairement qu’il est par lui-même un être complet, qu’il épuise la représentation ou l’existence du genre humain. Elle témoigne d’un manque absolu de contemplation objective, du manque chez les chrétiens de la conscience que le toi est nécessaire à la perfection et à l’accomplissement du moi, que les hommes ne réalisent l’homme que par leur union, et que ce n’est que pris ensemble qu’ils sont ce que l’homme doit être et peut être. Tous les hommes sont pécheurs, je l’accorde, mais ils ne le sont pas tous de la même manière. L’un est enclin au mensonge et l’autre consentirait à mourir plutôt que de manquer à sa parole ; celui-ci est porté à la boisson, celui-là aux plaisirs sexuels ; un autre n’a aucune de ces inclinations, soit par la grâce de la nature, soit par l’énergie de son caractère. Les hommes se complètent donc réciproquement sous le rapport moral comme sous le rapport physique et intellectuel ; ce n’est que dans leur ensemble qu’ils sont tout ce qu’ils doivent être, qu’ils représentent l’homme d’une manière parfaite.

C’est pourquoi la société élève et améliore. Involontairement, sans dissimulation, l’homme est tout autre dans ses rapports avec d’autres hommes que seul avec lui-même. Des miracles s’accomplissent par la puissance de l’amour, surtout de l’amour sexuel. L’homme et la femme s’instruisent, se rectifient, se complètent l’un l’autre ; eux seuls par leur union réalisent et représentent l’espèce, l’homme tout entier. Sans l’espèce l’amour est inintelligible. L’amour est le sentiment que l’espèce a d’elle-même dans le sein de la différence sexuelle. Dans l’amour la vérité de l’espèce, qui, sans cela, n’est qu’une affaire de raison, un objet de la pensée, devient affaire de sentiment, une vérité sensible, car dans l’amour l’homme exprime l’insuffisance qu’a pour lui son individualité, il demande à grands cris l’existence d’un autre en prétextant les besoins de son cœur ; il regarde cet autre comme faisant partie de son propre être ; il déclare que sa vie, liée à lui par l’amour, est la seule vie humaine véritable, la seule qui réponde à l’idée de l’humanité : imparfait, défectueux, faible, plein de besoins est l’individu ; mais parfait, accompli, satisfait, infini est l’amour, parce qu’en lui le sentiment qu’a elle-même l’individualité devient le sentiment de la perfection de l’espèce. Tel est l’amour, telle est l’amitié, du moins là où elle est intime et vraie ; là où, comme dans l’antiquité, elle est une religion. Les amis se servent de complément l’un à l’autre ; l’amitié est un moyen, une source de vertus et plus encore, elle est elle-même une vertu, mais une vertu sociale. Ce n’est qu’entre gens vertueux que l’amitié peut s’établir, disaient les anciens. Il ne doit pas cependant y avoir égalité complète : la différence est nécessaire, car l’amitié se fonde sur le besoin qu’éprouve l’homme de suppléer à ce qui lui manque. L’ami se donne par son autre lui-même ce qu’il ne possède pas ; l’amitié expie et fait pardonner les fautes de l’un par les vertus de l’autre ; l’ami justifie son ami devant Dieu. Quelque sujet à faillir que soit un homme, il prouve du moins qu’il y a en lui quelque chose de bon lorsqu’il a pour amis des hommes pleins de talent et de probité ; il montre que, s’il est imparfait, il aime malgré cela dans les autres la vertu et la perfection. Si donc un jour le Dieu juste veut régler avec moi le compte de mes faiblesses, de mes défauts et de mes péchés, je mettrai entre nous comme personnes intermédiaires, comme médiateurs et protecteurs, les vertus de mes amis et leurs bonnes actions. Ne serait-il pas barbare, ne serait-il pas insensé, s’il me condamnait pour des fautes que j’aurais commises, il est vrai, mais aussi que j’aurais déjà condamnées moi-même dans mon amour pour ceux qui en étaient exempts ?

