Excursion au Canada et à la rivière Rouge du Nord/03

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III.
Le Tour du mondeVolume 30 (p. 110-112).
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III

Excursions autour de Québec. — La cascade du Montmorency. — Exploitation des touristes. — Lorette. — Un village indien. — Les derniers des Hurons. — Un notaire chef de tribu.


Il y a une foule d’excursions à faire aux environs de Québec : les cascades de la Chaudière, de la Sainte-Anne et du Montmorency, le village de Lorette, où vivent les derniers représentants de la nation Huronne, les jolis lacs de Saint-Charles et de Beauport.

La cascade du Montmorency, située à douze ou treize kilomètres de la ville, a déjà été décrite dans le Tour du Monde. Ce qui gâte un peu la poésie du spectacle, c’est l’esprit de spéculation qui, là comme en maint endroit de la Suisse, de l’Allemagne et des États-Unis, s’empresse de prélever un impôt exorbitant sur la curiosité du touriste. Les propriétaires des environs ont élevé des barrières sur tous les sentiers conduisant aux emplacements les mieux situés pour contempler la cascade, et à chacune de ces barrières on rançonne le voyageur. Cette spéculation éhontée des beautés de la nature m’a toujours paru souverainement révoltante, et bien souvent je n’ai pu m’empêcher d’exprimer tout haut mon sentiment.

Nouveau débarqué, je ne pouvais laisser échapper la première occasion qui m’était offerte de voir de près des rejetons de la race indigène. Je savais qu’à Lorette, à seize kilomètres environ de Québec, vivait une petite colonie de Hurons, descendants des quelques familles échappées à la destruction de toute leur nation par les Iroquois. M. R…, l’un des passagers français du Moravian, m’offrit de m’accompagner dans mon excursion, et, après avoir parlementé avec un « charretier » québécois, — c’est le nom que l’on donne là-bas à l’honorable corporation des cochers de place, qui n’ont pas encore songé à s’en formaliser, — nous partîmes à la recherche de ces hommes rouges, débris presque ignorés d’une catastrophe qui date pourtant de deux siècles à peine. Races ou individus, les morts vont vite en tous pays, et surtout sur ce continent américain, où le flot montant de la civilisation recouvre si vite les vestiges du passé.

Le village de « la Jeune Lorette » est une grosse paroisse canadienne-française de trois mille habitants. Une jolie rivière, aux eaux brunes, comme toutes celles qui prennent leur source dans les sapinières du Nord, s’y précipite dans la plaine par une pittoresque cascade. Cette rivière franchie, nous nous trouvons tout à coup en pays indien. Devant nous s’offre un hameau dont les habitations présentent un contraste frappant avec les maisons canadiennes. Une sorte de hangar fait de poutres mal équarries, à la toiture basse, aux larges ouvertures ; pour tout meuble un lit de camp dressé le long des parois, et sur lequel sont étendues des couvertures de laine bizarrement ornementées ; au centre, la place du foyer, dont la fumée s’échappe par une ouverture pratiquée dans le toit, non sans avoir rempli tout le local de ses acres senteurs : telle est la demeure du Huron de nos jours, reproduction agrandie et quelque peu perfectionnée du wigwam traditionnel des tribus indiennes. En dépit des liens de sang et d’intérêt qui l’unissent chaque jour plus étroitement aux Canadiens-Français, le Huron, devenu chrétien, et de nomade sédentaire, reste encore fidèle, dans les dispositions de sa cabane de sapin, a quelques-unes des traditions qu’observaient ses ancêtres.

Chute de Lorette. — Dessin de Th. Weber, d’après une photographie.

Il y a à Lorette soixante à soixante-dix familles de Hurons ou d’individus réputés tels dans les évaluations officielles. Sont-ce bien les descendants des terribles guerriers du dix-septième siècle ? Il faut pour l’admettre à première vue une certaine dose de bonne volonté. M. Chauveau écrivait en 1850 dans une épître adressée à un touriste français :

À vos amis, surtout de grâce, dites bien
Qu’on n’est point tatoué pour être Canadien,
Que le dernier Huron est vivant à Lorette,
Qu’il a peint son portrait et que chacun l’achète…

En revanche, la Huronne ne doit pas être un mythe, s’il faut en juger par la description flatteuse, et plus récente encore, d’un autre poëte québécois :

Brune et gentille est la Huronne,
Quand au village on peut la voir,
Perles au col, mante mignonne,
Et le cœur dans un grand œil noir.
Sa veine a du sang de ses pères,
Les maîtres des bois autrefois :
Vive les Huronnes si fières
De leurs guerriers, de leurs grands bois !

