Eve Effingham/Chapitre 10

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Eve Effingham ou l’Amérique
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 16p. 124-136).


CHAPITRE X.


C’est l’endroit que je suis venu chercher, l’ancienne tombe de mon père. C’est l’endroit, je le reconnais, l’endroit dont parlent nos vieilles traditions.
Bryant.



Depuis le jour qui avait suivi leur arrivée à New-York, et celui où les journaux avaient parlé des arrestations faites à bord du paquebot par le croiseur anglais, nos voyageurs avaient fort peu parlé de Paul Powis, et de la manière extraordinaire dont il avait quitté le Montauk, à l’instant où il allait entrer dans le port. Il est vrai que M. Dodge, en arrivant à Dodgeopolis, s’était étendu sur ce sujet dans son journal hebdomadaire, en y ajoutant des détails puisés dans son imagination et ses propres conjectures, de manière à attirer l’attention dans l’intérieur du pays ; mais comme c’est l’usage de ceux qui se supposent à la source des nouvelles étrangères, de ne prendre aucune information de ceux qui devraient être mieux instruits qu’ils ne le sont eux-mêmes, la famille Effingham n’avait jamais entendu parler du compte qu’il avait rendu de cette affaire.

Quoique tous ceux qui la composaient trouvassent quelque chose d’extraordinaire dans le retour si prompt de M. Powis, personne n’était disposé à le juger sévèrement. Les hommes savaient qu’une censure militaire, quoique toujours désagréable, n’implique pas nécessairement une turpitude morale ; et quant aux dames, ses talents et sa bravoure leur avaient inspiré trop d’estime pour qu’elles soupçonnassent le mal d’après des motifs si légers et si vagues. Il avait pourtant été impossible d’empêcher quelques réflexions fâcheuses de se présenter à l’imagination ; mais tous se réjouirent sincèrement en revoyant leur ancien compagnon de voyage, et dans une situation d’esprit qui n’annonçait ni un coupable ni un homme dégradé.

En descendant la montagne, M. Effingham offrit son bras à Grace qu’il aimait comme une seconde fille, laissant Ève aux soins de son cousin. Sir George se chargea de mademoiselle Viefville, et Paul se mit sur la même ligne que notre héroïne et John Effingham. Aristobule se trouva donc être ce qu’il appelait lui-même « un compagnon mixte, » c’est-à-dire qu’il se joignait aux uns ou aux autres au gré du hasard, ou suivant son inclination. Naturellement chaque cavalier causait avec sa voisine, quoique ceux qui marchaient en avant s’arrêtassent quelquefois pour dire un mot à ceux qui les suivaient. Chemin faisant, il arriva un ou deux changements de position dont nous parlerons quand l’occasion se présentera.

— J’espère que vous avez fait deux voyages agréables, dit John Effingham à Paul dès qu’ils furent en marche. Traverser trois fois l’Atlantique en si peu de temps, ce serait forte besogne pour tout autre qu’un marin ; mais vous en êtes un, et probablement à peine y avez-vous songé.

— J’ai été fort heureux à cet égard : l’Écume est un excellent voilier, comme vous le savez par expérience, et Ducie est l’homme le plus aimable et le meilleur convive qu’on puisse voir. Vous savez que je l’ai eu pour compagnon de voyage et de table en revenant comme en allant.

Il prononça ces mots d’un ton si naturel, que, quoiqu’ils ne continssent aucune explication directe, ils écartèrent tous doutes désagréables, en assurant ceux qui les entendirent qu’il avait du moins vécu en bonne intelligence avec l’homme qui semblait le poursuivre. John Effingham savait fort bien que le capitaine d’un bâtiment de guerre n’admettait à sa table sur son bord que des hommes dignes à tous égards de s’y asseoir avec lui.

— Vous avez fait un grand détour pour venir dans ce pays, car, en passant par Québec, la distance est près d’un quart plus longue que par la route directe.

