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Et le feu s’éteignit sur la mer…/3

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II

On ne l’avait pas désiré.

Tout petit, au moment où, pour les autres, le cœur ignore la tendresse, où la pensée ignore la vie, Gérard Maleine se révélait un enfant mélancolique et câlin, narquois, et pourtant sensible à l’extrême. On l’entourait d’une indifférence résignée. Son père, le compositeur connu, rarement là, spirituel, veule, gaffeur et noceur, ne s’occupait du gamin qu’entre deux premières ou deux concerts. Il le considérait comme une portée sans importance. Il lui reprochait son nez en trompette, ses oreilles en côtelette de veau et son air d’avoir peur. Sacrebleu ! ajoutait-il, l’âge ingrat n’est pas fait pour les tendresses.

La mère, blonde, exsangue, malheureuse et distraite, déjà malade des nerfs, détestait trop le bruit et suivait trop de régimes pour admettre l’enfant autour de sa chaise longue. D’ailleurs, elle n’aurait voulu que des filles. Et à Gérard elle préférait ses sœurs cadettes, Nelly et Marthe, à cause de leur joli visage.

Lui, n’avait qu’une petite figure brune, fouinarde, aux yeux chinois, un peu moqueurs. Son nez, déjà nommé, lui donnait l’air d’avoir du toupet. Une grande bonne bouche confiante et les oreilles vraiment trop détachées le faisaient, selon les critiques, ressembler à une potiche, à un passe-boule, à un aïeul lointain, ou à Footit.

Cependant, sa joie, vers les huit ans, était de se mettre sur le tapis à plat ventre pour lire de belles histoires. Mais, quand on l’interrogeait sur ce qu’il avait lu, il ne savait pas quoi répondre, tellement il craignait de mal répondre. Alors, il riait avec des envies de pleurer. Et l’on disait à ses parents : Ne désespérez pas encore, c’est sa nature qui veut ça… Aussi ne le gâtait-on point. Dans les disputes avec ses sœurs, il avait toujours tort, même quand c’est lui qui avait été battu. Car les gosselines, avec leur sourire, savent se donner raison. Et jamais de la part du père ni de la mère un baiser qui réveille, un joujou qui amuse, un geste qui dorlote.

Il n’y avait pour cela que grand’maman Pauline, menue comme une souris et qui trottinait par toute la maison dans une robe de chambre hors d’âge, pincettes en main, à la recherche d’un brin de poussière ou d’un fil oublié. Méticuleuse et surannée, grignotant aux repas la moitié d’une caille avec dix petits pois, elle caressait son Gérard, grand’maman Pauline, et l’accueillait de son regard très doux de petite fille vieillie…

Vers douze ans, Gérard avait été mis à Lakanal, vers ces douze ans qui s’éveillent aux délices, qui jouent, qui rient, qui chantent. Au moment où chacun sent en lui le pépiement des flûtes de la jeunesse, au moment où rien n’est sérieux sauf la joie, où le monde entier a l’enfance de l’enfant, on enfermait, conformément aux idées de la république grévisto-athénienne le malheureux dans un lycée.

Il faut avoir vécu, ne fût-ce que quelques mois au fond de ces tout-à-l’égout sinistres pour juger le sans-gêne adorable des parents qui pour se débarrasser d’un pauvre petit témoin inutile, pour faciliter leurs obligations mondaines, simplement pour se rajeunir en supprimant les aînés — pour en être quitte enfin avec les responsabilités d’une éducation personnelle — jettent d’un trait ces enthousiasmes juvéniles, ces ardeurs, ces puretés, ces âmes imprégnées encore de l’humidité et de la douceur des limbes au fond d’une cage, démocratique par sa saleté, moderne par sa laideur ou par ses prétentions, vous imposant un uniforme cérébral et physique, et qui, enfin, ne produit pour l’avenir, que des rachitiques, des fonctionnaires ou des ratés.

