Eve Effingham/Chapitre 9

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Eve Effingham ou l’Amérique
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 16p. 111-124).


CHAPITRE IX.


Dites-moi où est le berceau de l’imagination. Est-ce dans la tête ou dans le cœur ? Comment a-t-elle été engendrée et nourrie ?
Shakespeare.



Nos voyageurs passèrent plusieurs heures à gravir les montagnes par une route digne en tout point de ces profondes ornières tracées par des charrettes en France. Mademoiselle Viefville protesta vingt fois dans le cours de la matinée que c’était grand dommage que M. Effingham n’eût pas le droit de corvée, afin de faire tenir en meilleur état les approches de sa terre. Enfin ils arrivèrent au sommet, point où tous les ruisseaux commençaient à couler vers le sud, et où la route suivait un niveau passable. Pendant quelque temps ils avancèrent plus rapidement, et ils continuèrent deux ou trois heures à marcher d’un assez bon pas. Alors Aristobule dit à ses compagnons que, d’après les instructions qu’il avait reçues de M. John Effingham, il avait ordonné au cocher de prendre une route qui s’écartait un peu du chemin direct de Templeton.

— Je m’en étais aperçu, dit M. Effingham, mais j’en ignore la raison. Nous sommes sur le grand chemin de l’ouest.

— Précisément, Monsieur ; le tout suivant les ordres de M. John Effingham. Nous aurions épargné beaucoup de chemin, et, suivant moi, de fatigue aux chevaux, si nous avions suivi tranquillement les bords du lac.

— John nous expliquera ses motifs en temps convenable, répliqua M. Effingham. Mais je vois que sa voiture est arrêtée et qu’il en descend avec sir George, ce qui est sans doute un signe que nous en devons faire autant.

Dès que sir George fut descendu de la première voiture, il accourut pour ouvrir la portière de la seconde.

— M. John Effingham, qui agit en qualité de cicerone, dit le baronnet, exige que chacun mette pied à terre en cet endroit ; mais quelle en est la raison ? c’est un secret important qu’il garde dans son cœur.

Les dames descendirent, les voitures reçurent ordre de suivre la route, et nos voyageurs restèrent seuls au milieu d’une forêt.

— Il faut espérer, Mademoiselle, qu’il n’y a pas de bandits en Amérique, dit Ève en regardant autour d’elle pour examiner la situation dans laquelle elle se trouvait, par un simple caprice de son cousin, à ce qu’il paraissait.

Ni de sauvages, ajouta la gouvernante, qui, malgré son bon sens et son intelligence ordinaires, avait jeté à la dérobée quelques regards d’inquiétude sur différentes parties de bois qu’ils avaient déjà traversées.

— Je vous garantis vos bourses et vos chevelures, s’écria gaiement John Effingham, à condition que vous me suivrez avec une confiance aveugle ; et pour donner un gage de bonne foi, je sollicite l’honneur de soutenir mademoiselle Viefville sur ce bras, quoique indigne.

La gouvernante accepta ces conditions en riant ; Ève prit le bras de son père, et sir George offrit le sien à Grace. Aristobule, à sa grande surprise, resta seul. Il lui parut pourtant si singulièrement contre toutes les règles qu’une fille donnât le bras à son père, qu’il proposa galamment à M. Effingham de le soulager de ce fardeau, offre qui fut refusée aussi clairement qu’elle avait été faite.

— Je suis sûre que mon cousin John a un motif pour son mélodrame, dit Ève en avançant dans la forêt ; et j’ose dire, mon père, que vous êtes derrière le rideau, quoique je voie que vous êtes déterminé à garder le secret.

— John peut avoir une caverne à nous montrer, ou un arbre d’une hauteur extraordinaire, car il existe de pareilles choses dans ce pays.

— Nous sommes bien confiants, Mademoiselle, car je découvre un air de trahison sur tous les visages qui nous entourent ; miss Van Courtlandt elle-même a l’air d’une conspiratrice, et semble être en ligue avec quelqu’un ou quelque chose. Fasse le ciel que ce ne soit pas avec des loups.