— Ducie le désirait si vivement que je n’ai pu le lui refuser. Il m’avait d’abord proposé de demander la permission de me débarquer à New-York, où il m’avait rencontré, comme on le dit ; mais je ne voulus pas y consentir, de crainte que cela ne nuisît à sa promotion dont on ne pouvait guère douter, puisqu’il est parvenu à faire rentrer au trésor public la somme considérable qui avait été volée. Je pensai qu’en se bornant à exécuter les ordres de ses supérieurs, tandis qu’il s’acquittait de devoirs importants, son avancement en serait plus sûr.

— Et son gouvernement a-t-il jugé que sa persévérance à nous poursuivre méritât une telle récompense ?

— Oui. Il est maintenant capitaine de premier rang, et cela grâce au jugement qu’il a montré, et au bonheur qu’il a eu dans cette affaire ; quoique dans son pays le rang qu’on occupe dans la vie privée ne nuise pas au rang qu’on peut obtenir dans la vie publique.

Ève entendit avec plaisir la manière dont Paul appuya sur les mots « son pays, » et elle pensa que ce n’était pas ainsi qu’un Anglais se serait exprimé.

— Avez-vous jamais réfléchi, reprit John Effingham, que notre séparation subite et imprévue m’a fait négliger un devoir important, pour ne pas dire que vous avez le même reproche à vous faire ?

Paul parut surpris, et ses yeux demandèrent une explication.

— Vous devez vous rappeler le paquet cacheté que nous a confié le pauvre M. Lundi. Nous devions l’ouvrir ensemble à notre arrivée à New-York, et il paraît qu’il s’y trouve des pièces très-importantes pour quelqu’un. Je vous ai remis ce paquet à l’instant où il nous fut confié, et dans la précipitation de votre départ, nous avons tous deux oublié cette circonstance.

— Tout cela est très-vrai, et j’avoue à ma honte que jusqu’à ce moment j’avais tout à fait oublié cet incident. J’avais tant d’affaires dans l’esprit pendant que j’étais en Angleterre, qu’il n’était pas probable que j’y pusse songer ; et d’ailleurs, à peine ce paquet a-t-il été en ma possession depuis le jour où je vous ai quitté.

— Il n’est pas perdu, j’espère s’écria vivement John Effingham.

— Non certainement ; il est en sûreté dans le portefeuille où je l’ai placé. Mais dès que nous fûmes arrivés à Porstmouth, Ducie et moi nous partîmes ensemble pour Londres, et dès qu’il eut rendu compte de sa croisière à l’amirauté, nous nous rendîmes, pendant qu’on réparait les avaries de l’Écume, dans le comté d’York, où nous avions des affaires privées d’une grande importance pour tous deux ; ensuite nous fûmes obligés de faire différentes visites à des parents.

— Des parents ! s’écria Ève involontairement, ce qu’elle se reprocha pendant tout le reste du chemin.

— Des parents, répéta Paul en souriant. Le capitaine Ducie et moi nous sommes cousins-germains, et nous fîmes ensemble quelques pèlerinages à différentes chapelles de la famille. Ce devoir nous occupa presque jusqu’à l’instant où nous devions mettre à la voile pour Québec. En y arrivant, je quittai le navire pour aller voir les Grands Lacs et la cataracte du Niagara, laissant la plupart de mes effets à Ducie qui m’a promis de me les apporter lui-même, quand il viendra me rejoindre, ce qu’il compte faire très-incessamment, pour se rendre ensuite dans les Indes-Occidentales, où il doit prendre le commandement d’une frégate. Il me devait cette attention, me dit-il, pour m’avoir engagé à me détourner tellement du but de mon voyage avec tant de bagage, uniquement par complaisance pour lui. Malheureusement le paquet dont vous parlez est au nombre des objets restés en arrière.

— Et attendez-vous bientôt le capitaine Ducie en ce pays ? L’affaire de ce paquet ne doit pas se négliger beaucoup plus longtemps, car une promesse faite à un mourant est doublement obligatoire, et c’est un appel à la générosité de tout le monde. S’il devait tarder, je préférerais envoyer un exprès à Québec.