Les deux auteurs ont raison : en fait, il ne paraît pas qu’il existe à Lorette un seul individu de race indigène pure. Depuis deux cents ans, les alliances contractées avec les Canadiens ont tellement modifié le type originaire de ces Indiens, qu’on ne retrouve plus parmi eux les caractères physiques si tranchés de la race rouge. L’Indien pur est toujours ou presque toujours imberbe ; la barbe suffisamment fournie de la plupart des habitants du hameau huron de Lorette accuse la présence du sang européen. En revanche, tous, riches ou pauvres, conservent avec un soin jaloux les traditions de la tribu et le costume de guerre des ancêtres, qu’ils revêtent encore dans les occasions solennelles. La vie en commun, la participation à certains avantages pécuniaires, et certains privilèges garantis autrefois à la nation huronne et respectés par les divers gouvernements du Canada, ont formé entre tous les membres de cette petite société un lien plus fort que celui des unions de famille contractées de loin en loin avec les « visages pâles ». Chacun conserve précieusement les preuves d’origine et de filiation qui règlent son rang dans la communauté ; et c’est ainsi qu’un beau jour les descendants des farouches alliés de Champlain se sont trouvés avoir pour chef légitime, par droit d’hoirie et en vertu des coutumes antiques, un honorable citoyen de Québec qui cumulait sa haute dignité « sauvage » avec le paisible gouvernement d’une étude de notaire. Un chef de Hurons dans la cravate d’un notaire !

Tous les Hurons cependant n’en sont pas encore au notariat et à la cravate blanche. Si l’habillement des hommes et des jeunes garçons diffère peu ou point de celui de leurs voisins canadiens, leurs femmes se coiffent encore pour la plupart du mouchoir d’étoffe noire enroulé autour de la tête, au-dessus de laquelle elles rabattent en guise de mantille une épaisse couverture de laine. Leur vêtement se compose d’un corsage à manches courtes et d’une jupe de couleur sombre. Elles portent des « mitasses », sorte de jambières en peau d’orignal ou de caribou, garnies de piquants de porcs-épics, qui montent jusqu’aux genoux et sont rattachées à la ceinture par des lanières de cuir. Des mocassins, souple chaussure en peau d’orignal ornée de dessins en grains de porcelaine et de verroterie, complètent cet accoutrement bizarre.

Chasse au caribou. — Dessin de F. Bassot, d’après une photographie.

Hommes et femmes paraissent vivre assez et l’aise du produit des bois de leur « réserve », et de leur petite industrie locale. Ils fabriquent à demeure les larges « raquettes » que l’habitant et le coureur des bois adaptent l’hiver à leurs mocassins pour faire de longues marches sur la neige. Ils font aussi des paniers en bois de bouleau, des mocassins, des ouvrages en plume, des costumes indiens, des calumets en bois, des tomawaks et toutes sortes d’autres armes indigènes qu’ils disposent en trophées dans leurs habitations et qu’ils vendent aux étrangers ou aux marchands de curiosités de Québec. En outre, les hommes vont à la chasse entre Québec et le lac Saint-Jean ; ils s’emploient comme conducteurs sur les « cages » ou trains de bois flotté qui descendent les rivières du Nord et comme « voyageurs » au service de la compagnie de la Baie d’Hudson. Toutefois, si l’aisance entre dans les familles, la couleur locale disparaît chaque jour davantage ; les jeunes filles commencent déjà à s’habiller comme les Canadiennes et se marient souvent avec les Canadiens ; la plupart des jeunes gens, m’assure-t-on, ne parlent même plus leur langue nationale, que les amateurs de philologie américaine ne pourront bientôt plus étudier que dans les travaux des premiers missionnaires. Avant de partir pour Lorette, j’avais meublé ma mémoire d’un assortiment d’anecdotes anciennes, toutes à la gloire de la nation huronne, notre fidèle alliée durant nos longues guerres contre les Anglais et les Iroquois. Je ne tardai pas à en trouver le placement dans la personne d’un brave homme de la localité, au type plus franchement peau-rouge que la plupart de ses compatriotes, et qui me parut joindre à un très-grand amour pour les « Français de France » une inclination non moins prononcée pour le verre de whisky. Nous causâmes un bon moment ensemble — « une bonne escousse, » comme on dit là-bas — du passé et du présent de sa nation.

Quand vint le moment de nous séparer, il me serra vigoureusement la main, en s’écriant avec le plus pur des accents normands : « Ah m’sieu, j’vois ben qu’pour un Françâ d’France vous connaissez ben not’ nation tout de même ! J’en jâserais ben volontiers une veillée avec vous ! » Une veillée et une jâserie ! décidément j’étais en pleine Neustrie.

Chasse à l’orignal. — Dessin de F. Bassot, d’après une photographie.

À propos de ce mot « sauvage », il n’est peut-être pas inutile de faire remarquer que si en France le mot « Indien » est aujourd’hui généralement employé pour désigner les indigènes américains, il n’en est pas de même au Canada. Les premiers colons français disaient « les sauvages », et aujourd’hui encore, dans tous les documents officiels canadiens écrits en langue française, c’est le mot « sauvage » qui est exclusivement employé pour traduire le mot anglais indian. Au reste, cette appellation n’est aucunement prise en mauvaise part, non plus que le féminin « sauvagesse », et le voyageur ne doit nullement s’étonner d’entendre dire par un jeune homme de Lorette, du Sault Saint-Louis ou de Bécancour : « Oh moi ! je suis à moitié sauvage ; mon père est un Canadien, mais il s’est marié avec une sauvagesse, et je parle aussi bien en sauvage qu’en canadien. »

H. de Lamothe.

(La suite à la prochaine livraison.)