Des loups ! répéta mademoiselle Viefville en s’arrêtant d’un air si effrayé que personne ne put s’empêcher d’en rire. Est-ce qu’il y a des loups ou des sangliers dans cette forêt ?

— Non, Mademoiselle, répondit John ; nous sommes dans la barbare Amérique, et non dans la France civilisée. Si nous étions dans le département de la Seine, nous pourrions avoir quelques craintes semblables ; mais ici, au milieu des montagnes de l’Otségo, nous pouvons nous regarder comme raisonnablement en sûreté.

Je l’espère, dit la gouvernante ; et elle continua à marcher avec méfiance, jetant sans cesse un regard, tantôt à droite, tantôt à gauche. Le sentier était devenu si escarpé et si difficile, que personne n’était disposé à renouer la conversation. Il était ombragé par les branches de grands pins, quoiqu’on vit de tous côtés les traces des ravages faits par l’homme dans cette noble forêt. Enfin ils furent obligés de s’arrêter pour respirer, après avoir monté beaucoup au-dessus du niveau de la route qu’ils avaient quittée.

— J’aurais dû vous dire que l’endroit où nous sommes entrés dans ce sentier est mémorable dans l’histoire de notre famille, dit John Effingham à Ève ; car c’est précisément là qu’un de nos ancêtres logea une balle dans l’épaule d’un autre.

— En ce cas, je sais où nous sommes, s’écria notre héroïne, quoique je ne pusse m’imaginer pourquoi vous nous avez conduits dans cette forêt, à moins que ce ne soit pour nous faire voir quelque site consacré par un exploit de Natty Bumpo.

— Le temps dévoilera ce mystère comme tous les autres ; — remettons-nous en marche.

Ils eurent encore à monter, et après quelques minutes de fatigue, ils arrivèrent sur une espèce de plateau sur lequel on avait évidemment pratiqué récemment une petite clairière, quoique, en abattant le bois, on n’eût pas labouré la terre. Ève regarda avec curiosité tout autour d’elle, de même que tous ceux qui ne connaissaient pas cet endroit, mais elle était encore dans le doute.

— Je crois qu’il y a un vide en avant de nous, dit le baronnet, et je suppose que M. John Effingham a voulu nous faire voir quelque beau point de vue.

Passant par une ouverture à travers les arbres, ils montèrent encore quelques minutes, et furent bien récompensés de leurs peines par une vue qui, par son caractère et sa beauté, égalait presque celles de la Suisse.

— C’est à présent que je sais où nous sommes, s’écria Ève en battant des mains avec transport ; car je vois là-bas notre heureuse demeure.

Tout le mystère fut alors expliqué, et ceux pour qui cette vue était nouvelle n’auraient voulu pour rien au monde avoir manqué une manière si piquante de faire connaissance avec la vallée du Susquehannah.

Pour que le lecteur puisse comprendre quelle était la cause du plaisir qu’éprouvaient tous nos voyageurs, et savoir pourquoi John Effingham leur avait ménagé cette surprise, nous nous arrêterons un moment pour faire une courte description des objets qui s’offraient alors à leurs yeux. Ils étaient à l’extrémité de la forêt et sur le bord d’une montagne escarpée. Les arbres les entouraient de tous côtés, excepté en face, où se présentait à eux le panorama, quoique les cimes de grands pins qui croissaient sur le flanc de la montagne fussent presque en ligne parallèle avec leurs yeux.