— Cela serait parfaitement inutile, car Ducie a dû partir hier de Québec, et il a envoyé directement à New-York ses effets et les miens. Quant à lui, comme il désire aussi voir les Lacs et le Niagara, il prendra la même route que moi, et il m’a promis de se charger lui-même de mon portefeuille, qui contient d’autres papiers très-importants pour lui et pour moi. Il est maintenant en chemin, et il doit m’écrire pour m’informer du jour où il sera à Utique, afin que j’aille le joindre sur la ligne du canal, pour nous rendre ensuite ensemble à New-York.

M. John Effingham et sa cousine l’écoutèrent avec le plus vif intérêt, quoique cet intérêt, en ce qui concernait Ève, n’eût pas beaucoup de rapport au paquet du pauvre M. Lundi. John Effingham s’arrêta pour appeler son cousin, et il lui fit part en peu de mots de ce que M. Powis venait de lui apprendre, mais sans rien dire du paquet de M. Lundi, dont il n’avait jusqu’alors parlé à personne.

— Ce ne sera qu’un retour de civilité, dit M. Effingham, si nous invitons le capitaine Ducie à se détourner un peu de sa route pour passer quelques jours avec nous dans les montagnes. Quand croyez-vous qu’il sera sur le canal, Powis ?

— Dans une quinzaine de jours. Je suis certain qu’il sera très-charmé de vous rendre ses devoirs à tous, car il m’a souvent exprimé ses regrets d’avoir été chargé d’un service qui avait exposé ces dames à tant de périls et de délais.

— Le capitaine Ducie est proche parent de M. Powis, mon père, dit Ève d’un ton à prouver que cette invitation lui serait agréable à elle-même ; car M. Effingham avait tant d’attention pour sa fille, qu’il n’invitait jamais chez lui une personne dont il croyait que la présence pourrait ne pas lui plaire.

— J’aurai le plaisir d’écrire moi-même ce soir au capitaine Ducie pour le prier de nous honorer de sa compagnie, dit M. Effingham. Nous attendons d’autres amis dans quelques jours, et j’espère que le temps de son exil parmi nous ne lui paraîtra pas trop long. M. Powis mettra mon billet dans une de ses lettres, et je me flatte qu’il appuiera ma demande.

Paul fit ses remerciements, et l’on se remit en marche. Mais cette halte de quelques instants produisit dans les premiers arrangements un changement dont le résultat fut que le jeune homme resta seul avec Ève. Non seulement ils étaient alors arrivés au grand chemin, mais ils l’avaient déjà quitté pour suivre un vieux sentier abandonné qui descendait de la montagne par une ligne plus courte, mais plus dangereuse, et qui ne convenait guère à l’esprit d’entreprise moderne ; car c’était un de ces chemins à peine ébauchés et mal calculés que les premiers colons qui s’établissent dans un pays tracent ordinairement avant d’avoir le temps et les moyens de faire plus de recherches et d’en tracer de meilleurs. Quoiqu’il fût plus difficile et plus périlleux que celui qui l’avait remplacé, ce reste de l’enfance du pays était le chemin le plus direct et le plus pittoresque pour arriver au plateau de la montagne, et les piétons continuaient à s’en servir. Le temps en avait rétréci la largeur, et les arbres le couvraient presque entièrement de leurs branches. Le caractère sauvage, hardi et retiré de ce sentier fit éprouver à Ève une telle sensation de plaisir, qu’elle ne put s’empêcher de l’exprimer. Pendant qu’ils le suivaient, ils entrevoyaient de temps en temps le lac et le village, et ceux qui ne connaissaient pas encore cet endroit en faisaient l’éloge à chaque instant.

— La plupart de ceux qui voient cette vallée pour la première fois, dit Aristobule, trouvent quelque chose à dire en sa faveur ; quant à moi, je la regarde aussi comme assez curieuse.

— Curieuse ! s’écria Paul. Monsieur est du moins singulier dans le choix de ses expressions.

— Vous l’avez déjà rencontré, dit Ève en riant, car elle était alors d’humeur à rire de la moindre bagatelle ; nous le savons très-bien ; ne nous avait-il pas préparés à voir un poëte, quand nous n’avons trouvé qu’un ancien ami !

— Qu’un ancien ami, miss Effingham ! — Faites vous donc tant de cas des poëtes et si peu des anciens amis ?

