Essence du christianisme/Première partie/chap 19

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 206-224).

XIX

LE CIEL CHRÉTIEN OU L’IMMORTALITÉ PERSONNELLE

La vie célibataire, ascétique est le chemin direct de la vie céleste, immortelle, car le ciel n’est pas autre chose que la vie subjective, absolue, en dehors de la nature, du sexe et de l’espèce. La foi à l’immortalité personnelle a pour fondement la foi que la différence sexuelle n’est qu’une addition extérieure et inutile à l’individualité, que l’individu est en lui-même sans sexe, par lui-même complet et absolu. Mais l’être sans sexe est un être qui n’appartient à aucune espèce ; la différence sexuelle est le cordon ombilical qui lie l’espèce à l’individualité, et l’être qui n’est d’aucun sexe n’appartient qu’à lui-même, est indépendant, divin, sans besoin d’aucune sorte. La vie céleste ne devient donc une certitude que là où disparaît la conscience de l’identité de notre nature avec celle d’autres êtres, la conscience de la communion sociale. Celui qui vit dans la conscience pleine et entière de cette communauté de nature avec ses semblables, dans la conscience de l’espèce comme dans une vérité, ne regarde pas le sexe comme une espèce de pierre d’achoppement mécanique, mais comme une partie chimique intégrante de son être. Il se sait homme et en même temps déterminé par le sexe qui non-seulement pénètre jusqu’à la moelle des os, mais encore détermine son essence la plus intime, sa manière de sentir, de penser et de vouloir. Imposant des règles à son imagination par la contemplation de la vie réelle, de l’homme vrai, il ne peut pas se figurer une vie dans laquelle cessent tout à la fois la vie de l’espèce et la différence sexuelle, il regarde l’individu sans sexe, l’esprit céleste comme une création arbitraire de la fantaisie.

Mais pas plus que de la différence sexuelle l’homme ne peut faire abstraction de sa manière d’être spirituelle et morale qui correspond entièrement à sa manière d’être naturelle. Instruit par l’étude de l’univers entier, il se voit nécessairement lui-même comme un être partiel dont la nature consiste précisément à n’être qu’une partie du tout ou un tout relatif. Aussi est-ce avec droit que chacun regarde son occupation, son état, son art, sa science comme ce qu’il y a de plus élevé, parce que l’esprit de l’homme n’est pas autre chose que le mode essentiel de son activité. Celui qui a de la valeur dans son art ou son métier, qui remplit bien son poste, comme on dit, qui est dévoué de corps et d’âme à sa vocation, celui-là regarde cette vocation comme la plus haute et la plus belle. Comment pourrait-il, en effet, nier dans son esprit, dans sa pensée, ce qu’il célèbre dans l’action, en y consacrant avec joie toutes ses forces ? Comment me serait-il possible de consacrer mon temps et mes efforts à des objets indignes de mon estime ? Si j’y suis obligé, mon travail ne sera-t-il pas pour moi une occupation malheureuse qui me mettra en désaccord avec moi-même ? Travailler, c’est servir. Impossible donc de servir, de nous soumettre à un objet qui, dans notre esprit, n’a pas une valeur grande et réelle. En un mot, l’occupation de l’homme détermine son jugement, sa manière de voir et de sentir. Plus elle est d’un genre élevé, plus l’homme s’identifie avec elle ; il en fait le but de sa vie, déclare que c’est son âme le principe du mouvement en lui. Or, par son but, par l’activité qui le réalise, l’homme est en même temps quelque chose pour lui-même et quelque chose pour les autres, pour l’espèce, la communauté. L’homme qui a conscience de l’espèce comme d’une réalité, qui vit en elle et pour elle, regarde son existence pour autrui, sa manière d’être publique, utile à tous, comme son existence propre, son être immortel ; il vit de toute son âme et de tout son cœur pour l’humanité. Comment pourrait-il tenir encore en réserve une existence particulière, se séparer de l’humanité ? Comment nier dans la mort ce qu’il affirme si fortement dans la vie ?