En face, et à plusieurs centaines de pieds au-dessous d’eux, un beau lac, entouré d’arbres et de montagnes, s’étendait à plusieurs lieues sur la droite. Du côté le plus proche des voyageurs, une frange de forêt interceptait la vue de l’eau ; et de l’autre, la vue était bornée par des hauteurs couvertes de fermes, et coupées çà et là par des bouquets de bois, de manière que le tout ressemblait à un vaste parc. On voyait de belles vallées entre ces hauteurs, et de jolies maisons s’élevaient partout dans les champs. La teinte sombre des arbres verts qui croissaient sur toutes les hauteurs voisines de l’eau faisait un beau contraste avec le vert plus vif des feuilles des autres arbres, tandis que des prés et des pâturages offraient une verdure qui égalait celle de l’Angleterre et de la Suisse. De petits caps et des baies ajoutaient à la beauté exquise du lac limpide, et l’une de ces baies s’avançait au nord-ouest de manière que l’œil doutait s’il voyait ou non la fin de cette nappe d’eau transparente. Vers le sud, des montagnes plus élevées et de formes variées bornaient aussi la vue ; mais elles étaient cultivées, et présentaient aux yeux les fruits du travail de l’homme, quoique coupées en beaucoup d’endroits par de petits bois, qui, comme nous l’avons déjà dit, donnaient à tout ce canton l’apparence d’un parc. Une vallée profonde, large et bien nivelée, commençait à l’extrémité méridionale du lac, en face de l’endroit où étaient nos voyageurs, et s’étendait vers le sud jusqu’à ce qu’un coude de la chaîne de montagnes la dérobât aux yeux. De même que toutes les montagnes, cette vallée était verdoyante, bien peuplée, boisée en certains endroits, toutefois moins que les hauteurs, et l’on y apercevait tous les signes de la vie civilisée. Des chemins en traversaient les paisibles retraites, et l’œil pouvait les suivre jusqu’à plusieurs milles dans la vallée et sur les hauteurs.

À l’extrémité septentrionale de cette charmante vallée, et sur le bord du lac, était le village de Templeton, immédiatement sous les yeux des voyageurs. La distance en droite ligne, de l’endroit où ils étaient, jusqu’au centre des maisons, ne pouvait être beaucoup moindre d’un mille ; mais l’atmosphère était si pure et le temps si calme, qu’elle semblait beaucoup moins considérable. Ils pouvaient distinguer les enfants et même les chiens qui couraient dans les rues, et les cris des enfants qui étaient à jouer arrivaient distinctement jusqu’à leurs oreilles. Comme ce village était le Templeton des Pionniers, et que les progrès de la société pendant un demi-siècle se rattachent à cette circonstance, nous donnerons au lecteur une idée plus exacte de ce qu’il était alors, que celle qu’il pourrait s’en former d’après des traits détachés. Nous le faisons d’autant plus volontiers que ce n’est pas une de ces places qui, contre toutes les lois de la nature, ont crû en un jour par les efforts des spéculateurs, ou qui, favorisées par des avantages particuliers pour le commerce, deviennent une ville précoce pendant que les souches des arbres abattus sont encore dans les rues. C’était un village tranquille, qui s’était avancé pari passu comme la contrée qui l’environnait, et il offrait un échantillon des progrès réguliers faits par toute la nation vers la civilisation. Templeton, vu de la hauteur où étaient nos voyageurs, paraissait comme un plan en relief, et offrait en général un bel aspect.

Il pouvait s’y trouver une douzaine de rues dont la plupart se croisaient à angles droits, quoique cela ne fût pas assez universel pour lui donner un air d’uniformité monotone. La plus grande partie des bâtiments étaient peints en blanc, comme c’est l’usage dans les petites villes d’Amérique, quoiqu’un meilleur goût commençât à s’introduire dans ce village, et que plusieurs maisons conservassent la teinte plus grave des pierres grises dont elles étaient construites. On y voyait régner un air d’aisance et de propreté, et il ne ressemblait guère à cet égard à une ville d’Europe au sud du Rhin, si l’on en excepte les bourgs pittoresques de la Suisse. En Angleterre on aurait appelé Templeton une petite ville à marché ; en France, un gros bourg ; en Amérique, il portait le nom de village.