— Cet homme extraordinaire, M. Aristobule Bragg, dérange réellement toutes les idées, au point de changer même la signification ordinaire des mots, à ce que je crois. Il est si à son aise et si gauche, si rusé et si novice, si peu propre à ce qu’il est et si prêt à être toute autre chose, que je sais à peine de quels termes me servir pour tout ce qui a quelques rapports avec lui ; je crains qu’il ne vous ait persécuté depuis votre arrivée à Templeton ?

— Point du tout. Je connais assez bien les gens de sa caste pour savoir comment agir avec eux. M’étant aperçu qu’il me soupçonnait la disposition de faire des vers sur le lac, j’ai eu soin d’en griffonner à la hâte une couple, comme le premier jet d’une inspiration poétique, et de les laisser tomber dans un endroit où j’étais sûr qu’il les trouverait, et j’ai vécu huit jours de la renommée qu’ils m’ont value.

— Vous avez donc le goût de la poésie ? demanda Ève avec un sourire un peu malin.

— Je suis aussi éloigné de l’ambition d’être poëte, que je le suis du désir d’épouser l’héritière du trône d’Angleterre, ce qui, je crois, est maintenant le but de tous les Icares de notre temps. Je ne suis qu’un plagiaire, car le distique qui m’a couvert de gloire pendant toute une semaine, était de Pope, auteur si complètement oublié dans ces beaux jours de la littérature, dans lesquels on semble croire que toutes les connaissances sont condensées dans les productions des dernières années, qu’on pourrait faire passer sous son nom un poëme tout entier, sans craindre que le plagiat fût découvert. C’étaient simplement les deux premiers vers de l’Essai sur l’Homme, et comme il s’y trouve heureusement une « allusion à l’orgueil des rois, » ils passeraient pour originaux aussi bien que pour excellents dans dix-neuf villages sur vingt en Amérique, dans ce temps d’ultra-républicanisme. Sans doute M. Bragg s’est imaginé qu’un éloge du peuple allait suivre, et que l’ouvrage finirait par un tableau brillant de Templeton et de ses environs.

— Je ne sais si je dois permettre à un étranger ces sarcasmes contre la liberté, dit Ève d’un air sérieux qui n’était pas tout à fait d’accord avec ses sentiments ; car jamais, dans toute sa vie, elle ne s’était sentie si heureuse que ce matin-là.

— Un étranger, miss Effingham ! — Pourquoi étranger ?

— Quoi ! vous connaissez votre cosmopolitisme ; et le cousin du capitaine Ducie ne doit-il pas être Anglais ?

— Je ne répondrai point au « ne doit-il pas être » car la simple mention du fait répond suffisamment à la question. — Le cousin du capitaine Ducie n’est pas Anglais, et il n’a jamais, comme je vois que vous le soupçonnez, servi dans la marine anglaise, ni dans aucune autre que celle de son pays natal.

— C’est vraiment nous prendre par surprise et de la manière la plus agréable, s’écria Ève en le regardant avec un plaisir qu’elle ne cherchait pas à déguiser, tandis qu’un nouveau feu lui montait au visage. Nous ne pouvons que prendre intérêt à un homme qui nous a rendu tant de services, et mon père ainsi que M. John Effingham…

— Votre cousin John, dit Paul en appuyant sur le premier mot.

— Eh bien ! mon père et mon cousin John, puisque vous le préférez ainsi, ont consulté la liste de la marine américaine, et y ont inutilement cherché votre nom, à ce que j’ai appris, et la conséquence qu’ils en ont tirée était assez juste, vous en conviendrez vous-même.

— S’ils avaient remonté à quelques années plus haut, ils auraient eu plus de succès. J’ai quitté le service, et je ne suis plus marin que de souvenir. Depuis quelques années, j’ai voyagé comme vous sur terre et sur mer.

Ève ne dit plus rien, quoique chaque syllabe qu’il avait prononcée eût été écoutée par des oreilles attentives et retenue par une mémoire scrupuleusemt fidèle. Ils marchèrent en silence jusqu’au moment où ils arrivèrent près d’une maison agréablement située sur la pente de la montagne, près d’un beau bois de pins. Lorsqu’ils furent sur une terrasse en face de cette habitation, le village de Templeton était directement devant eux, à environ cent pieds plus bas. Là, ils s’arrêtèrent tous pour voir plus distinctement un lieu qui offrait tant d’intérêt à la plupart de nos voyageurs.