Gérard y connut la misère enfumée de la banlieue parisienne, les horizons plats et gris de Vanves, d’Issy, lardés par ces hautes cheminées d’usine, étagés de bâtisses lourdes, d’hôpitaux, de séminaires et d’asiles.

On le faisait venir à la maison chaque quinzaine aux jours de grande sortie.

Une patache, dont le plancher en hiver était couvert de paille, amenait le samedi soir le maigriot au teint terne, aux yeux cernés par la mauvaise nourriture et le manque de sommeil.

Les deux haridelles blanches qui traînaient l’omnibus du lycée s’arrêtaient place de la Concorde. Jean, le domestique de grand’mère Pauline, attendait là, fidèle, avec sa bonne figure rasée de pipelet de guignol. Et pourtant, chaque fois, une peur étreignait l’enfant que personne ne soit là. Oh ! si Jean avait manqué, l’idée de revenir à Lakanal, de refaire en oublié ce chemin si court à l’aller, si terrible au retour !…

Mais non, Jean, régulièrement, ouvrait la porte de la guimbarde, saluait le pion en ouvrant des yeux de pintade, prenait Gérard dans ses bras, le déposait sur le trottoir et vite, ils grimpaient les Champs-Élysées.

Au printemps, en été, soit que les marronniers érigeassent leurs fleurs pareilles à des aigrettes, soit qu’ils fussent tout vêtus de feuilles dont on dirait des mains humaines, Gérard, honteux de son uniforme râpé et de ses souliers d’ordonnance passait sans oser voir les autres gamins heureux, les gosses aimés, les marins aux cols de soie, et les girls en liberty clair. Il se sentait inférieur. Sa pauvre petite âme fière se contractait comme les gorges qui vont sangloter. Il fallait un baiser de grand’mère !

Elle avait été la seule qui ait pu le comprendre. Alors que la mère s’écartait de Gérard sans jamais avoir pour lui de ces simplicités tendres, de ces élans caresseurs, de ces baisers sans paroles, grand’mère Pauline l’avait aimé, gâté, préféré, consolé : C’était elle, qui, Gérard accusé de tous les défauts et des pires méchancetés l’avait défendu. C’était elle qui s’en montrait fière, vantant ses premiers succès obtenus à l’école. C’était elle, enfin, qui, son petit malade, là-bas, était venue le voir et l’avait soigné. Et chaque lundi, lorsque Gérard rentrait après avoir pleuré toute la nuit, elle lui glissait des bonbons et une pièce blanche.

Il avait grandi ainsi, au fur et à mesure de sa mauvaise mine changeant de bahuts et de boîtes. Parfois les succès de son père lui venaient aux oreilles. Des professeurs l’interrogeaient avec bienveillance. Il put s’en acquérir six ou sept moyennant des billets de faveur que grand’mère toujours lui passait. Puis, avec l’âge, des troubles le prenaient, des vertiges, des langueurs…

Il rencontrait parfois, le dimanche, à la maison, des actrices qui venaient voir le Maître, le consulter sur un rôle, entendre une partition ; et le collégien qu’on renvoyait du salon partait, ébloui et inquiet, les yeux pleins de ces belles dames pareilles aux poupées de ses sœurs, et qui sentaient autre chose que les parfums du dortoir.

Une fois, c’était d’ailleurs avant la définitive maladie de sa mère, Gérard fut témoin d’une scène terrible entre M. et Mme Maleine. Des injures on en vint aux coups, et l’adolescent se rappelait comme si ç’avait été hier, sa mère blafarde, soulevée hors de sa chaise longue, griffant au visage le musicien qui l’enserrait, violet de rage, dans ses poignes nerveuses. Le soir même, pensif devant une gravure de 1880, représentant sous le titre d’« Enfin Seuls » un couple de jeunes mariés amoureusement enlacés sous un palmier d’opéra comique, le petit laissait échapper un soupir, et, désignant l’Élu : Au moins, il ne lui a pas encore fait de scènes, celui-là !


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