La vie céleste, ou ce que nous n’en distinguons plus, l’immortalité personnelle est une doctrine caractéristique du christianisme. Elle se trouve bien en partie déjà chez les philosophes païens, mais elle n’y a que l’importance d’une fantaisie, parce qu’elle ne concorde pas avec l’ensemble de leur manière de voir. Quelles contradictions ne rencontre-t-on pas dans ce que disent les stoïciens, par exemple, sur ce sujet ? C’est chez les chrétiens seulement que ce dogme trouva le principe d’où il dérive comme une vérité qui se comprend d’elle-même. La contemplation du monde, de la nature, de l’espèce, arrêtaient les anciens sur cette pente ; ils faisaient une distinction entre le principe de vie et le sujet vivant, entre l’âme, l’esprit et leur propre moi, tandis que le chrétien abolit toute différence entre l’âme et la personne, l’espèce et l’individu, et plaça en lui-même immédiatement tout ce qui ne se rencontre que dans la totalité du genre humain. Mais l’unité immédiate de l’espèce et de l’individualité est précisément le principe suprême, le dieu du christianisme et la conséquence de ce principe, c’est l’immortalité de la personne.

Ou plutôt : la foi à l’immortalité personnelle est complétement identique avec la foi au Dieu personnel, c’est-à-dire le Dieu chrétien exprime la même chose que la foi au ciel. La personnalité infinie, c’est Dieu ; mais la personne immortelle n’est que la personnalité dégagée des liens et des passions de la terre, et par cela même infinie. La seule différence consiste en ce que Dieu est le ciel spirituel, tandis que le ciel est le Dieu visible, manifesté aux sens. On pense en Dieu l’objet chéri de la fantaisie qu’on place dans le ciel. Dieu est le ciel encore dans les langes, pour ainsi dire ; le ciel vrai est le ciel développé. Dans le présent, Dieu est le royaume céleste, dans l’avenir ce royaume est Dieu. Dieu est la caution, la présence et l’existence encore abstraites de l’avenir, le paradis anticipé ! Dieu est notre être futur, distinct de nous tels que nous sommes dans cette vie et avec notre corps, devenu objet dans l’idéal. Il est l’idée de l’espèce qui là-haut sera individualisée, deviendra une réalité ; l’essence pure, libre, céleste qui deviendra être, la félicité qui se développera dans une multitude de bienheureux. C’est ce qu’exprime suffisamment la croyance d’après laquelle la vie heureuse est l’unité avec Dieu. Ici nous sommes différents et séparés de Dieu ; là-haut tombe le mur de séparation ; ici la divinité est un monopole, là-haut un bien commun, ici une unité abstraite, là-haut une pluralité concrètes.

Ce qui rend quelque peu difficile l’intelligence de cette question, c’est que la fantaisie, d’un côté par l’idée de la personnalité et de l’indépendance de Dieu, de l’autre par l’idée d’une multitude d’élus qu’elle transporte dans un empire, peint avec des couleurs sensuelles, coupe en deux l’unité et la simplicité de son objet. En vérité, il n’y a aucune différence entre la vie absolue dont on fait Dieu et la vie absolue dont on fait le ciel. Ce qui trompe, c’est que le ciel développe sous les trois dimensions ce que Dieu concentre en un point. La croyance à l’immortalité de l’homme est la croyance à la divinité de l’homme et réciproquement la foi en Dieu n’est que la foi à la personnalité pure, dégagée de ses liens et par cela même immortelle. La fantaisie ou la sophistique peuvent seules faire ici des distinctions : on est allé jusqu’à mettre des degrés dans la félicité des habitants du ciel pour établir une différence entre Dieu et les élus. Cet artifice peut faire juger des autres.

