Essence du christianisme/Première partie/chap 18

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 196-206).

XVIII

SIGNIFICATION CHRÉTIENNE DU CÉLIBAT ET DU MONACHISME

L’idée de l’espèce et avec elle l’importance et la signification de la vie sociale furent méconnues par le christianisme. C’est ce qui confirme de nouveau ce que nous avons déjà dit bien souvent, que le christianisme ne contient point en lui le principe de la civilisation et du progrès. Dès que l’homme détruit la différence qui existe entre l’espèce et l’individu et fait de leur unité son être suprême, Dieu, dès lors tout besoin de progrès, d’éducation par lui-même disparaît. L’homme possède désormais tout en Dieu, c’est-à-dire en son propre être ; il n’a plus aucun besoin de se compléter par un autre, par le représentant de l’espèce, par la contemplation du monde en général. Par ses propres forces l’homme atteint son but et il l’atteint en Dieu. Dieu n’est que ce but atteint, que le but suprême de l’humanité réalisé, et chaque individu pris à part le sent présent en lui. Dieu seul est le besoin du chrétien ; le secours du monde, de l’autre n’est plus rien de nécessaire ; Dieu remplace le genre humain, et c’est même dans l’éloignement du monde, dans l’isolement que l’on sent tout d’abord le besoin de la divinité, que l’on s’aperçoit vivement de sa présence, de ce qu’elle est et de ce qu’elle doit être pour nous. Quelque besoin qu’éprouve l’homme religieux de communiquer avec ses semblables et de chercher dans leur société plaisir et satisfaction, ce besoin est toujours en lui quelque chose de très-subordonné. Le salut de l’âme est l’idée fondamentale, l’affaire principale du christianisme et ce salut ne se trouve qu’en Dieu, que dans la concentration de l’âme tout entière en lui. L’activité pour autrui est une condition du salut ; mais le fondement du salut est Dieu. L’activité pour autrui n’a même qu’une signification religieuse, n’a de valeur qu’en vue de Dieu, comme sa cause et son but n’est en réalité qu’une activité pour Dieu, glorification de son nom, développement de sa gloire. Or Dieu est la subjectivité absolue, dégagée du monde, délivrée de la matière et de la vie de l’espèce et par cela même de la différence des sexes ; — la séparation du monde, de la matière, de la vie avec l’espèce est donc le but essentiel du chrétien, et ce but s’est réalisé d’une manière sensible dans la vie monastique.

On s’induit soi-même en erreur si l’on cherche dans l’Orient seulement la source du monachisme. Ceux qui pensent ainsi devraient alors avoir assez de justice pour faire dériver la tendance opposée que l’on trouve dans la chrétienté, non pas du christianisme lui-même, mais de l’esprit, de la nature de l’Occident en général. Mais comment expliquer dans ce cas l’enthousiasme de l’Occident pour la vie monastique ? Cette tendance doit être expliquée par le christianisme lui-même ; elle était une conséquence nécessaire de la foi au ciel promis par lui à l’humanité. Là où la vie céleste est une vérité, la vie terrestre est un mensonge ; où la fantaisie est tout, la réalité n’est rien. Qui croit à une vie paradisiaque éternelle, ne trouve pas la moindre valeur dans la vie passagère d’ici-bas. Que dis-je ? depuis longtemps elle a perdu pour lui toute importance, car la foi à la vie future est la foi à la nullité et au vide absolu de la vie présente. Je ne me puis représenter l’autre monde sans me sentir plein d’aspiration vers lui, sans jeter un regard de pitié ou de mépris sur le vil monde d’ici-bas. La vie céleste ne peut pas être un objet, une loi de la foi, sans être en même temps une loi de la morale ; elle doit être un motif d’action, si je veux que ma vie soit d’accord avec ma croyance, je ne dois pas m’attacher aux biens frivoles et passagers de cette terre ; je ne dois, mais je ne puis pas non plus, car que sont les choses d’ici-bas à côté de la splendeur de la vie du ciel ?

