Aller au contenu

Et le feu s’éteignit sur la mer…/24

La bibliothèque libre.
◄   Chapitre XXII Chapitre XXIV   ►


XXIII

Dans l’île, dès mardi matin, la nouvelle de l’adultère et de la fuite s’était répandue comme la gale. On en glosait déjà sur le pas des portes, dans le fond des boutiques, et signe plus décisif — chez Morgano, le grand café — ritrovo du cru. Aussi, l’intérêt s’exacerba-t-il, vers midi, à l’arrivée inopinée du père Maleine, du Maestro, — comme on le dénommait à Capri, — qui venait en incognito faire la surprise annoncée dans son télégramme.

— Ça me gratte de savoir ce qu’il va faire, glapit la marchande de légumes embusquée sur la Piazza. La marchande passait pour une compétence en fait de scandales. — Ma che ! répondait un coiffeur aux cheveux encre, déplorablement huilés, ma che ! il vient ramasser sa famille. — Accidenti ! répliquait la commère avec la bouche en parapluie des dédains ultimes… Puis maternelle, soudain, elle cueillait un animalcule sur le col du jeune merlan et retournait à ses salades.

— Eh ben, ma foi, ça s’appelle un couac à l’orchestre ! Pas besoin de se la fouler, mes p’tits ! Ce furent là les premières paroles et la seule morale du père lorsqu’il eut tout appris. On l’avait, après déjeuner, directement conduit à la maison de Nelly. Il ne trouvait personne. Après tout, des gens qui vont se marier, ça se ballade ! suggérait-il. Et, philosophe, il enjoignait au guide de lui indiquer l’atelier de son fils. Il tombait dans le studio en aérolithe et Dieu sait avec quelle tête trouvait Gérard et Nelly rangés en bougeoirs, sentait de suite qu’il y avait eu quelque chose, s’enquérait…

Mais Gérard devant cette philosophie moitié indifférente moitié cynique se révoltait :

— Voyons, tu ne vois donc pas où nous en sommes tous les deux ? Cette pauvre Nelly que tout Paris a vue avec ce misérable… Moi qui n’avais sur terre d’autre bonheur que Muriel… Alors tu t’en moques ?

— Non, je ne m’en moque pas, mon petit Gérard répliquait le vieux Maleine, exceptionnellement tendre. Je ne m’en moque pas. Mais je crois qu’il serait très utile de s’en moquer. Tu es assez grand pour connaître la vie. Eh bien, la vie est remplie de choses que l’on doit oublier. Se ficher d’un souvenir, voilà la meilleure manière de n’y plus penser.

— Cependant, père. Il s’agit, d’un côté, de l’honneur de ta fille… Quant à moi…

— Quant à toi, nous en reparlerons plus tard. En ce qui concerne Nelly, bah ! la belle affaire ! Et pourquoi mets-tu son honneur là où j’ai mon derrière ? N’a-t-elle pas commencé les bêtises ? Tu m’as écrit, je l’admets, que l’éducation donnée par moi a été un peu lâche et très mêlée. Cependant j’ai prévenu tes sœurs. Tu comprends, que gagnant ma vie au théâtre et par le théâtre, je ne pouvais pas cadenasser les petites dans un Mont-de-Piété quelconque, tablant sur leurs reconnaissances. Un jour ou l’autre elles ont connu les coulisses. Dam ! te dis pas que c’est le Paradis. Mais enfin, moi, j’aurais voulu pour Nelly les planches, la scène, le succès. Avec un peu de travail elle arriverait à se faire une voix charmante. La vertu y importe peu, d’ailleurs ; si elle m’avait compris quand je la mettais en garde contre les turlupinades des hommes elle ne se serait pas laissé conter tant de choses par ce caviar de prince. Tant pis : ce qui est fait est fait. Je te le répète. Elle a donné dans l’amour libre. Libre de se prendre, libre de se plaquer. Qu’elle vienne avec moi ; qu’elle travaille ; qu’elle réussisse ! On n’ira pas savoir si elle ne s’est jamais promenée qu’avec des sœurs de charité. Nous sommes la bohême décorée, nous autres, voire même décorative, et c’est pour ça que je ne lui en veux pas.

Cependant, Gérard, devant cet optimisme veule, restait silencieux. Il comprenait la discussion comme inutile et surtout, oh surtout, ne voulait plus dire un mot au père de ses sentiments à lui. Il souffrait, en ce moment.

Quel milieu, que ce milieu d’artistes ! Eux qui auraient dû respecter l’amour, ils l’écorniflaient de leurs ironies. Nul enthousiasme ! nulle croyance ! La blague seulement. Et en dehors de la blague, leur art : Mais quel art ? Dans deux heures, dans deux minutes peut-être, le vieux Maleine, bâclant le reste, par parisite aiguë, recommencerait sa scie habituelle, parlerait d’une marche, d’une valse, d’une fugue, d’un motif quelconque de sa musique, la prônant jusqu’à plus soif, l’exaltant jusqu’à en perdre le souffle, gardant de l’air pour débiner celle des autres, se débitant, par exemple, comme un épicier quelconque qui fait au coin du trottoir l’inventaire de ses pruneaux. Quant à une émotion, quant à un désir, quant à un souvenir, oui, comme il le disait, le père s’en fichait pas mal, si ça ne sert à rien pour la musique !