— J’espère que vous connaissez assez les localités pour nous servir de cicerone, dit M. Effingham à Paul. Pendant un séjour d’une semaine à Templeton, vous ne pouvez guère avoir manqué de voir le wigwam.

— Je devrais peut-être hésiter à l’avouer, ou du moins en rougir, répondit le jeune homme, remplissant cette derniers obligation en rougissant jusqu’au front ; mais la curiosité l’a emporté sur le savoir-vivre ; et cédant à la tentation, j’ai obtenu de la politesse de Monsieur de m’admettre dans votre habitation, dans laquelle, comme dans les environs, j’ai probablement passé plus de temps qu’il n’était agréable à ceux qui s’y trouvaient.

— Je prie Monsieur de ne point parler de cela, dit Aristobule. Dans ce pays, nous vivons à peu près en commun ; et quant à moi, quand un homme comme il faut se présente, étranger ou voisin, je me fais une règle de lui montrer de la civilité en le priant de déposer son chapeau.

— Il me paraît, dit Ève, désirant changer le sujet de la conversation, qu’il se trouve à Templeton un nombre extraordinaire de clochers. Quel besoin un si petit village peut-il avoir de tant de bâtiments de cette espèce ?

— C’est à cause de l’orthodoxie, Miss, répondit Aristobule, qui pensa que c’était à lui qu’il appartenait de répondce à cette question. Il y a une nuance d’opinion entre chacun de ces clochecs.

— Voulez-vous dire, Monsieur, qu’il y a à Templeton autant de nuances de croyances religieuses, que je vois de bâtiments paraissant destinés au culte ?

— Doublez-en le nombre, Miss, et ajoutez-en quelques-unes par-dessus le marché, Vous ne voyez que cinq chapelles, et nous comptons dans ce village sept dénominations de sectes régulièrement hostiles, sans parler des diversités d’opinion sur des bagatelles. Cet édifice que vous voyez là sur la même ligue que les cheminées de la première maison est le nouveau Saint-Paul, l’ancienne église de M. Grant, église aussi orthodoxe dans son genre qu’aucune du diocèse, comme vous pouvez le reconnaître à la forme des fenêtres. C’est une affaire qui va bien, quoiqu’elle ait perdu quelque chose depuis un certain temps, le ministre ayant gagné un rhume qui lui a fait perdre la voix. J’ose pourtant dire que cette église reviendra sur l’eau, car cet accident n’est pas une raison pour l’abandonner, quelque grave qu’il soit. Quelques-uns de nous ont résolu de soutenir le nouveau Saint-Paul dans cette crise, et moi-même je me suis fait une loi d’y aller de deux dimanches l’un.

— Je suis charmé que nous devions y avoir si souvent votre compagnie, dit M. Effingham ; car c’est notre église, et c’est là que ma fille a été baptisée. – Mais divisez-vous vos opinions religieuses par moitié, monsieur Bragg ?

— En autant de parties qu’il y a de dénominations de culte dans notre voisinage, Monsieur, donnant pourtant toujours une préférence décidée au nouveau Saint-Paul, attendu les circonstances particulières, et particulièrement à cause des fenêtres. — Ce bâtiment sombre que vous voyez là-bas bien loin, Miss, est la chapelle des méthodistes ; mais il y a peu de chose à en dire, car le méthodisme n’a guère fleuri, parmi nous depuis l’introduction des nouvelles lumières qui ont éclipsé tout son éclat. Je crois que les méthodistes tiennent un peu à l’ancienne doctrine, et c’est une grande cause de leur état actuel d’apathie ; car le peuple aime la nouveauté.

— Et, s’il vous plaît, Monsieur, quel est ce bâtiment presque sur la même ligne que le nouveau Saint-Paul, et qui lui ressemble un peu par sa forme et sa couleur ?