Si déjà l’amour et l’amitié peuvent faire d’êtres incomplets par eux-mêmes un tout parfait, du moins relativement, combien, à plus forte raison, disparaissent les fautes et les péchés des hommes en particulier dans le sein de l’espèce, qui n’a une existence proportionnée à sa nature que dans l’ensemble de l’humanité et par cela même ne peut être objet que de la raison ! Les lamentations sur le péché ne sont à l’ordre du jour que là où l’individu se regarde comme un être absolu, n’ayant besoin de personne autre que lui pour réaliser l’homme parfait, que là où à la place de la conscience de l’espèce il n’y a que la conscience exclusive de la personnalité. Là, en effet, l’individu fait de ses défauts, de ses faiblesses, de son impuissance, de sa limitation les attributs de l’humanité elle-même dont il ne se distingue pas, dont il ne se regarde pas comme un membre. Quoi qu’il fasse, cependant, l’homme ne peut pas perdre la conscience de l’espèce, parce que la conscience qu’il a de lui-même est liée nécessairement à celle qu’il a des autres. Aussi, partout où il n’a pas l’idée de l’espèce comme telle, il en fait néanmoins l’objet de sa pensée et elle devient pour lui Dieu, c’est-à-dire un être exempt de toutes les défectuosités et libre de tous les obstacles qui lui semblent opprimer la nature humaine parce qu’il la croit épuisée, exprimée tout entière par l’individu. Mais cet être n’est pas autre chose que l’humanité qui manifeste l’infinité de son essence en se réalisant dans une multitude infinie d’individus différents. Si tous les hommes étaient absolument égaux, l’espèce et l’individu ne feraient qu’un évidemment. Mais alors l’existence de plusieurs hommes serait un luxe pur ; un seul suffirait complétement pour remplir le but de l’espèce ; tous auraient, dans l’unique qui aurait le bonheur de vivre, leur homme compensateur.

Assurément, l’essence de l’humanité est une ; mais cette essence est infinie et son existence réelle est par conséquent une variété infinie et inépuisable d’individus se complétant les uns les autres pour manifester la richesse de l’être. L’unité de nature est multiplicité dans l’existence. Entre moi et l’autre il y a une différence essentielle, qualitative. Il est pour moi le représentant de l’espèce, quand même il ne serait qu’un ; il compense le besoin de beaucoup d’autres, il a une signification universelle, il est le député de l’humanité au nom de laquelle il me parle à moi solitaire ; et quand même je n’aurais que lui pour compagnon de vie, notre vie à deux serait une vie sociale et humaine. L’autre, et ceci est réciproque, l’autre est mon toi, mon autre moi, l’homme posé devant mon intelligence, mon intérieur mis à nu, l’œil se voyant lui-même. Par l’autre, j’acquiers la première conscience de l’humanité, je fais l’expérience que je suis homme ; dans l’amour que j’ai pour lui, il devient évident pour moi qu’il m’appartient comme je lui appartiens ; que nous ne pouvons vivre l’un sans l’autre ; que la vie sociale seule réalise l’humanité. Mais entre le moi et le toi il y a aussi une différence morale, critique. L’autre est ma conscience me regardant face à face, un reproche vivant de mes fautes lors même qu’il ne m’en dit rien, mon sentiment de pudeur personnifié. La conscience de la loi morale, du droit, de la convenance, de la vérité même est liée nécessairement à la conscience que j’ai de lui. Est vrai ce en quoi l’autre est avec moi d’accord. Unanimité entre les hommes, tel est le premier critérium du vrai, parce que l’espèce est la mesure dernière de la vérité. Ce que je pense seulement d’après la mesure de mon individualité n’enchaîne pas l’opinion d’autrui, peut être pensé autrement, n’est qu’une manière de voir subjective, arbitraire, une simple possibilité. Mais ce que je pense dans la mesure de l’espèce, je le pense comme l’homme en général ne peut que le penser, comme chacun par conséquent doit le penser s’il veut être d’accord avec la règle. Est vrai tout ce qui est conforme à l’essence de l’humanité, est faux tout ce qui est en contradiction avec elle. Il n’y a point d’autre loi. L’autre est ainsi pour moi le représentant de l’espèce humaine, le remplaçant des autres au pluriel ; même son jugement peut avoir pour mon esprit plus de valeur que celui de la foule innombrable. « Que le fanatique exalté se fasse des disciples aussi nombreux que les sables de la mer, — le sable n’est que du sable ; que la perle soit à moi, et cette perle, c’est toi, ô mon ami, car la raison t’inspire et te gouverne. » L’adhésion, l’assentiment de l’autre est le signe auquel je reconnais que mes pensées sont justes, générales et vraies. Je ne puis pas assez me séparer de moi-même pour pouvoir me juger d’une manière complétement libre et désintéressée ; l’autre a un jugement impartial ; par lui je rectifie et je complète mon propre goût, mon propre jugement, mes propres connaissances. Toutes ces différences morales, critiques entre les hommes, le christianisme les efface ; il nous coule tous au même moule, il nous frappe tous au même coin et sur la même enclume, il nous considère tous comme un seul et même individu. — Un seul et même moyen de salut pour tous les hommes sans distinction ; un seul et même péché originel, fondamental, un seul mal héréditaire chez tous.