Parmi les maisons de Templeton, une vingtaine étaient de nature à annoncer l’aisance de ceux qui les occupaient, et les habitudes de gens accoutumés à vivre d’une manière supérieure à la grande masse de leurs semblables. Sept à huit de ces habitations avaient une pelouse de verdure entourée d’un chemin pour une voiture, avec les autres dépendances de maisons qui n’étaient pas jugées indignes de porter un nom distinctif. Rien de moins que cinq petits clochers, beffrois ou tours, car aucun de ces mots ne convient exactement aux prodiges d’architecture que nous voudrions pouvoir décrire, s’élevaient au-dessus des toits, et annonçaient l’emplacement d’autant d’édifices consacrés au culte ; tout village américain offrant un aussi grand nombre de preuves de liberté — peut-être vaudrait-il mieux dire de caprices — de conscience, que peuvent en produire les dollars du voisinage, par tous les moyens possibles. Quelques voitures légères, convenables à un pays de montagnes, traversaient les rues, et çà et là, une charrette attelée d’un seul cheval était attachée devant la porte d’une boutique, indiquant la présence d’une pratique ou d’un client arrivant des coteaux voisins.

Templeton n’était pas un lieu de passage assez considérable pour posséder une de ces monstruosités, une taverne américaine de genre moderne, ou un édifice dont le toit s’élevât au-dessus de tous ses voisins, même en y comprenant les églises. Cependant il avait des auberges d’une grandeur respectable, et elles étaient assez fréquentées.

Presque au centre du village, sur un terrain dont l’étendue n’était pas très-considérable, on voyait encore le chef-d’œuvre de l’ordre composite, qui devait son existence au goût et aux connaissances combinées de M. John Richard et de M. Hiran Dolittle. Nous ne dirons pas qu’il avait été remis à la moderne, car, en le voyant, on aurait cru tout le contraire ; mais il avait subi récemment des changements importants qui avaient été dirigés par l’intelligence de M. John Effingham.

Cet édifice était si remarquable par sa position et par sa grandeur, que, dès que nos voyageurs eurent jeté un coup d’œil sur les principaux traits du paysage, tous les yeux s’y fixèrent comme sur un foyer d’intérêt. Un assez long silence prouva que ce sentiment était général, et après que ce bâtiment eut attiré leurs regards, ils s’assirent sur des souches et sur des arbres tombés, sans prononcer une seule syllabe. Aristobule fut le seul qui permit à ses yeux de se promener de côté et d’autre ; mais il examinait surtout avec curiosité la physionomie de M. Effingham, près de qui il était assis, pour tâcher de découvrir si ses traits exprimaient ou non l’approbation des fruits du génie de son cousin.

— M. John Effingham a considérablement régénéré, revivifié et transfiguré le vieux bâtiment, dit-il enfin, en ayant la précaution de se servir de termes qui laissaient dans le doute ce qu’il pensait lui-même de ces changements. Les travaux qu’il a ordonnés ont fait parler dans tout le comté, ils ont été le sujet de presque toutes les conversations, et ils ont même causé quelque agitation.

— Comme cette maison me vient de mon père, dit M. Effingham, sur les traits doux et calmes duquel un sourire se glissait peu à peu, j’en connaissais l’histoire, et quand on me demandait l’explication des singularités qu’elle offrait, je les attribuais à l’ordre composite ; mais vous, John, vous avez remplacé tout cela par un style qui vous appartient, et dont je serai forcé de demander l’explication à de plus hautes autorités.

— Mon goût ne vous plaît-il pas, Édouard ? À mes yeux, ce bâtiment, vu d’ici, ne paraît pas mal.

— Il est indispensable, en architecture, de consulter avant tout les convenances et les aises domestiques, pour me servir de votre propre argument, John. Êtes-vous bien sûr, par exemple, que ce toit en terrasse convienne parfaitement aux neiges qui tombent fréquemment dans ces montagnes, et qui s’accumulent à une telle hauteur ?

John se mit à siffler et chercha à prendre un air d’insouciance, car il savait fort bien que le premier hiver avait démontré que ce toit ne convenait nullement au climat. Il avait même envie de le faire changer à ses propres frais ; mais indépendamment de ce qu’il savait que son cousin trouverait mauvais qu’un autre que lui payât une partie des changements faits à sa maison, il lui répugnait d’avouer en face de tout le pays qu’il avait commis une bévue dans un art qu’il se piquait de connaître presque aussi bien que son illustre prédécesseur, M. Richard Jones.