Oh ! comme parmi ces égoïstes supérieurs, ces colimaçons de tour d’ivoire, Gérard se sentait bourgeois — petit bourgeois — simple bourgeois. D’instinct, il se trouvait homme sans prétentions et sans malice, qui connaît les joies, les peines, la vie de tout le monde ; qui pleure comme un autre quand il souffre comme un autre, et dont le rire n’est jamais insultant. La seule nostalgie (un peu mélancolique parce que forcément inassouvie) du beau, l’unique enthousiasme de certaines minutes créatrices : voilà qui le ferait, peut-être, un sincère adorateur de l’art. Il aurait rêvé comme cadre à cette existence une destinée pareille à celle que son père avait gâchée… Une femme telle que sa mère, avant qu’elle ne soit malheureuse et frappée. Le sort, au contraire, se plaisait en un chassé-croisé. C’était Muriel qui, sans un regret, broyait un cœur passionné et fidèle ; c’était le compositeur, sans scrupules et narquois, dont la sécheresse de cœur ne s’apitoyait pas, même devant la folie.

— Vois-tu, Nelly, continuait le vieux Maleine, il n’y a que les marchands de nonnettes de pain d’épices et M. Bouguereau pour présenter l’amour comme une colombe avec des fleurs dans le bec. Il n’y a que les poètes à un sou le vers (et c’est déjà très cher) pour se l’imaginer, fondant tel un aigle sur nos pauvres cœurs affolés. Tant qu’on en est aux oiseaux, je le considère, moi, l’amour, ni comme une colombe ni comme un aigle ; il n’est pas timide ni voyant de blancheur. Il n’a pas de majesté rude et courageuse. Il est lâche et magnétique, dissimulé et fort. L’amour ? Mais il me paraît un hibou, plutôt une chouette, tiens. Une chouette pas chouette, si tu veux… Quelque chose de sombre, sentant la poussière et la cave, et qui ne s’aperçoit guère, dont les yeux ronds lumineux et froids impressionnent — des yeux qui ne voient que dans l’ombre — dont les serres puissantes déchiquètent brusquement. Quelque chose enfin qui ne s’attaque qu’aux plus faibles et qu’on fait bien de crucifier. Eh bien, clouons la chouette à la porte, petite. Et allons-nous-en !

Elle suivrait son père, rentrerait à Paris, et prendrait des leçons pour sa voix. Le soir, au dîner qui fût lugubre, Nelly se décida… On interrogeait Gérard sur ses intentions. Quitterait-il Capri, lui aussi ? Cela vaudrait bien mieux. D’après les confidences de sa fille, le compositeur savait que l’île était, malgré ses lignes grandioses, le plus mesquin crachoir à potins qu’on puisse rêver. Il appuyait là-dessus pour entraîner Gérard. Mais le jeune sculpteur se récusait, préférait disait-il, rester fidèle, même en souffrant, au souvenir du passé. Quant aux gens, quant à la populace, cela ne lui importait guère. Dès à présent, le voile du temple était tiré sur ses illusions mortes.

Tout ce qui était humain deviendrait étranger.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Trois jours après, escorté de curiosités et de ricanements, le musicien partait, emmenant Nelly. Gérard les accompagna jusqu’au bateau, jusque sur le quai primitif et grouillant de la Marine. Il embrassa son père et sa sœur. Puis il remonta à pied la route qui serpente entre les vignes et les citronniers, s’arrêta un instant, à mi-côte, devant la porte fleurie du cimetière. Il traversa ensuite le village. Des gens se découvrirent. Son air simple et triste lui attirait la sympathie. Il dévala l’autre côté de la colline, arriva devant sa maison. La petite Nannina, souriante, lui ouvrit la porte. Il entra, sans voir que Nannina était jolie… Déjà, l’ombre du soir errait dans l’atelier semant ses profondeurs atténuantes et mystérieuses. Allons ! il fallait travailler. Travailler pour vivre et pour s’excuser de vivre… Doucement, Gérard découvrit les ébauches. Il y avait là un buste d’elle avec sa taille souple et nerveuse, ses épaules solides, ses seins d’enfant. Il frissonna. Puis il prit les linges, les mouilla, et, pieux, les remit sur la glaise. Ensuite, il alla fermer les fenêtres pratiquées dans la baie comme elle faisait, elle…

Dehors, nue contre la mer d’opales, la Psyché semblait comprendre.


◄   Chapitre XXII Chapitre XXIV   ►