L’unité de la personnalité divine et de notre personnalité dans le ciel se montre même dans les preuves populaires de l’immortalité. S’il n’y a pas une autre vie meilleure, Dieu n’est ni juste ni bon. La justice et la bonté de Dieu dépendent ainsi de la durée des individus après la mort ; mais sans bonté et sans justice Dieu n’est pas Dieu ; par conséquent l’existence de Dieu est subordonnée à l’existence des personnes. Si je ne suis pas immortel, je ne crois pas en Dieu ; qui nie l’immortalité nie Dieu ; mais cette négation m’est impossible : aussi certainement Dieu existe, aussi certaine est ma félicité. Cette félicité m’est garantie par lui. C’est mon intérêt que Dieu soit, comme c’est mon intérêt de vivre éternellement. Dieu est mon existence cautionnée, la subjectivité des sujets, la personnalité des personnes. En Dieu je fais de mon futur un présent, d’un verbe un substantif ; comment l’un pourrait-il être séparé de l’autre ? Dieu est l’existence qui correspond à mes sentiments et à mes vœux ; la nature, le monde sont une existence en désaccord avec mes vœux et mes sentiments. Les choses ne sont pas ici comme elles devraient être, aussi ce monde passera-t-il ; mais Dieu est l’être qui est comme il doit être, la personnification de la sentence populaire qui fait de lui l’exécuteur, c’est-à-dire la réalité, l’accomplissement de nos désirs. Or, le ciel est précisément l’existence d’accord avec nos désirs et nos aspirations ; il n’y a donc aucune différence entre le ciel et Dieu. Dieu est la puissance par laquelle l’homme réalise son éternelle félicité, il est la dernière et la plus haute certitude qu’a l’homme de l’absolue vérité de son être.

La doctrine de l’immortalité est la doctrine dernière, le dernier mot de la religion, le testament où elle a écrit ses dernières volontés. Elle y exprime sans détours ce que partout ailleurs elle passe sous silence. Si ailleurs il s’agit de l’existence d’un autre être, ici il s’agit évidemment de notre propre existence ; si ailleurs l’homme dans la religion fait dépendre son être de l’être divin, ici il fait dépendre l’être divin du sien propre ; ce qui ailleurs est pour lui la vérité primitive, immédiate devient ici une vérité secondaire, dérivée. Si je ne suis pas éternel, Dieu n’est pas Dieu ; s’il n’y a pas d’immortalité, il n’y a pas de Dieu. Et l’apôtre a déjà tiré cette conclusion : « Si nous ne ressuscitons pas, Jésus-Christ n’est pas ressuscité, et tout n’est rien. » Edite, bibite. On peut, il est vrai, tempérer ce qu’il y a de repoussant en réalité ou en apparence dans ces preuves populaires en évitant cette forme de conclusion ; mais pour cela il faut faire de l’immortalité une vérité analytique, de telle sorte que l’idée de Dieu, conçu comme personnalité ou subjectivité absolue, soit déjà en elle-même l’idée de l’immortalité ! — Dieu est la garantie de mon existence future parce qu’il est déjà la certitude et la vérité de mon existence présente, mon salut, ma consolation, ma protection contre les puissances du monde extérieur. Ainsi je n’ai pas besoin de conclure expressément à l’immortalité, d’en faire une vérité à part ; si j’ai Dieu, j’ai la vie immortelle. Il en était ainsi chez les profonds mystiques chrétiens. Dieu était leur vie éternelle. Dieu, la félicité subjective était pour leur conscience ce qu’il est en lui-même, c’est-à-dire en l’absence de la religion.

Il est donc prouvé que Dieu est le ciel, que tous les deux ne sont qu’une seule et même chose. La réciproque eût été plus facile à démontrer, à savoir que le ciel de l’homme est son Dieu ; tel l’homme se représente le ciel tel il se représente Dieu ; le contenu de l’un est le même que le contenu de l’autre. Seulement, dans le ciel se trouve à l’état de peinture sensible, de réalisation ce qui en Dieu n’est qu’à l’état d’idée ou de conception. Le ciel est donc la clef des mystères les plus secrets de la religion, — il est objectivement l’essence dévoilée de la divinité, subjectivement l’expression la plus sincère des pensées religieuses les plus intimes. Aussi les religions sont-elles aussi diverses que les paradis, et il y a autant de paradis différents qu’il y a de différences essentielles entre les hommes. Les chrétiens eux-mêmes sont loin de se représenter le ciel d’une manière identique.