— Si vous n’êtes pas content de l’extérieur de votre maison, Édouard, vous pouvez vous consoler en regardant celles de vos voisins, car vous verrez qu’elles sont beaucoup plus laides. De tous les défauts en architecture, un défaut qui heurte le style grec est le pire à mon avis. Le mien n’est que gothique, et j’aurais cru qu’il pouvait passer sans donner lieu à une critique trop sévère.

Il était si extraordinaire de voir John Effingham se tenir sur la défensive, que nos amis sourirent. Aristobule lui-même, qui avait une crainte salutaire de sa langue caustique, sourit avec étonnement.

— Entendez-moi bien, John, reprit le propriétaire de l’édifice qui était le sujet de cette discussion, ce n’est pas votre goût que je mets en question, mais je crains les effets de l’intempérie des saisons. En ce qui concerne l’extérieur, je crois réellement que vous méritez de grands éloge ; car, d’une maison assez laide, vous en avez fait une presque belle, en dépit des proportions et de la nécessité de resserrer les changements dans les limites données. Cependant je crois qu’il reste un peu trop de l’ordre composite, même à l’extérieur.

— J’espère, cousin John, que vous n’avez pas fait d’innovations inconsidérées dans l’intérieur. Je crois me le rappeler, je suis chat en cela ; car je pense que rien n’est plus agréable que de revoir les objets qu’on a vus dans son enfance. — J’entends agréable pour ceux qui n’ont pas été attaqués de la manie du changement.

— Ne vous alarmez pas inutilement, miss Effingham répondit son cousin avec un ton de dépit qui n’était pas ordinaire à un homme dont la physionomie était en général calme et tranquille : vous retrouverez à sa place tout ce que vous avez vu quand vous n’étiez qu’une petite chatte. Je n’ai pu rassembler les cendres de la reine Didon que les quatre vents du ciel avaient dispersées ni découvrir un buste d’Homère passable ; mais j’ai remplacé tout cela par d’autres chefs-d’œuvre du même genre, dont quelques-uns ont le grand mérite de mettre ceux qui les voient dans l’embarras pour dire à qui ou à quoi ils ressemblent ; et je crois que c’est ce qui caractérisait surtout la plupart des inventions de M. Jones.

— Je vois avec plaisir, cousin John, que vous avez du moins réussi a donner à toute la maison une couleur respectable de nuage.

— Oui, répondit John, perdant son humeur momentanée pour se livrer à son goût naturel pour le burlesque ; c’est quelque chose entre cette couleur et un vert invisible. Trouvant que le vert deviendrait trop remarquable dans les sécheresses qui ont souvent lieu dans ce climat, je me suis décidé pour un jaune brunâtre, qui dans le fait ressemble assez à la couleur des plus riches masses de nuages.

— Au total, cousin, je crois que vous avez de justes droits à nos remerciements.

— Quel endroit délicieux ! s’écria M. Effingham qui avait déjà cessé de songer à sa maison pour contempler le paysage sur lequel un soleil de juin répandait toute sa gloire. C’est véritablement un lieu où l’on s’imaginerait pouvoir trouver le repos et le contentement pour le soir d’une vie agitée.

— J’ai rarement va un site plus enchanteur, dit le baronnet ; les lacs du Cumberland peuvent à peine rivaliser avec lui de beauté. Ou ceux de Brienz, de Lungern ou de Némi, dit Ève en souriant d’une manière que sir George prit pour un trait lancé contre son esprit national.

C’est charmant ! dit mademoiselle Viefville ; un si beau calme fait penser à l’éternité.

— La ferme que vous voyez là-bas près du bois, monsieur Effingham, dit Aristobule, a été vendue le printemps dernier à raison de trente dollars l’acre ; et elle avait été achetée l’été précédent à raison de vingt.

