Excursion au Canada et à la rivière Rouge du Nord/04

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IV.
Le Tour du mondeVolume 30 (p. 113-115).
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IV.


EXCURSION AU CANADA ET À LA RIVIÈRE ROUGE DU NORD,

PAR M. H. DE LAMOTHE[1].
1873. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




IV

La campagne canadienne. — Aisance et luxe des habitants. — La routine agricole. — L’ambition des cultivateurs. — Trop d’avocats et de médecins ! — Nécessité d’une réforme.


Le cultivateur canadien, qui se nomme lui-même « habitant, » rejette l’appellation de paysan, et, de fait, il ne ressemble guère au paysan d’Europe. Son élégante demeure en bois peint, tenant à la fois du cottage et du chalet, est meublée intérieurement avec un confortable tout britannique. Le dimanche, toute la famille s’habille avec élégance et recherche, suivant la dernière mode de Québec et de Montréal, laquelle n’est guère en retard sur celles de Londres et de Paris. Le piano lui-même a fait invasion dans les vieilles paroisses, et la jeune fille qui dans la journée a aidé ses parents aux travaux des champs, égaye la « veillée » en jouant les motifs de la dernière opérette française à la mode. La lourde charrette des ancêtres normands a partout cédé la place au « buggey » suspendu, traîné par des « trotteurs » de sang. Tout enfin, dans le charmant spectacle qu’offrent en été les environs de la métropole bas-canadienne, justifie l’expression de M. Andrew Stuard — un Anglais pourtant — qui a décerné aux Franco-Canadiens le beau titre de « peuple gentilhomme. »

Sur les portes de chaque habitation s’ébattent une foule d’enfants rayonnants de fraîcheur et de santé ; — on sait déjà combien sont nombreuses les familles canadiennes ; — les plus jeunes courent pieds nus pour la plupart, mais la propreté et la qualité de leurs vêtements, aussi bien qu’un coup d’œil jeté dans l’intérieur des maisons autour desquelles ils se livrent à leurs jeux, montrent bien que ce n’est point par misère. Les jeunes filles gardent leurs longs cheveux bouclés et flottants à la mode anglaise ; elles portent habituellement pendant l’été des corsages blancs et des jupes de couleur voyante. Les jeunes gens et les hommes endossent, les jours de travail, le gros « capot » en étoffe grise, dite « du pays, » serré par une ceinture en laine rouge ou quadrillée, avec la « tuque » ou bonnet normand ; mais tous se transforment le dimanche en gentilshommes accomplis.

Et pourtant le cultivateur de ce pays a trois ennemis qui menacent de détruire son bien-être. La routine, le luxe et l’engouement pour les professions libérales sont les fléaux des paroisses canadiennes. J’ai déjà parlé du luxe des attelages, des belles fourrures et des toilettes des jeunes filles. Ce luxe importé des États-Unis charge bien lourdement le budget de familles toujours si nombreuses ; mais, après tout, il n’excéderait pas les ressources de la plupart d’entre elles, si l’habitant savait tirer du sol tout le parti possible. Malheureusement il est loin d’en être ainsi. Les magnifiques terres de la vallée du Saint-Laurent ont été ruinées à la longue par la culture continuelle des céréales, interrompue à peine une fois en plusieurs années par de simples jachères. Les nouveaux défrichements de l’intérieur, après quelques récoltes exceptionnelles, ne tardent pas à s’appauvrir par le même mode vicieux d’assolement. L’élevage des bestiaux, entrepris sans principes, sans soins, donne un rendement bien inférieur à celui qu’en retirent les Anglais et les Américains. La culture des arbres fruitiers semble être dans l’enfance, ils ne sont ni émondés ni délivrés des plantes parasites. Les forêts, cette richesse capitale du pays, sont livrées avec un inexplicable aveuglement par le gouvernement local à la rapacité de grands spéculateurs, pour la plupart étrangers à la province. Enfin la répulsion déraisonnable des habitants pour toute espèce de contribution foncière, répulsion soigneusement entretenue par l’un des partis politiques qui se disputent le pouvoir, s’oppose au développement d’une bonne viabilité. Aujourd’hui encore la majeure partie des chemins du Bas-Canada ne sont entretenus que moyennant péage aux barrières.

Jusqu’à présent l’exemple des cultivateurs anglais et écossais établis dans la province de Québec semble avoir influé fort peu sur ces méthodes de culture que M. Arch, le célèbre président de l’Union des ouvriers de ferme anglais, a qualifié d’un mot bien énergique. Dans le compte rendu du voyage qu’il a entrepris en 1873 aux États-Unis et au Canada pour préparer l’exode des membres de son association, il dit, en parlant des fermiers bas-canadiens : « ils ont assassiné le sol. »

Dans ces dernières années quelques-uns des hommes les plus considérables du pays, grands propriétaires et membres du clergé, ont commencé à s’émouvoir de cet état de choses. Des écoles pratiques d’agriculture, des fermes modèles ont été créées. Sous leur énergique impulsion, certaines paroisses, notamment dans le district de Montréal, se sont littéralement transformées. Malheureusement ici encore, le mouvement réformateur se heurte à un sérieux obstacle, la tendance toujours croissante des enfants des familles aisées à abandonner la culture ou les métiers pour se jeter dans les « professions libérales. »