— À l’exception des fenêtres, Miss ; car, comme vous pouvez le voir, il a deux rangées de fenêtres régulières, carrées par le haut. C’est la première chapelle presbytérienne ; c’est une bonne chapelle, et une bonne religion aussi par le temps qui court. Je me fais une loi d’y aller au moins une fois par mois ; le changement est si agréable et si naturel à l’homme ! Je vous dirai pourtant, Miss, que ma préférence, en tant que j’en ai une, est pour le nouveau Saint-Paul et j’ai eu le plus grand regret que ces presbytériens aient remporté dernièrement sur nous un avantage important dans un point essentiel.

— Je suis fâchée de l’apprendre, monsieur Bragg ; car, professant moi-même la religion épiscopale, et ayant une grande confiance en l’antiquité et la pureté de cette Église, je regretterais beaucoup de la voir supplantée par une autre.

— Je crains pourtant que nous ne devions lui céder le pas sur ce point ; car à cet égard ces presbytériens l’ont véritablement emporté sur les épiscopaux.

— Et sur quel point l’ont-ils emporté d’une manière si signalée ?

— Quoi ! Miss ! leur nouvelle cloche pèse cent livres de plus que celle du nouveau Saint-Paul, et le son s’en fait entendre bien plus loin. Je sais fort bien que cet avantage ne leur servira de rien au jour du dernier compte ; mais cela fait une grande différence dans cet état d’épreuve. — Vous voyez cette grande maison jaunâtre, entourée d’un mur élevé et surmontée d’un beffroi ? Dans son caractère régulier, c’est la cour de justice et la prison du comté ; mais en matière de religion, elle sert indifféremment à tous.

— Voulez-vous dire que les personnes de toutes les religions y sont jugées, ou qu’on y professe tous les cultes ?

— C’est cela même, Miss ; car je crois qu’elle a servi à toutes les nuances de religion, à l’exception des juifs. Cette tour en bois, peinte, appartient aux universalistes ; et cet édifice grec, qui n’est pas encore peint, aux anabaptistes. Les quakers, je crois, se réunissent dans leurs maisons, et les différentes nuances de presbytériens en font autant.

— Y a-t-il donc des nuances de croyance dans la même secte, et cela dans une population si peu nombreuse ? demanda Ève avec une véritable surprise.

— Nous sommes dans un pays libre, Miss, et la liberté aime la variété. Plus il y a d’hommes, plus il y a d’opinions.

— Cela est vrai, Monsieur, dit Paul ; mais ici il paraît y avoir beaucoup d’opinions et peu d’hommes. Ce n’est pas tout encore d’après ce que vous dites vous-même, quelques-uns ne savent même pas bien précisément quelle est leur opinion. Mais pouvez-vous nous dire quels points essentiels sont compris dans ces nuances d’opinion ?

— Il faudrait toute la vie d’un homme pour en comprendre la moitié, Monsieur. Les uns disent que l’enthousiasme est la religion, et d’autres que c’est le contentement. Ceux-ci veulent la pratique des bonnes œuvres, et ceux-là la décrient. Il y en a qui soutiennent qu’ils seront sauvés s’ils font le bien, et il s’en trouve qui prétendent que, s’ils ne font que cela, ils seront damnés.

— Plusieurs pensent que faire un peu de mal est nécessaire au salut, et quelques-uns qu’on n’est jamais si près de se convertir que lorsqu’on est plus profondément enfoncé dans le péché.

— La subdivision est l’ordre du jour, dit John Effingham. Chaque comté doit être subdivisé pour qu’il y ait un plus grand nombre de villes capitales de comté et d’officiers de comté, et il faut qu’il en soit de même pour chaque religion, pour qu’il y ait une plus grande variété et une meilleure qualité de saints.

Aristobule lui répondit par un signe de tête d’approbation, et il l’aurait fait par un clin d’œil malin s’il eût osé prendre cette liberté avec un homme qui lui imposait autant que John Effingham.

Monsieur, demanda mademoiselle Viefville, n’y a-t-il pas « d’église, » de « véritable église » à Templeton ?

— Pardonnez-moi, Miss, répondit Aristobule, qui n’aurait pas plus voulu convenir qu’il ne savait pas ce que la gouvernante entendait par ces mots « la véritable église, » qu’une des sectes dont il venait de parler n’aurait voulu admettre qu’elle n’était pas infaillible dans sa doctrine ; – il y en a plusieurs, mais on ne peut les voir de cet endroit.