— Chacun a son goût, dit Ève.

— Et cependant, dit M. Effingham dans un esprit plus philosophique, je crains que cette scène glorieuse ne soit souillée par l’envie, la cupidité, le manque de charité, et les autres passions funestes de l’homme. Peut-être vaudrait-il mieux qu’elle fût ce qu’elle était il y a si peu de temps, une solitude paisible, asile des oiseaux et des animaux sauvages.

— Qui se dévorent les uns les autres, mon père, comme quelques êtres de notre espèce se repaissent de la substance de leurs semblables.

— Vous avez raison, ma fille ; et pourtant je ne vois jamais une de ces scènes qui respirent un saint calme, sans désirer que le grand tabernacle de la nature ne soit habité que par ceux qui savent en sentir la perfection.

— Voyez-vous, dit Aristobule, cette femme qui entre sur la pelouse en face du wigwam ; — car tel était le nom que John Effingham avait jugé à propos de donner à la maison à laquelle il venait de faire tant de changements et de réparations ; — par ici, miss Effingham ; plus en ligne avec la cime du pin qui est au-dessous de nous.

— Je vois la personne dont vous parlez ; elle semble regarder de ce côté.

— Vous ne vous trompez pas, Miss elle sait que nous devons nous arrêter ici, et elle nous voit sans doute. Cette femme est la cuisinière de votre père, miss Effingham, et elle pense au déjeuner qu’elle a reçu ordre de tenir prêt pour votre arrivée. – Ah ! continua-t-il en allongeant le bras sur le lac que différents esquifs parcouraient dans tous les sens, le poëte doit être dans cette barque.

— Le poète ! répéta John Effingham ; en sommes-nous venus à ce point de luxe à Templeton ?

— Juste ciel ! Monsieur, vous devez avoir une idée bien rétrécie de Templeton, si vous croyez qu’un poëte y est une grande nouveauté ! On a célébré en vers le lac et les montagnes au moins une douzaine de fois depuis dix ans. — Savez-vous bien, Monsieur, qu’on nous amène presque tous les étés des bêtes sauvages dans leurs cages sur des chariots ?

— C’est un pas en avant dont je ne me doutais pas. Ainsi donc, dans un canton qui n’avait que des animaux sauvages pour habitants il y a si peu de temps, on amène déjà des animaux sauvages comme un objet de curiosité ! Vous voyez par ce fait, sir George Templemore, combien ce pays fait de progrès.

— Sans doute ; mais je voudrais savoir quelle espèce d’animaux on y amène.

— Toutes les espèces, Monsieur, depuis le singe jusqu’à l’éléphant. La dernière fois nous avions un rhinocéros.

— Un rhinocéros ! il n’y en avait qu’un dernièrement dans toute l’Europe. Ni le Jardin Zoologique à Londres, ni le Jardin des Plantes à Paris, ne pouvaient se vanter d’avoir un rhinocéros. Je n’en ai jamais vu qu’un ; c’est à Rome, et on le faisait voyager de Saint-Pétersbourg à Naples.

— Eh bien ! Monsieur, nous avons ici des rhinocéros, des singes et des zèbres, des poëtes, des peintres, des membres du congrès, des évêques, des gouverneurs, et toutes les autres sortes d’animaux vivants.

— Et qui peut être, monsieur Bragg, demanda Ève, le poëte qui honore Templeton de sa présence en ce moment ?

— C’est plus que je ne puis vous dire, Miss ; car, quoique huit ou dix de nous ne se soient guère occupés toute la semaine dernière qu’à découvrir son nom, nous n’avons pas encore pu y réussir. Lui et l’homme qui voyage avec lui sont boutonnés très-serré sur ce sujet. Je crois pourtant que nous avons ici des gens aussi adroits qu’on pourrait en trouver à cinquante milles à la ronde.

— Il a donc un compagnon de voyage ? Les soupçonnez-vous tous deux d’être poëtes ?