Cette tendance fâcheuse tient essentiellement à l’organisation de l’instruction publique depuis la conquête jusqu’à nos jours. Les collèges et les études littéraires ont de longtemps précédé l’école primaire et l’enseignement technique ; et lord Durham, envoyé par le gouvernement britannique pour procéder à une enquête approfondie sur les causes des troubles de 1837 et 1838, définissait très-exactement, dans un rapport resté célèbre, l’état intellectuel du Bas-Canada à cette époque, lorsqu’il disait :

« L’assertion généralement répandue que toutes les classes de la société canadienne-française sont également ignorantes est, disait-il, tout à fait erronée, car je ne connais point de peuple chez lequel il existe une plus large somme d’éducation élémentaire élevée ou chez qui une telle éducation soit répartie sur une plus grande portion de la population. La piété et la bienveillance des premiers possesseurs du pays ont fondé, dans les séminaires qui existent sur différents points de la province, des institutions dont les ressources et l’activité ont longtemps été dirigées vers l’éducation. L’instruction que l’on donne dans ces séminaires et ces collèges ressemble beaucoup à celle des écoles publiques d’Angleterre, mais elle est plus variée. Il en sort annuellement deux à trois cents jeunes gens instruits… J’incline à croire que la plus grande somme de raffinement intellectuel, de travail de la pensée dans l’ordre spéculatif, et de connaissances que puisse procurer la lecture, se trouve, sauf quelques brillantes exceptions, du côté des Canadiens-Français. »

L’enseignement primaire était loin d’être aussi avancé. Le recensement de 1871 montre qu’au-dessus de vingt ans plus d’un tiers des Canadiens-Français sont encore illettrés, mais de grands progrès se réalisent tous les jours. Le Rapport du ministre de l’instruction publique de Québec pour 1872 constate que sur une population de près de onze cent mille habitants, dont neuf cent trente mille Français, le nombre des élèves des établissements d’éducation de tout genre dans la province est de deux cent vingt-deux mille cent cinq, soit un élève sur cinq habitants, ce qui met déjà le Bas-Canada au niveau des pays où l’instruction est le plus en honneur.

Malheureusement, ce système d’écoles primaires n’a pas encore été complété par celui d’institutions techniques d’un ordre supérieur : l’enseignement secondaire est resté exclusivement voué à la littérature ; et l’on n’a pas encore créé d’établissement où le Canadien-Français puisse apprendre dans sa langue maternelle les arts de l’ingénieur, du constructeur maritime du mineur et de l’architecte, toutes professions d’une extrême utilité dans l’Amérique du Nord.

D’autre part, le cultivateur canadien, dès qu’il est parvenu à l’aisance, éprouve la légitime ambition d’assurer au moins à l’un de ses enfants le bénéfice d’une éducation supérieure. Il prend naturellement ce qu’il trouve à sa portée. Les collèges ecclésiastiques regorgent de jeunes gens qui se jettent ensuite sur les deux seules carrières que leur ouvrent les universités de langue française, le droit et la médecine ; et voilà pourquoi la province de Québec compte plus d’avocats qu’il n’en faudrait pour plaider les procès de tous les habitants — ceux-ci fussent-ils vingt fois plus portés à la chicane que les Normands, leurs ancêtres, — et certainement plus de médecins que n’en peut faire vivre un pays où les gens ont conservé la déplorable habitude de ne mourir qu’à quatre-vingt-dix ou cent ans, sans infirmités préalables. Le diplôme, dans ce cas, devient un simple titre à la considération du bon public, et tous ces disciples de Thémis ou d’Esculape se rejettent, faute de mieux, sur la politique.

Je sais qu’un écrivain de grand talent[2], très-sympathique aux Canadiens, leur conseille d’éviter toute imitation anglaise ou américaine, « d’accorder un souci moindre à l’industrie et au commerce, de s’adonner surtout à l’agriculture, moins répulsive au développement intellectuel,… de s’attacher non-seulement à répandre l’instruction, mais à en rehausser le niveau. »

Je ne saurais partager son avis. Il me semble que les Canadiens-Français ont engagé avec leurs voisins anglais une lutte qui, pour être pacifique, n’en est pas moins le « combat pour l’existence » de Darwin. Ils doivent donc avant tout, pour ne point disparaître socialement et politiquement, emprunter les armes de leurs rivaux, devenir les propriétaires des exploitations industrielles, des établissements financiers, des chemins de fer, des mines de leurs pays, comme ils le sont déjà de la plus grande partie du sol : la culture littéraire viendra en son temps. En commençant par ce qui doit être la fin, les Canadiens-Français feraient fausse route, et l’exode de leur population ouvrière vers les États-Unis démontre mieux qu’une longue dissertation combien le manque d’industrie et le dédain des grandes entreprises met en danger leur existence nationale.

Toutefois, comme nous l’avons dit, il n’y a pas tout à fait péril en la demeure. En face de neuf cent trente mille Canadiens-Français, le recensement de 1871 n’a compté que soixante-neuf mille huit cent vingt-deux Anglais, cent vingt-trois mille Irlandais et quarante-neuf mille Écossais. Quant aux Indiens, le même recensement porte leur nombre à six mille neuf cent quatre-vingt-huit. Le rapport du Bureau des affaires indiennes pour 1873 donne le chiffre de dix mille, en tenant compte de quelques tribus du Bas-Saint-Laurent (les Naskapis) non comprises dans le recensement général.

  1. Suite. — Voy. page 97.
  2. Rameau, Acadiens et Canadiens (1858).