La qualité de la vie future dépend bien de la qualité, de la condition morale de la vie terrestre ; mais la moralité est elle-même déterminée par loi à la vie future, et cette moralité, d’accord avec son objet, n’est pas autre chose que l’éloignement de ce monde, que la négation de cette vie. La vie des cloîtres est la réalisation de cet éloignement spirituel. Tout doit, une fois ou l’autre, se manifester à l’extérieur, se révéler aux sens. La vie monacale, la vie ascétique en général est la vie céleste, telle qu’elle peut s’affirmer, se démontrer ici-bas. Si mon âme appartient au ciel, pourquoi dois-je comment puis-je mène appartenir par mon corps à la terre ? L’âme anime le corps : si l’âme est dans le ciel, le corps est abandonné, mort. Est détruit par conséquent l’organe qui sert de lien entre le monde et l’âme. La mort, la séparation de l’âme d’avec ce corps grossier, matériel, pécheur, est notre premier pas vers le ciel. Mais si la mort est la condition de la félicité et de la perfection, l’ascétisme, le détachement de nous-mêmes, la mortification est la seule loi de la morale. La mort morale est nécessairement la mort naturelle anticipée, — nécessairement, — car il serait de la plus haute immoralité d’attribuer la conquête du ciel à la mort sensible qui n’a rien de moral, qui n’est qu’un acte commun à l’homme et aux animaux. Il faut donc que la mort soit élevée au rang d’acte moral, d’acte accompli par nous-mêmes. « Je meurs chaque jour, » dit l’apôtre, et cette sentence est devenue pour saint Antoine, fondateur du monachisme, le thème de sa vie.

Le christianisme, répondra-t-on, n’a voulu qu’une liberté spirituelle. C’est vrai ; mais qu’est une liberté spirituelle qui ne passe pas à l’acte, qui ne se révèle pas aux sens ? Crois-tu, par hasard, que si tu deviens libre de quoi que ce soit, cela dépend uniquement de toi, de ta volonté, de tes intentions ? Oh ! alors, tu es complètement dans l’erreur et tu n’as jamais éprouvé un cas réel de délivrance. Tant que tu te trouves dans un certain état, de certaines conditions, de certains rapports, tu es déterminé, influencé par eux involontairement. Ta volonté et tes intentions peuvent bien t’affranchir des obstacles que tu connais, mais non de ceux plus cachés qui sont dans la nature des choses. Aussi nous sentons-nous mal à l’aise, la poitrine oppressée, si nous ne nous séparons pas extérieurement des choses avec lesquelles nous avons rompu intérieurement. La liberté sensible est seule la vérité de la liberté spirituelle. L’homme qui n’est plus attaché d’idée et d’esprit aux choses de la terre, les jette bientôt par la fenêtre pour délivrer complètement son cœur. Ce que je ne possède plus dans un but quelconque me devient un fardeau, car sa conservation est en désaccord direct avec mes intentions. Il faut donc nous délivrer avec empressement. Ce que notre esprit a laissé, notre main ne doit plus le retenir. L’intention seule est la force d’attraction, de sympathie qui nous émeut dans le serrement de mains d’un ami ; l’intention seule sanctifie la possession. Celui qui veut avoir sa femme comme s’il ne l’avait pas, fait beaucoup mieux de n’en pas avoir. L’objet qu’aucun lien n’attache à notre cœur, ne nous appartient pas, est libre. « Veux-tu être parfait ? Eh bien ! va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres pour acquérir un trésor dans le ciel, et suis-moi. » Saint Antoine, ayant un jour entendu ces paroles, les interpréta de la seule manière, dans le seul sens véritable ; il vendit ses biens, les donna aux pauvres et renonça au monde. Ainsi seulement il démontra et maintint sa liberté spirituelle en face des trésors et des besoins de la terre.