Seuls les prudents parmi eux ne pensent et ne disent rien de la vie future, sous prétexte qu’elle est inintelligible et qu’on ne peut la juger qu’en se servant d’une mesure terrestre et qui n’a de valeur qu’ici-bas. Toutes les idées que nous nous en faisons ne sont, selon eux, que des images par lesquelles l’homme essaie de se représenter un monde impossible à connaître dans son essence, mais dont cependant l’existence est certaine. Il en est ici comme pour Dieu ; son existence est certaine, mais sa nature est impénétrable. Mais quiconque parle ainsi ne se casse plus la tête à propos du monde ultramondain. S’il y tient encore, c’est ou bien parce qu’il ne pense jamais à de pareils sujets, ou bien parce que c’est pour lui un besoin du cœur ; déjà trop rempli des choses réelles, il l’écarte autant que possible de sa vue ; sa tête nie ce que son cœur affirme, car c’est nier le ciel que de lui enlever toutes les qualités par lesquelles seules il est pour l’homme un objet réel et capable d’agir sur lui. La qualité ne diffère pas de l’existence, elle n’est pas autre chose que l’existence réelle. L’existence sans attributs est une chimère, un fantôme. La doctrine de l’incompréhensibilité de Dieu, comme celle de l’insondabilité du monde à venir ne sont pas des doctrines religieuses, elles sont les produits d’une incrédulité qui ne s’est pas encore entièrement débarrassée de la religion ou plutôt qui se cache sous son manteau. L’existence de Dieu ou du ciel ne nous est donnée qu’avec certaines manières de nous les représenter. Ainsi, le chrétien ne croit qu’à l’existence de son paradis, c’est-à-dire d’un ciel de qualité chrétienne, et non au paradis des Mahométans ou à l’Église des Grecs. L’attribut est partout la première certitude ; l’existence se comprend d’elle-même quand l’attribut est certain. On ne voit pas dans le Nouveau Testament de preuves, de propositions générales où il soit dit, par exemple : « Il y a un Dieu et une vie céleste. » On n’y parle que des conditions de cette vie : « Là on ne verra plus ni époux ni épouses. » Cela est naturel, peut-on répondre, parce que l’existence du ciel est supposée déjà ; mais on attribue ainsi une distinction réfléchie à l’esprit religieux qui n’en connaît rien. L’existence est supposée assurément, mais parce que la qualité est déjà l’existence, parce que l’imagination religieuse dans sa naïveté et sa simplicité premières, de même que l’homme primitif ne voit l’être en soi, l’être véritable que dans et par les qualités qui se font sentir. Ce passage du Nouveau Testament suppose donc que la vie virginale ou plutôt sans sexe est la vie véritable, mais il la met dans l’avenir, parce que la vie réelle est en contradiction avec cette manière de concevoir le bonheur et la perfection. La certitude de la vie future repose sur la certitude de ses conditions, parce que celles-ci sont d’accord avec la vie vraie, la vie suprême correspondante à l’idéal.