— Qu’il serait plus pittoresque, et même plus chrétien, du moins en apparence, s’écria Paul, de voir ces bonnes gens se réunir pour adorer Dieu en commun ! Combien ressortent la faiblesse et l’ignorance des hommes, quand on les voit se livrer à des subtilités sur une doctrine sainte qui leur apprend en termes aussi clairs que formels qu’ils sont simplement requis de croire à la puissance et à la bonté de cet Être dont ils ne peuvent comprendre ni la nature ni les œuvres.

— Tout cela est fort bon, dit John Effingham ; mais alors que deviendrait la liberté de conscience ? La plupart des hommes entendent aujourd’hui par la foi une ferme confiance dans leurs propres opinions.

— Et dans ce cas, ajouta Aristobule, nous serions aussi privés de cette belle variété d’églises qui font l’ornement de notre village. Il en résulte un grand avantage, car on achète plus volontiers du terrain pour bâtir dans un village quand il s’y trouve cinq églises, que lorsqu’il n’y en existe qu’une seule. Tel qu’il est aujourd’hui, Templeton a un aussi bel assortiment d’églises qu’aucun village que je connaisse.

— Dites plutôt, Monsieur, reprit John Effingham, un assortiment de fioles à vinaigre et de pots à moutarde ; car mes yeux n’ont jamais rien vu qui y ressemble mieux que ces prodiges d’architecture.

— C’est pourtant une belle chose, dit Ève, de voir le toit de la maison de Dieu s’élever au-dessus de tous les autres, comme on le voit dans d’autres pays, au lieu d’avoir sous les yeux une masse de tavernes, comme cela n’arrive que trop souvent dans notre cher pays.

Tandis qu’elle faisait cette remarque, la petite troupe arrivait au pied de la montagne, et elle s’avança vers le village. En arrivant devant la porte du wigwam, tous s’arrêtèrent pour considérer cette production du goût de John Effingham ; car il avait fait de si grands changements à la création originale d’Hiram Dolittle, que, du moins à l’extérieur, ce célèbre architecte lui-même n’aurait pu reconnaître dans cette maison le fruit de ses talents.

— C’est certainement avoir porté un peu loin la liberté de l’ordre composite, dit M. Effingham.

— Si votre maison, telle que je l’ai changée et perfectionnée, ne vous plaît pas, Édouard, j’en serai réellement très-fâché.

— Oh ! cousin John ! s’écria Ève, c’est un singulier mélange des styles grec et gothique. Par quelles autorités pouvez-vous justifier cette liberté ?

— Que pensez-vous de la cathédrale de Milan, Miss ? demanda John Effingham en appuyant sur ce dernier mot pour imiter Aristobule[1]. Est-ce une si grande nouveauté de voir un mélange des deux styles ? ou le goût en architecture est-il assez pur en Amérique pour vous faire penser que j’aie commis une faute impardonnable ?

— Non. Rien de ce qui sort des règles ne doit frapper dans un pays où l’imitation domine sur tout ce qui est immatériel, tandis que l’originalité désorganise tout ce qui est cher et sacré.

— Pour vous punir d’un tel discours, je voudrais avoir laissé les vieux nids de corbeaux où je les ai trouvés, afin que leur beauté pût récréer vos yeux, que cet édifice semble tellement blesser. — Mademoiselle Viefville, permettez-moi de vous demander comment vous trouvez cette maison ?

Mais c’est un petit château.

Un château effinghamisé, dit Ève en riant.

— L’opinion générale dans cette partie du pays, dit Aristobule, est que M. John Effingham a fait ses changements d’après le plan de quelque édifice d’Europe ; mais j’ai oublié le nom du temple qu’on cite : ce n’est pourtant ni celui de Minerve ni le Panthéon.

— J’espère du moins, dit M. Effingham en s’avançant sur la petite pelouse, que ce ne sera pas le temple des Vents.



  1. Jamais on n’appelle une demoiselle miss sans y joindre son nom de baptême ou de famille.