Euthyphron (trad. Croiset)/Notice
NOTICE
I
DATE DU DIALOGUE ET DESSEIN DE L’AUTEUR
L’entretien fictif qui fait le sujet de l’Euthyphron est censé avoir eu lieu quelques jours avant le procès de Socrate. Mais, par l’objet que Platon s’est proposé, par les intentions qu’on est en droit de lui attribuer, ce dialogue fait réellement suite à l’Apologie. Il procède du même état d’esprit et vise à dissiper les mêmes préjugés ; il complète, sous une forme différente, la partie de ce discours dans laquelle l’auteur, pour des raisons de vraisemblance, avait dû laisser dans l’ombre certaines idées de Socrate. D’ailleurs, par la simplicité de la composition, il ressemble de très près aux dialogues qu’on peut rapporter au même temps. Tout nous autorise à penser qu’il a dû être composé et publié peu après l’Apologie, vers 396 ou 395.
C’est de la piété que s’entretiennent les deux personnages du dialogue, Euthyphron et Socrate. Ce dernier essaye d’en obtenir une définition précise ; et tout le dialogue, en somme, tend à cette définition. On n’y remarque ni incidents dramatiques, ni digressions prolongées, ni développements étendus, ni pensées qui paraissent dépasser ce que l’on peut appeler l’horizon socratique. C’est bien encore la méthode du maître, fidèlement observée. À cet égard, l’Euthyphron ne diffère pas sensiblement de l’Hippias mineur ni de l’Alcibiade, dialogues où se manifeste la première manière de Platon.
Mais pourquoi cette discussion sur la piété est-elle mise expressément en rapport, dès les premiers mots, avec le procès de Socrate ? C’est ici qu’apparaît clairement le dessein de l’auteur.
Socrate avait été accusé d’irréligion et condamné de ce chef ; Platon, qui l’avait connu mieux que personne, le tenait, lui, pour le plus religieux des hommes. Il se sentit obligé de dire quelle était sa religion et, en même temps, d’expliquer le déplorable malentendu qui l’avait fait si étrangement méconnaître par un tribunal populaire. La religion de Socrate, évidemment, n’était pas tout à fait identique à celle du peuple athénien. Il fallait marquer cette différence ; et, en la déterminant discrètement, mais nettement, il fallait faire sentir combien elle valait mieux, combien elle était en réalité plus religieuse.
Cela, il avait été impossible à l’accusé de le dire devant ses juges ; ceux-ci ne l’auraient pas compris ; une telle explication n’aurait pu que les irriter davantage. Voilà pourquoi Platon, écrivant l’Apologie, qui était censée être la reproduction de la réponse faite par son maître à ses accusateurs, n’avait pas pu le dire non plus. Mais il lui semblait que, dans une composition d’un autre genre, il aurait le moyen de l’expliquer, dans une certaine mesure, à ses lecteurs, c’est-à-dire à la partie la plus éclairée du public athénien, à ceux qui désiraient savoir la vérité sur ce point et qui pouvaient l’entendre. Et il pensa, avec raison, qu’il était bon de mettre cette explication dans la bouche de Socrate lui-même, de supposer qu’il l’avait donnée au moment de comparaître en justice, à la veille de sa condamnation, afin qu’elle apparût à tous comme une partie de sa justification. Il crut aussi, avec non moins de raison, qu’il devait montrer, par le tour du dialogue qu’il imaginait, à quel point cette explication eût été inutile ou même impossible ; et c’est ce qu’il eut l’idée de faire, très heureusement, en donnant pour interlocuteur à Socrate, un homme simple, bien disposé pour lui, mais tout imbu des croyances traditionnelles, et en montrant ce personnage absolument incapable, non seulement d’admettre, mais même de comprendre les idées qu’il entendait exposer. L’Euthyphron n’est autre chose que la réalisation très spirituelle et très frappante de ce dessein.
II
LE PERSONNAGE D’EUTHYPHRON
L’Athénien Euthyphron, du dème de Prospalta, choisi par Platon pour ce rôle, était un devin qui semble avoir joui d’une assez grande popularité à la fin du ve siècle. Platon l’a encore mentionné, quelques années plus tard, dans son Cratyle[1], où il parle de lui incidemment comme d’un personnage connu[2]. Il résulte de ce témoignage, ainsi que du dialogue auquel il a prêté son nom, qu’il était considéré, à la fois comme un inspiré et comme un docteur en matière religieuse. Prétendant posséder la science des choses divines, il s’offrait en toute occasion à interpréter les volontés des dieux. Même, il ne craignait pas d’annoncer l’avenir, soit aux particuliers, soit dans l’assemblée du peuple. Il est vrai qu’il n’y était pas toujours cru ni accueilli avec beaucoup d’égards : il arriva, paraît-il, qu’à certains jours on l’y traita d’insensé[3]. Ce qui n’empêchait pas, sans doute, qu’à d’autres moments, quand les événements inclinaient le peuple à de meilleurs sentiments envers les prophètes, il ne fût écouté avec faveur. Thucydide atteste, comme on le sait, quelle fut, pendant la guerre du Péloponnèse, et surtout dans les heures les plus tragiques, l’autorité des devins[4]. Qu’il y eût accord, au fond, entre, les croyances d’un tel homme et celles du peuple, cela n’est pas douteux. Elles avaient seulement chez lui une forme arrêtée, dogmatique, intransigeante, tandis que, dans l’âme populaire, elles demeuraient toujours exposées à bien des mouvements passionnés et des fluctuations. C’est d’abord en raison de ce dogmatisme que Platon dut le choisir. Il avait besoin de mettre en face de Socrate une sorte de docteur en théologie traditionnelle, pour mieux montrer les défauts d’une religion étroitement attachée à cette théologie.