— Oh ! non, Miss ; l’autre est le domestique du poëte. Nous sommes sûrs de ce fait du moins, car il le sert à table, brosse ses habits, balaie sa chambre, et lui rend toute sorte de services.

— C’est un heureux poëte, car c’est une classe d’hommes qui sont sujets à négliger un peu toutes ces petites choses. Puis-je vous demander pourquoi vous soupçonnez le maître d’être un poëte, puisque le domestique est si assidu à le servir ?

— Que voudriez-vous qu’il fût, miss ? D’abord, il n’a pas de nom.

— Excellente raison ! s’écria John Effingham. Très-peu de poëtes se font un nom aujourd’hui.

— Ensuite, il passe la moitié du temps sur le lac, regardant « le pin silencieux, » conversant avec « les rochers parlants, » ou buvant de l’eau à « la source des fées. »

— Circonstances fort suspectes certainement, surtout celle du dialogue avec des rochers ; mais elles ne sont pas concluantes.

— Faites attention, Monsieur, que cet homme ne prend pas ses repas comme les autres. Il se lève de bonne heure, et va se promener sur le lac ou dans la forêt. Il revient déjeuner au milieu de la matinée, retourne ensuite dans les bois ou sur le lac, et finit par dîner à l’heure où je prends mon thé.

— Voilà qui décide l’affaire. Un homme qui se donne des airs d’agir ainsi mérite d’avoir un nom encore pire que celui de poëte. Et, s’il vous plaît, Monsieur, depuis combien de temps cet homme bizarre est-il à Templeton ?

— Chut ! comme je suis un pécheur, le voici lui-même. — Ce n’était pas lui qui était dans la barque.

L’air confus d’Aristobule, et la manière subite dont il avait pris un ton plus bas, firent que tous les yeux prirent la même direction que les siens, et bien certainement nos voyageurs virent de loin un étranger portant le négligé qu’un homme du monde prend souvent à la campagne, costume qui suffisait pour exciter ces commentaires dans un village où le désir général était de ressembler autant que possible aux habitants d’une ville. Il sortait de la forêt et entrait sur le plateau qui couronnait la montagne, en suivant le sentier que les amateurs du pittoresque avaient tracé en cet endroit. En arrivant dans la clairière, voyant une compagnie qui en était déjà en possession, il allait se détourner par une délicatesse que M. Bragg aurait appelée bizarrerie, quand, s’arrêtant tout à coup, il regarda les voyageurs avec une vive attention, et s’avança rapidement vers eux en souriant.

— Je n’aurais pas dû être surpris, dit-il quand il fut assez près pour laisser tout doute impossible ; car je savais que vous étiez attendus à chaque instant, et j’attendais moi-même votre arrivée ; mais cette rencontre a été si imprévue qu’à peine m’a-t-elle laissé la jouissance de mes facultés.

Il est inutile d’appuyer sur l’accueil cordial qu’il reçut. Au grand étonnement de M. Bragg, son poëte était évidemment un ami de la famille, et n’était inconnu qu’à miss Van Courtlandt, à qui il fut bientôt présenté sous le nom de Powis. Ève, par un violent effort sur elle-même, se rendit maîtresse des sentiments qui l’agitaient, et cette rencontre eut l’air de part et d’autre de causer autant de plaisir que de surprise, mais sans aucun signe d’émotion de nature à exciter des commentaires.

— Nous devrions vous exprimer notre étonnement de vous trouver ici avant nous, mon jeune ami, dit M. Effingham, tenant encore la main de Paul entre les siennes ; et même en ce moment que mes yeux m’assurent de ce fait, je puis à peine croire que vous soyez arrivé à New-York sans nous procurer la satisfaction de vous voir.

— Vous ne vous trompez pas, mon cher monsieur ; bien certainement rien n’aurait pu me priver de ce plaisir que la certitude que ma visite ne vous aurait pas été agréable. Le mystère de mon apparition subite en cet endroit cessera d’en être un, quand je vous aurai dit que je suis revenu d’Angleterre par Québec, les Grands-Lacs et le Niagara, mon ami le capitaine Ducie m’ayant décidé à prendre cette route parce que son navire avait ordre de se rendre dans le Saint-Laurent. Le désir de voir du nouveau, et surtout la célèbre cataracte, qui est presque la plus grande merveille de l’Amérique, a fait le reste.