Là où l’autre vie est réellement un objet de foi, là elle est aussi une vie déterminée précisément à cause de sa certitude. Si je ne sais pas ce que je serai et comment je serai un jour, s’il y a une différence absolue, essentielle entre mon avenir et mon présent, je ne saurai pas non plus comment j’étais auparavant ; l’unité de ma conscience sera détruite, un autre être aura pris ma place et mon existence future ne sera en réalité que néant. S’il n’y a au contraire aucune différence essentielle, l’autre vie est pour moi un objet facile à connaître et à déterminer. Et il en est réellement ainsi ; je suis l’être persistant au milieu du changement de toutes les conditions : je suis la substance qui unit le passé et le futur. Comment l’autre vie pourrait-elle être obscure pour moi ? C’est le contraire qui est vrai. La vie de ce monde est une vie obscure, inintelligible, qui ne devient claire que par l’autre ; ici, je suis un être emmailloté, déguisé ; là tombera le masque et je serai ce que je suis en vérité. Le doute sur la possibilité de comprendre la vie qui suivra la mort est donc une invention du scepticisme religieux qui se méprend d’une manière absolue sur la religion parce que depuis longtemps il lui est devenu étranger. L’incrédulité qui en même temps est encore foi met bien les choses en doute, mais elle n’a pas assez de pensée et de courage pour en douter ouvertement : elle se contente de tergiverser, de dire que ce ne sont que des images. L’histoire prouve toujours le mensonge et la nullité de ce scepticisme ; dès que l’on doute de la vérité des images qui représentent la vie immortelle, doute qu’on puisse exister, comme le dit la foi, par exemple, sans corps matériel ou sans sexe, on doute bientôt de l’existence à venir en général. — Avec l’image la chose s’évanouit, — parce que l’image est la chose elle-même.

La foi au ciel ou en général à une autre vie repose sur un jugement ; elle exprime à la fois louange et blâme. Elle est de nature critique, elle fait une anthologie dans la flore de ce monde, et cette anthologie critique est le ciel. Ce que l’homme trouve beau, bon, agréable est pour lui l’être qui seul doit être ; ce qu’il trouve mauvais, laid, désagréable est pour lui l’être qui ne doit pas être, et qui, s’il existe, est condamné à périr, c’est-à-dire l’être nul. L’autre vie n’est pas autre chose que la vie d’accord avec le sentiment et l’idée auxquels celle-ci fait une opposition permanente. L’avenir n’a pas d’autre sens que celui-là ; il doit détruire cette scission, réaliser un état de choses en harmonie avec le sentiment dans lequel l’homme sera d’accord avec lui-même. Un avenir inconnu est une chimère ridicule. L’avenir est la réalisation d’une idée connue, la satisfaction d’un besoin éprouvé, l’accomplissement d’un désir inexaucé, la mise à l’écart des obstacles qui entravent l’idée dans sa marche. Où serait la consolation, où serait le sens de la vie future, si en y plongeant mes regards, je ne rencontrais que des ténèbres profondes ? Non ! là doit resplendir avec l’éclat du métal purifié ce qui ne brille ici que des couleurs confuses du métal oxydé. La doit s’opérer la séparation de l’or pur d’avec les substances étrangères qui le souillent, la séparation du bien et du mal, du plaisir et de la peine, de la gloire et de l’ignominie. L’autre vie est la fête de noces où l’homme conclut l’alliance avec sa bien-aimée. Depuis longtemps sa fiancée lui était connue, depuis longtemps il soupirait pour elle ; mais des circonstances extérieures, l’insensible réalité, s’opposaient à leur union. Le jour du mariage, son amante ne devient pas un autre être, car ce changement rendrait absurdes ses ardentes aspirations ; ce jour-là elle devient la sienne, d’objet de ses désirs un objet de possession réelle. En ce sens, l’avenir céleste est bien une image, mais non pas l’image d’une chose étrangère et inconnue ; c’est au contraire le portrait des êtres que l’homme aime et préfère entre tous. L’objet de l’amour de l’homme, c’est son âme. Le païen renfermait dans des urnes les cendres des morts aimés ; pour le chrétien le ciel est le mausolée où il renferme son âme à jamais.