Probablement, en outre, ce choix fut aussi déterminé par un fait singulier que Platon rapporte au début du dialogue et qui ne semble pas avoir pu être inventé par lui. Euthyphron, en effet, y déclare à Socrate que la religion lui fait un devoir d’intenter à son propre père une action capitale, pour avoir laissé mourir, au fond d’un trou, un meurtrier qu’il y avait jeté en attendant qu’il fût jugé. Comment croire que Platon eût imputé une si étrange action à un personnage réel, si elle n’eût fait scandale en son temps ? Ce « fait divers », qui avait sans doute contribué autrefois à la notoriété d’Euthyphron, n’avait pas été oublié de Platon : il lui parut un excellent point de départ pour l’entretien fictif qu’il avait en tête. Évidemment, ce dévot à outrance, qui prétendait régler sa conduite sur celle des dieux de la mythologie sans tenir le moindre compte ni des droits de la nature ni de ceux de la raison, se prêtait admirablement à devenir le représentant idéal de l’espèce de religion que Socrate ne pouvait pas accepter. Et rien n’était plus propre que sa logique superstitieuse et aveugle, toute fondée en fausse science et en irréflexion, à faire ressortir par contraste ce qu’il y avait de sagesse et d’humanité dans la piété méconnue du philosophe. Ajoutons que si Euthyphron représentait bien la religion la plus vulgaire, il avait par lui-même une personnalité assez accusée pour la couvrir, bien mieux que n’aurait pu le faire un représentant fictif. Les moqueries que Socrate allait lancer contre lui devaient donc paraître dirigées contre la sottise d’un homme plutôt que contre la croyance du grand nombre. Sous cette forme, elles risquaient moins d’exciter les susceptibilités de l’opinion publique. Il est possible, après tout, que cette considération, au moins accessoirement, n’ait pas été non plus sans influence sur l’esprit de Platon[5].
III
PHILOSOPHIE DU DIALOGUE
La question essentielle posée par Socrate à Euthyphron est celle-ci : en quoi consiste exactement la piété ?
Comme tous les esprits étrangers à la philosophie, Euthyphron est rebelle aux abstractions. Sa première réponse en est la preuve. La piété, pour lui, c’est d’agir comme il agit dans la circonstance présente. Car, en poursuivant son père devant les tribunaux, il imite Zeus qui n’a pas craint d’enchaîner son père, Cronos, pour le punir d’une injustice. Réponse enfantine, mais qui donne à Socrate l’occasion de dire sa pensée sur ces légendes. Il se refuse nettement à croire à des conflits entre les dieux. Par là, une large portion de la légende mythologique se trouve exclue de la religion, mais ce n’est là qu’un prélude. Euthyphron n’a pas répondu vraiment à la question posée. Socrate lui explique qu’il attend de lui tout autre chose : une définition générale de la piété.
Cette définition, Euthyphron essaye de la tirer de ce qu’il a dit d’abord : la piété, dit-il, c’est ce qui est agréable aux dieux. Pensée qui était, à n’en pas douter, la plus répandue alors. La plupart des Athéniens de ce temps auraient certainement souscrit aux paroles du devin. En les discutant, Socrate va donc pouvoir opposer à la conception commune de la religion une conception plus philosophique.
Pour que la définition d’Euthyphron fût acceptable, il aurait fallu d’abord établir ou admettre que tous les dieux étaient toujours d’accord entre eux sur toutes choses. Sinon, un même acte étant agréable à un dieu, mais désagréable à un autre, serait à la fois pieux et impie. Absurdité, à laquelle le polythéisme ne pouvait guère échapper qu’à la condition d’être ramené, sinon à un monothéisme absolu, du moins à une conception de la hiérarchie divine équivalant en fait au monothéisme.
C’est au fond ce que Socrate suggère par un détour. Il demande à Euthyphron si l’agrément des dieux peut être arbitraire. Est-il admissible qu’il y ait, en matière de justice, des sentiments changeants et incertains chez la divinité ? Les jugements divins ne doivent-ils pas être, toujours et essentiellement, conformes à une notion supérieure, qui est celle du juste ou du bien ? Telle est la pensée qui se dégage de l’argumentation, extrêmement subtile, il faut l’avouer, que Platon prête ici à son maître. Elle tend, comme on le voit, à identifier l’essence de la divinité avec l’idée même de justice, et par conséquent à en exclure tout ce qui serait faveur capricieuse. Logiquement, elle devait avoir pour conséquence d’éliminer toute mythologie, ou, mieux encore, de réformer l’esprit même de la religion populaire.