Et c’est parce que le christianisme, dans l’exagération de sa subjectivité, ne sait rien de l’espèce humaine dans laquelle reposent la délivrance, la justification, la réconciliation et le salut universel qu’il a eu besoin d’un secours surnaturel, particulier et par cela même subjectif et personnel pour vaincre le péché. Si je suis seul l’espèce entière, ou si nous sommes tous absolument égaux ; si mes défauts ne sont pas neutralisés, émoussés par les vertus des autres hommes, mon péché sera assurément une souillure, un opprobre qui appelleront la vengeance du ciel, une monstruosité révoltante qui ne pourra être anéantie que par des moyens extraordinaires, surhumains et miraculeux. Mon semblable est le médiateur entre moi et l’idée sainte de l’humanité. « L’homme est pour l’homme un Dieu ; » mon éché est rejeté en deçà de ses frontières, renvoyé à son propre néant, parce que c’est le mien et pas le moins du monde celui des autres.


  1. On sait qu’Aristote dans sa politique, dit que l’individu, par cela même qu’il ne peut se suffire, est à l’état ce que la partie est au tout, et que par conséquent l’état a précédé la famille et l’individu, de même que le tout précède nécessairement la partie. — On peut dire que les chrétiens aussi sacrifiaient l’individu à l’espèce ; saint Thomas d’Aquin, par exemple, un des plus grands penseurs et théologiens du christianisme, dit que la partie se sacrifie par un instinct naturel pour la conservation du tout. « Chaque individu aime naturellement bien plus le bonheur de son espèce que le sien propre ; chaque être aime à sa manière, et plus que lui-même, Dieu en tant qu’il est le bien universel. » (Summa, p. I, qu. 60, art. 5.) Il loue les Romains de ce qu’ils mettaient leur patrie au-dessus de tout et lui offraient en sacriffce leurs biens et leur sang. (De regim. princip., I. III.) Mais ces pensées n’ont pour le christianisme de valeur que sur la terre et non dans le ciel, dans la morale et non dans le dogmatique, dans l’anthropologie et non dans la théologie. Aristote déclare que l’amitié est nécessaire au bonheur ; saint Thomas ne pense pas de même. « Une société d’amis, dit-il, n’est pas indispensable pour le bonheur, parce que l’homme possède en Dieu la plénitude des perfections ; lors même qu’une âme aurait seule la jouissance de Dieu, elle n’en serait pas moins heureuse, bien qu’elle n’eût aucun prochain à aimer. » (Prima secundæ, qu. 4, 8.) Le païen éprouve donc le besoin de l’espèce, d’un être semblable à lui-même pour être heureux ; le chrétien n’a besoin de personne, parce que son individualité est un être universel, parce qu’il possède tout en Dieu, c’est-à-dire en lui-même.