Pour bien se rendre compte d’une croyance, de la religion en général, il est nécessaire de les étudier dans leurs degrés inférieurs, dans leur forme la plus grossière. On doit examiner la religion non-seulement sur une ligne sérielle ascendante, mais encore dans toute la largeur de son existence. Pour la critique de la religion absolue il faut avoir présentes à l’esprit toutes les religions diverses et ne pas les laisser en arrière, dans le passé, si on veut juger convenablement, soit la première, soit les dernières, et les estimer à leur juste valeur. Les aberrations les plus épouvantables, les écarts les plus sauvages de la conscience religieuse permettent souvent de jeter les regards les plus profonds dans les mystères de la religion absolue. Les représentations en apparence les plus grossières sont presque toujours les plus enfantines, les plus innocentes et les plus vraies. C’est ce qui a lieu pour la représentation de l’autre monde. « Le sauvage » dont la connaissance ne s’étend pas au delà des frontières de son pays natal, qui a pour ainsi dire vécu et grandi avec lui, fait entrer aussi cette patrie dans son monde à venir. Là cependant, ou bien il laisse la nature telle qu’elle est, ou bien il l’améliore, et il triomphe ainsi des veux de la vie présente dans l’idée qu’il se fait d’une autre vie. Il y a dans cette conception étroite des peuples encore barbares un trait bien saisissant. Le monde futur n’exprime chez eux que la nostalgie. La mort sépare les hommes de leur famille, de leur peuple, de leur patrie. Celui dont la connaissance est trop bornée ne peut supporter cette séparation ; il lui faut absolument retourner dans le pays de ses ancêtres. Les nègres de l’Inde occidentale se donnaient la mort pour éprouver la joie de ce retour. Ce sentiment étroit est juste le contraire du spiritualisme fantastique qui fait de l’homme un vagabond pour lequel la terre est indifférente et dont la destinée est de voyager d’étoile en étoile. Il repose sur une vérité. L’homme, quelle que soit son activité personnelle, est ce qu’il est par la puissance de la nature, — et même son activité a dans la nature son fondement, du moins dans sa nature à lui. Soyons donc reconnaissants envers l’ensemble des choses qui nous entourent ; l’homme ne s’en laisse point séparer. Le Germain qui a pour divinité l’activité individuelle, indépendante, doit son caractère à la nature tout aussi bien que l’homme de l’Orient. Blâmer ou dénigrer l’art, la religion, la philosophie de l’Inde, c’est blâmer et dénigrer la nature indienne. Vous vous plaignez du critique qui détache à dessein quelques phrases de l’ensemble de vos œuvres pour les rendre ridicules en les séparant de ce qui leur donnait un sens. Pourquoi faites-vous donc ce que vous reprochez aux autres ? Pourquoi arrachez-vous la religion indienne à l’ensemble des rapports au milieu desquels elle est aussi raisonnable que votre religion absolue ?

La foi à une vie après la mort n’est donc, chez les peuples sauvages, que la foi directe, immédiate à la vie présente. Cette vie a pour eux, même avec ses incommodités locales, une valeur absolue ; ils ne peuvent pas en faire abstraction, s’y représenter une seule lacune ; c’est-à-dire ils croient à son infinité, à sa durée éternelle. C’est seulement lorsque la foi à l’immortalité devient une foi critique, que l’on distingue entre ce qui est passager ici-bas et là-haut persistant, qu’on arrive à l’idée d’une vie autre et placée ailleurs. Mais cette critique, cette distinction ne sortent pas néanmoins du cercle de la vie terrestre. Ainsi les chrétiens admettent deux vies différentes, l’une naturelle et l’autre chrétienne, la première mondaine et sensuelle, la seconde spirituelle et sainte ; mais la vie céleste n’est pas autre chose que la vie spirituelle d’ici-bas différente de la vie de nature, mais par malheur encore enchaînée avec celle-ci. Ce dont le chrétien cherche à se purifier, à se débarrasser ici-bas, il en purifie et débarrasse le ciel. La seule différence consiste en ce que dans le ciel il est libre de ce dont il désire être délivré sur la terre et dont il cherche aussi à se délivrer par la volonté, la prière et la continence. Aussi la vie présente est-elle pour le chrétien une vie de peine et de tourments, parce qu’il y a à combattre les passions de la chair et les attaques du démon.