Et cette conséquence, Socrate la fait sentir immédiatement. Si tout ce qui est pieux doit être juste, dit-il, les deux termes « piété » et « justice » se confondent-ils absolument ? Ou bien la piété n’est-elle qu’une partie de la justice ? Euthyphron adopte ce second point de vue. Invité alors à dire quelle partie de la justice est plus spécialement piété, il déclare que c’est celle qui concerne les soins dus aux dieux par les hommes, c’est-à-dire, en somme, le culte. On en vient ainsi à juger le culte lui-même, après la doctrine.
Suivant Euthyphron, — d’accord, en cela aussi, avec l’opinion commune, — le culte serait une sorte de service des dieux, analogue à celui que les serviteurs doivent à leurs maîtres. Mais ce dernier, dit Socrate, est une assistance prêtée aux maîtres qui en ont besoin. Les dieux ont-ils besoin d’une telle assistance de la part des hommes ? Et, comme Euthyphron, embarrassé, se rejette sur des formules vagues, Socrate insiste et le presse. La piété dans le culte n’est-elle pas la science des sacrifices et des prières, c’est-à-dire des demandes et des présents à faire aux dieux ? Euthyphron en convient. Elle consiste donc à savoir ce qu’il faut leur offrir pour obtenir d’eux, en échange, ce que nous désirons. Ce serait alors une sorte de technique commerciale, fondée sur une réciprocité d’intérêts, sur des avantages mutuels. Mais quel avantage les dieux peuvent-ils attendre de nous ? Aucun. Reste que nos offrandes soient considérées uniquement comme une marque de respect, comme un moyen de leur être agréables. Seulement, s’il en est ainsi, on revient à la définition qui a été précédemment écartée : la piété serait la science de ce qui agrée aux dieux. Euthyphron, se sentant incapable de sortir de cette impasse, n’a plus qu’à se dérober. En somme, qu’a démontré Socrate ? 1° Que la vraie piété ne peut pas être séparée de la justice ; 2° que le culte même n’aurait aucune valeur en dehors de cette union intime, ou, en d’autres termes, qu’il doit être avant tout l’hommage d’une conscience pure à une justice supérieure.
Ainsi se dégage la religion qui était la sienne, religion essentiellement morale, désireuse de s’accommoder des formes traditionnelles, mais à condition d’y infuser un esprit nouveau, bien décidée en tout cas à n’accepter aucune mythologie contraire aux lois éternelles de l’humanité. Il suffit à cette religion de se laisser entrevoir pour juger et condamner celle d’Euthyphron, pour en révéler la grossièreté, la superstition, la misère morale ; et, en même temps, pour faire sentir combien celle-ci était, par nature, incapable de comprendre celle-là. Ainsi nous est expliquée l’insuffisance de l’Apologie. Euthyphron est en quelque sorte le type de cette ignorance naïve et incurable qui avait condamné Socrate. Elle est seulement doublée chez lui d’une fatuité, destinée à la rendre plus visible.
Le dialogue, comme œuvre philosophique, est d’une étoffe un peu mince ; on n’y sent pas encore cet essor de pensée et d’imagination, cette hardiesse qui allaient bientôt se donner carrière dans des œuvres autrement puissantes. Rien non plus des aspirations mystiques qui, plus tard, devaient se manifester dans le Banquet, dans le Phèdre, dans la République. L’auteur n’est encore vraiment qu’un socratique, plein d’esprit, ingénieux interprète de la pensée de son maître et désireux de la faire connaître. Sa propre personnalité se marque surtout par un sens dramatique déjà vif et alerte, par un talent d’écrivain très remarquable. L’ouvrage n’a pas l’importance de l’Apologie, mais il en est un complément indispensable.
- ↑ Cratyle, 396 d.
- ↑ Plutarque, De Genio Socratis, c. 10, fait allusion à un entretien entre Socrate et lui ; c’est manifestement un simple souvenir de l’Euthyphron de Platon, qui ne nous apprend rien de plus. Il en est de même du passage de Nouménios, cité par Eusèbe, Prép. Évang., XIII, 3, ainsi que de celui de Diog. La., II, § 29.
- ↑ Euthyphron, 3 b.
- ↑ Thucydide, II, 8.
- ↑ Le philosophe Nouménios, contemporain de l’empereur Antonin et prédécesseur immédiat des Néoplatoniciens, exprimait, dans un passage qui nous a été conservé par Eusèbe (Prép. Évang., XIII, c. 5), l’idée que Platon aurait voulu, en composant l’Euthyphron, faire sa propre profession de foi sous le couvert de Socrate, de peur de s’exposer lui-même à une condamnation. Il n’est pas douteux qu’en effet la croyance attribuée à Socrate n’ait été aussi, à ce moment, celle de Platon. Mais s’il tenait à la publier et à la justifier, c’était parce qu’elle avait été celle de Socrate. Le fait de mettre celui-ci en scène à sa place n’aurait été qu’un artifice bien insuffisant pour se couvrir lui-même.