— Nous sommes charmés de vous voir ici, de quelque manière que vous y soyez arrivé, et je vous sais le meilleur gré de ne pas avoir passé ma porte. Vous êtes ici depuis quelques jours ?

— Depuis une semaine. En arrivant à Utique, je me suis détourné de la grande route pour voir ce village, sans me flatter pourtant de vous y trouver si tôt ; mais ayant appris qu’on vous attendait, je me suis déterminé à y rester, dans l’espoir que vous ne seriez pas fâché de revoir un ancien compagnon de voyage.

M. Effingham lui serra de nouveau la main avec cordialité, et Paul tressaillit de joie en recevant cette assurance qu’il était le bien-venu.

— J’ai été à Templeton presque assez longtemps, reprit le jeune homme en souriant, pour m’y présenter comme candidat à la faveur publique, si je comprends bien les droits d’un denizen[1]. D’après ce qu’ont pu m’apprendre des remarques accidentelles, le proverbe du balai neuf peut s’appliquer parfaitement dans tout ce pays.

— Avez-vous en poche quelque ode ou quelque épigramme de votre façon ? demanda John Effingham.

Paul parut surpris de cette question, et Aristobule eut l’air déconcerté, ce qui ne lui était pas ordinaire. L’étonnement de Paul était tout naturel ; car, quoiqu’il sût fort bien que depuis son arrivée à Templeton il avait été l’objet de cette curiosité qui tourmente en général toutes les imaginations dans un village, il était loin de se douter que son amour pour les beautés de la nature avait été attribué à son dévouement aux muses. S’apercevant pourtant, aux sourires de tous ceux qui l’entouraient, que cette question couvrait quelque mystère, il eut le tact de laisser à celui qui la lui avait faite le soin de l’expliquer s’il le jugeait à propos.

— remettrons à un autre moment le plaisir d’une explication, dit John Effingham ; à présent, il me semble que la dame de la pelouse commence à s’impatienter, et le déjeuner à la fourchette que j’ai eu soin de commander nous attend probablement. Il faut en profiter, même au risque de passer pour des rimeurs aux yeux de tout le canton. Venez, Édouard ; si vous en avez assez de la vue du wigwam à vol d’oiseau, nous y descendrons, et nous en mettrons les beautés à une épreuve plus sérieuse en les examinant de près.

Cette proposition fut acceptée sur-le-champ, quoique ce ne fût pas sans quelque regret qu’ils s’éloignèrent de cet endroit charmant, et les voyageurs s’arrêtèrent plusieurs fois pour jeter encore un coup d’œil sur ce beau paysage.

— Imaginez-vous, dit Ève, les rives de ce lac bordées de belles maisons de campagne, des tours surmontant des églises parmi toutes ces hauteurs ; chaque montagne couronnée d’un château ou couverte de ruines, et tous les autres accessoires d’un état de société plus ancien ; quels seraient alors les charmes d’une telle vue !

— Elle en aurait moins qu’aujourd’hui, miss Effingham, dit M. Powis, car quoique la poésie exige… Vous souriez tous ? — Est-il défendu de parler de poésie ?

— Pas du tout, pourvu que ce soit en bons vers, répondit le baronnet. Il est bon que vous sachiez qu’on attend même de vous que vous ne parliez qu’en vers.

Paul se tut, ne sachant que répliquer, et toute la compagnie se mit en marche avec gaieté, Aristobule en montrant autant que les autres, quoiqu’il sût à peine pourquoi. Mais un trait dominant de son caractère était de ne vouloir jamais rester en arrière de qui que ce fût.



  1. On nomme ainsi en Angleterre et en Amérique un étranger qui, sans avoir été naturalisé, a demeuré assez longtemps dans le pays pour y exercer certains droits.