Une telle liberté, une telle vérité sont assurément en contradiction avec le christianisme d’aujourd’hui, d’après lequel le maêtre n’a voulu qu’une liberté en esprit, c’est-à-dire une liberté qui n’exige aucun dévouement, aucun sacrifice, une liberté illusoire, avec laquelle nous nous trompons nous-mêmes, la liberté des biens de ce monde, qui consiste dans leur possession et leur jouissance. C’est pourquoi le maître a dit : « Mon joug est doux et léger. » Combien barbare et stupide serait en effet le christianisme s’il supposait dans l’homme la faculté et l’intention de renoncer aux biens de la terre ! Dans ce cas il ne serait pas évidemment fait pour elle. Ce christianisme est d’une haute prudence pratique ; il laisse à la mort naturelle le soin de nous délivrer des trésors et des passions terrestres, — car l’ascétisme monacal est pour lui un suicide antichrétien ; — mais il confie à notre activité le soin de les acquérir et d’en jouir. Les vrais chrétiens ne doutent pas de la vérité de la vie céleste, Dieu nous en garde ! ils sont d’accord en cela avec les anciens moines ; mais ils l’attendent patiemment, se confiant à la volonté divine, c’est-à-dire à la volonté de l’égoïsme, à l’amour de la jouissance et du confortable ici-bas. Mais c’en est assez ; détournons-nous avec dégoût et mépris de ce christianisme moderne dans lequel la fiancée du Christ s’accommode déjà volontiers, même de la polygamie, du moins la polygamie successive, qui, aux yeux du vrai chrétien, ne diffère pas essentiellement de la polygamie simultanée ; de ce christianisme qui, en même temps, o ignoble hypocrisie ! jure sur la vérité sacrée, éternelle, irréfutable de la parole de Dieu, et retournons avec un saint respect à la vérité méconnue de la chaste cellule du cloître où l’âme promise au ciel ne forniquait pas encore avec un corps terrestre et étranger. La vie surnaturelle, en dehors du monde, est nécessairement aussi une vie de célibat. Le célibat, — non pas comme loi, il est vrai, — est donc contenu dans l’essence intime du christianisme. Cela est déjà suffisamment exprimé par la naissance surnaturelle du Sauveur. Dans leur foi à l’incarnation, les chrétiens ont sanctifié la virginité inviolée, l’ont proclamée le principe libérateur, le principe du monde nouveau, du monde chrétien. Qu’on ne vienne pas nous opposer des passages de la Bible tels que ceux-ci : « Multipliez-vous, » ou bien : « L’homme ne doit pas séparer ce que Dieu a uni, » afin de sanctionner le mariage ! Le premier passage, comme l’ont déjà fait remarquer Tertullien et saint Jérôme, ne se rapporte qu’à la terre encore vide, encore sans habitants, c’est-à-dire à l’origine et non à la fin du monde, amenée par l’apparition immédiate de Dieu sur la terre. Le second n’a trait qu’au mariage, comme institution de l’Ancien Testament. C’était la réponse faite aux Juifs sur cette question : « Est-il permis à l’homme de se séparer de sa femme ? Quiconque forme un mariage doit le tenir pour sacré. Le regard jeté sur une autre est déjà même un adultère. Le mariage est par lui-même une indulgence à l’égard de la faiblesse ou plutôt de l’énergie de la sensualité, un mal que l’on doit renfermer, autant que possible, dans les bornes les plus étroites. L’indissolubilité du mariage n’est qu’un voile sacré qui exprime justement le contraire de ce que croient y trouver les esprits éblouis par l’apparence. Dans l’esprit du vrai christianisme, le mariage est un péché ou du moins une faiblesse qui ne peut être permise et pardonnée qu’à une seule condition, remarque-le bien, c’est que tu te borneras à une seule femme. En un mot, le mariage n’est déclaré saint que dans l’Ancien Testament ; le Nouveau connaît un principe plus élevé, surnaturel, celui de la virginité sans tache et sans souillure. « Que celui qui peut comprendre cela, le comprenne, » dit l’apôtre. « Les enfants de ce monde cherchent une femme et se laissent rechercher, mais ceux qui seront jugés dignes d’obtenir le paradis après la résurrection des morts, ceux-là n’épouseront pas et ne se laisseront pas rechercher pour époux, car ils ne peuvent pas mourir : ils sont égaux aux anges et les enfants de Dieu. » Dans le ciel il n’y a donc ni mari ni femme ; le principe de l’amour sexuel en est exclu comme terrestre et mondain. Or, la vie céleste est la vie véritable, parfaite, éternelle du chrétien ; pourquoi donc, destiné au ciel, formerais-je un lien qui est délié dans ma vraie destination ? Pourquoi, étant déjà en puissance un être céleste, ne réaliserais-je pas ici-bas cette possibilité ? Le mariage est banni de mes intentions, de mon cœur, par cela même qu’il est banni du paradis, l’objet essentiel de ma foi. Comment partager mon cœur entre Dieu et l’homme ? L’amour du chrétien pour Dieu n’est pas un amour abstrait, général comme l’amour de la vérité, de la justice et de la science, c’est l’amour d’un Dieu subjectif et personnel, par conséquent un amour personnel et subjectif lui-même. Un attribut essentiel de cet amour, c’est d’être exclusif, jaloux, parce que son objet est une personne et en même temps l’Être suprême, qui n’a point d’égal. « Tiens-toi ferme à Jésus dans la vie et dans la mort, confie-toi dans sa fidélité, car lui seul peut te secourir lorsque tout t’abandonne. Ton bien-aimé est ainsi fait qu’il ne peut supporter personne auprès de lui, qu’il veut seul posséder ton cœur et régner dans ton âme comme un roi sur son trône. Que peut te servir le monde sans le Christ ? Sans lui tout est peine d’enfer, avec lui tout est félicité. — Tu ne peux vivre sans ami ; mais si l’amitié du Christ n’est pas pour toi au-dessus de tout, tu seras triste outre mesure et sans consolation. — Aime tous les hommes pour l’amour de Jésus, mais Jésus pour lui-même, car il est seul digne d’amour. — Mon Dieu, mon tout, en ta présence tout m’est doux, en ton absence tout m’est insupportable ; oh ! quand viendra cette heure désirée dans laquelle tu me rempliras de ta présence ! Tant que cela ne me sera pas accordé, ma joie ne sera que mensonge ; j’aime mieux avec toi être un pèlerin sur la terre que sans toi possesseur du ciel. Le ciel est où tu es, la mort et l’enfer où tu n’es pas, c’est toi seul que je désire. »