La foi des peuples cultivés diffère donc de la foi des peuples barbares par cela seul qui fait la différence de la civilisation et de la barbarie ; c’est-à-dire la foi de la civilisation est une foi abstraite qui distingue et sépare. Partout où se fait une distinction il y a jugement, et là où il y a jugement, il y a une séparation établie entre le positif et le négatif, le bien et le mal. La foi des sauvages est une foi sans jugement ; l’homme civilisé juge, et pour lui il n’y a que la vie civilisée qui soit la vraie, comme pour le chrétien, il n’y a que la vie chrétienne. L’homme primitif et grossier se permet d’entrer dans l’autre monde sans façon et tel qu’il est ; cet autre monde est sa nudité naturelle. Le civilisé, au contraire, est choqué d’une vie future aussi inconvenante et déréglée, parce qu’il est déjà choqué ici de l’inconvenance et du déréglement de la vie de nature. La foi à la vie future n’est donc que la foi à la vie terrestre telle qu’elle devrait être. Le contenu essentiel de l’autre monde est aussi le contenu essentiel de ce monde-ci. La foi au ciel n’est pas la foi à une vie autre, inconnue, mais la foi à la vérité, à l’infinité et par conséquent à l’éternité de la vie qui déjà ici-bas passe pour la seule vraie, la seule pure et digne de l’homme.

Comme Dieu n’est que l’être humain purifié de ce qui, soit dans le sentiment, soit dans la pensée, paraît être un mal ou un obstacle à l’individu, de même le ciel n’est que la terre purifiée de ce qui y paraît être un mal ou un obstacle. Plus est claire et précise la connaissance qu’a l’individu de ces obstacles et de ces maux, plus est claire et précise la connaissance qu’il a du monde où ils doivent s’évanouir. Ce monde est le sentiment, l’image préconçue de notre liberté, de la rupture des entraves qui gênent ici l’existence individuelle. La marche de la religion ne se distingue de la marche de l’homme naturel ou raisonnable qu’en ce qu’elle décrit une courbe, une circonférence pour faire le chemin que celui-ci parcourt sur la ligne droite ou la plus courte. L’homme naturel reste dans sa patrie parce qu’il s’y trouve bien, que tout en lui y est satisfait ; la religion qui prend sa source dans un mécontentement, une scission, abandonne le pays natal, s’éloigne, mais pour ressentir dans cet éloignement le regret d’autant plus vif du bonheur de la patrie. Dans la religion, l’homme se sépare de lui-même, mais seulement pour revenir toujours au même point d’où il est parti ; il se nie pour s’affirmer ensuite, et cette fois sous une forme plus glorieuse. Il rejette ce monde pour le reconstruire à la fin sous le nom et les attributs d’un autre ; cet autre n’est que le premier perdu et retrouvé et brillant avec plus d’éclat dans la joie du retour. L’homme religieux renonce au bonheur de la terre, mais pour gagner par compensation le bonheur du ciel, ou plutôt il y renonce parce qu’il vit déjà dans la possession, du moins spirituelle, du bonheur céleste, qui n’est que celui de la terre sans les incommodités de la vie réelle. Ce n’est pas la réalité des choses, c’est leur image qui est l’essence de la religion. Le ciel est la terre dans le miroir de la fantaisie. Cette image enchanteresse est l’image primitive, le modèle du monde présent. Ce monde-ci n’est qu’un reflet, une apparence de l’autre monde spirituel. Le paradis est la terre embellie, purifiée de toute matière grossière, contemplée dans l’image originale.

Purifiée et embellie, ai-je dit ; — or, une amélioration, un embellissement des choses supposent en elles un défaut, un sujet de mécontentement pour nous. Mais ce mécontentement n’est que superficiel. On ne leur refuse pas une certaine valeur ; seulement, telles qu’elles sont, elles n’ont pas le don de nous satisfaire. On rejette en elles certaines conditions ; certaines qualités, mais non leur essence ou leur nature, car autrement on s’empresserait de les faire disparaître. Si une maison me déplaît, je la fais raser et non pas embellir. La foi au ciel rejette ce monde, mais non pas son essence, pour ainsi dire, — quelque chose seulement déplaît dans sa manière d’être. Ainsi, la joie plaît aux croyants, — qui ne ressentirait la joie comme quelque chose de vrai, d’essentiel ? — mais il leur déplaît que la joie soit ici-bas suivie de sensations contraires, qu’elle ne dure qu’un instant. Ils l’admettent donc dans le monde futur, mais avec les attributs de l’infinité, de la divinité ; ce monde est pour eux le règne du bonheur ; il est vrai que d’abord ils en avaient fait un attribut de Dieu, qui n’est que la joie éternelle réalisée dans un être. L’individualité leur plaît, mais non avec les penchants de la chair ; aussi ne l’acceptent-ils que complètement pure, absolument subjective. La lumière leur plaît, mais non la pesanteur qui leur paraît être un obstacle, mais non la nuit dans laquelle l’homme est sous la dépendance de la nature. Là-haut il y a lumière, mais pas de pesanteur, pas d’obscurité ; il y règne un jour pur et sans fin.

Si l’homme, en s’écartant de sa propre nature, en s’affirmant en Dieu, ne fait que tourner autour de lui-même pour revenir toujours au même point, de même en s’éloignant de ce monde, il finit toujours par y retourner. Plus Dieu paraît à l’origine en dehors et au-dessus de l’homme, plus il se montre humain dans la conclusion. Plus la vie céleste semble d’abord surnaturelle, plus elle manifeste à la fin son identité avec la vie terrestre, identité qui s’étend jusqu’au corps, jusqu’à la chair. D’abord il s’agit de la distinction de l’âme et du corps, comme dans l’idée de Dieu de la distinction de l’espèce et de l’individu. Dans la mort spirituelle, le corps mort qui reste en arrière, c’est la personne ; l’âme qui s’en est séparée, c’est Dieu. Mais cette scission ne doit pas être éternelle. Toute séparation d’êtres qui s’appartiennent l’un à l’autre est une séparation douloureuse. L’âme regrette son compagnon perdu, le corps ; Dieu regrette la partie de lui-même qui le réalise, l’homme. De même que Dieu redevient homme, de même l’âme retourne dans son corps. Il est vrai que ce corps nouveau est lumineux, transparent, miraculeux ; mais, — et c’est là l’important, — c’est un corps autre et pourtant le même, comme Dieu est un être autre et pourtant le même que l’être humain. Nous voilà revenus au miracle, à l’identité des contradictoires. Le corps surnaturel est un corps de fantaisie, sans pesanteur aucune, purement subjectif. La foi à l’autre monde n’est que la foi à la vérité de la fantaisie, comme la foi à Dieu n’est que la foi à la vérité et à l’infinité des sentiments et de l’imagination de l’homme, ou bien, de même que la foi à Dieu n’est que la foi à l’être humain abstrait, de même la foi à l’autre monde n’est que la foi à ce monde-ci purifié et sublimé par l’abstraction.

Le contenu du monde futur est le bonheur, le bonheur éternel de la personnalité arrêtée ici par la nature dans son développement. La foi au monde futur est par conséquent la foi à la liberté, à l’éternité et à l’infinité du sujet personnel, non pas dans l’idée de l’espèce qui se perpétue par des individus toujours nouveaux, mais dans les individus déjà existants ; c’est la foi de l’homme en lui—même. D’un autre côté, la foi au ciel est la même chose que la foi à Dieu — Dieu est la personnalité pure, absolue, indépendante de la nature ; il est ce que doivent être les individus, ce qu’ils deviendront ; croire en Dieu c’est donc croire à la vérité et à l’infinité de l’être humain — l’être divin n’est que l’être de l’homme dans sa subjectivité sans bornes et absolument libre.

Notre programme est rempli. Nous avons analysé l’essence surhumaine, surnaturelle et ultramondaine de Dieu. Les parties fondamentales se sont trouvées n’être que les parties intégrantes qui constituent l’essence de l’homme. Notre conclusion nous a ramenés à notre point de départ. L’homme est le commencement de la religion, l’homme le centre de la religion, l’homme la fin de la religion.