Il est donc impossible de servir à la fois Dieu et le monde. Tu dois t’éloigner de tes amis et connaissances et renoncer à toute consolation temporelle. L’amour de Dieu en tant qu’être personnel est un amour particulier, personnel, exclusif. Comment aimer en même temps Dieu, je dis Dieu, et une femme mortelle ? Ne serait-ce pas les placer sur un pied d’égalité ? Pour l’âme vraiment éprise de l’amour divin, l’amour de la femme est impossible, est un adultère. « L’homme marié, dit saint Paul, songe à plaire à la femme ; le célibataire songe à plaire à Dieu. »

Le vrai chrétien ne sent pas plus en lui le besoin de l’amour naturel qu’il ne sent celui de la science, d’une éducation progressive, parce que cette éducation repose sur un principe mondain, antipathique à la fantaisie. Dieu compense pour lui le manque de perfectionnement, d’amour, de femme et de famille. L’homme et la femme réunis font seuls l’homme complet, réel ; leur union constitue l’existence de l’espèce, car elle est la source de la pluralité, la source des autres hommes. Aussi quiconque, loin de nier sa virilité, se sent homme et reconnaît ce sentiment comme conforme à la nature et à ses lois, se sent et se sait un être partiel, défectueux, à qui il faut un complément pour former l’homme parfait, l’humanité véritable. Le chrétien, au contraire, dans sa subjectivité fantastique et surnaturelle, se croit un, accompli, et le penchant du sexe s’opposant à cette manière de voir, se mettant en contradiction avec son idéal, l’être suprême, il doit le fouler aux pieds, l’anéantir.

Ce n’est pas que le chrétien ne sente quelquefois l’amour du sexe ; mais, nous le répétons, il lui paraît nécessairement en désaccord avec sa destinée céleste ; il voit en lui un besoin purement naturel, — naturel dans le sens grossier et méprisable qu’a ce mot dans le christianisme, — et non un besoin moral, intime, métaphysique, pour ainsi dire essentiel, tel que l’homme le ressent lorsqu’il reconnaît dans la différence sexuelle une partie intégrante de son être. Le mariage dans le christianisme n’est donc pas réellement saint ; il ne l’est qu’en apparence, car son principe naturel, l’amour du sexe, — bien que le mariage civil soit mille fois en désaccord avec lui, — est un principe profane, exclu complétement du ciel. Or, ce que l’homme exclut du ciel, il l’exclut de lui-même. Le ciel est son trésor. Ne t’occupe pas de ce qu’il fait sur la terre, de ce qu’il y permet et sanctionne ; ici il est obligé de s’accommoder de beaucoup de choses qui l’entravent, qui n’entrent pas dans son système ; ici il. évite tes regards, car il se trouve parmi des êtres étrangers qui l’intimident. Mais épie-le lorsqu’il jette de côté l’incognito, lorsqu’il se montre dans sa vraie dignité. C’est dans le ciel qu’il parle comme il pense, c’est là que tu peux connaître son opinion véritable. Là où est le ciel, là est son cœur ; le ciel est son cœur mis à nu. Le ciel n’est que l’idée du vrai, du bien, du beau, de ce qui doit être, la terre l’idée du faux, du mal, du laid, de ce qui ne doit pas être. Or le chrétien n’admet pas dans son ciel la vie de l’espèce ; il n’y a là-haut que des individus sans sexe, « que des esprits ; » là règne la subjectivité absolue, — donc le chrétien regrette de sa vraie vie, la vie de l’espèce ; il nie le principe du mariage comme détestable, souillé par le péché, — car la vie sans souillure, la seule vraie, est la vie céleste.