Excursion au Canada et à la rivière Rouge du Nord/06

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VI.
Le Tour du mondeVolume 30 (p. 122-128).
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VI

Le dimanche au Canada. — Un sermon politique. — Journalistes, avocats et députés. — Cent francs d’amende pour un coup de poing. — Un meeting d’indignation. — Partie de campagne. — Une particularité du paysage américain. — Vieilles redevances féodales. — Une dîme d’un nouveau genre. — Le sault Saint-Louis. — Les Iroquois de Caughnawaga. — Un hommage à la France. — Origine du village de Lachine. — Le sault du Récollet. — La pêche de l’alose.


Le dimanche à Montréal est un moyen terme, une sorte de compromis entre le « sabbat » puritain de la Nouvelle-Angleterre et le jour de gai délassement que fêtent l’ouvrier et le paysan français. Comme dans la Nouvelle-Angleterre, les trains de chemins de fer s’arrêtent, le télégraphe ferme ses bureaux, les quartiers protestants prennent des airs de nécropoles ; les « bar rooms » mêmes — tavernes ou buvettes — barricadent hypocritement leur devanture, tandis qu’une porte dérobée s’entre-bâille à la barbe du policeman pour introduire un client dans le cénacle des buveurs à huis clos. Par bonheur la population canadienne française — bien que les usages de ses voisins aient déteint sur les siens — ne se croit pas encore obligée de s’enfermer entre quatre murs dans un tête-à-tête peu récréatif avec Ézéchiel ou Jérémie. Grâce à son influence modératrice, on n’en est pas absolument réduit à l’alternative de rester chez soi ou de vaguer pédestrement par les rues. Les voitures de place, ainsi que les « chars urbains » ou « petits chars » (chemins de fer américains) qui desservent les voies principales continuent leur service, « et tout être créé possédant équipage » peut aller faire le tour de la montagne sans crainte de scandaliser la communauté, ni surtout de payer l’amende à laquelle il n’échapperait point à trente lieues plus au sud.

Le lendemain ou le surlendemain de mon arrivée à Montréal se trouvait être un dimanche. J’entrai dans la cathédrale de Notre-Dame, cet édifice dont les deux tours nous avaient signalé de loin la grande ville, mais dont les voûtes beaucoup trop basses donnent a la nef un aspect mesquin. Un prêtre sulpicien y prêchait en français devant l’élite de la société montréalaise : il aborda successivement les sujets les plus divers, traitant de l’émigration des habitants vers les manufactures américaines, de la loi des écoles votée par la législature du Nouveau-Brunswick dont il critiquait vivement les dispositions, fort contraires, paraît-il, aux intérêts français et catholiques de cette province. Enfin il entama le chapitre de la corruption électorale dans ses rapports avec le salut des âmes. À cet endroit je saisis des allusions transparentes à la grosse question du moment. L’affaire du Pacifique avait envahi l’église elle-même, et j’appris bientôt que les temples presbytériens, méthodistes, épiscopaliens, n’étaient pas plus exempts de cette invasion que la cathédrale catholique. Pour un profane étranger, les paroles qui tombaient en ce temps-là du haut de la chaire pouvaient jusqu’à un certain point faire l’office d’un cours complet, et surtout contradictoire, de politique canadienne.

Cathédrale de Montréal. — Dessin de Sorrieu, d’après une photographie.

Un autre jour, on vint me chercher pour me conduire à une séance de la cour de police. L’auditoire peu choisi qui fréquente d’ordinaire l’enceinte consacrée à la répression des ivrognes incorrigibles et des vagabonds vulgaires avait fait place pour cette fois à une foule des mieux composées ; c’était encore le Pacifique qui en était la cause. Le plaignant, un jeune écrivain ministériel de beaucoup de talent, mais d’un zèle parfois intempérant, à qui j’avais été présenté la veille, traînait à la barre de la justice un député de l’opposition au Parlement fédéral. Le susdit député avait pénétré dans le sanctuaire même de la rédaction pour demander des explications à propos d’un article un peu vif, où sa conduite, ses votes et ses discours au sujet de la grande affaire étaient censurés en termes antiparlementaires. Les explications, apparemment, ne lui avaient point semblé satisfaisantes, car séance tenante il s’était adjugé une réparation par les armes contondantes et peu courtoises que la nature a mises au bout des bras de chacun de ses enfants. À Paris, on eût pris le train de Bruxelles et mis flamberge au vent. Au Canada le duel est passé de mode, et notre journaliste se contentait de poursuivre son agresseur sous l’imputation juridique d’ « assaut et batterie. »

La scène m’intéressa beaucoup, tant par les incidents pleins de couleur locale que révélaient les dépositions, que par les singularités de la procédure tout anglaise d’une cause plaidée entièrement en français. Quand je dis entièrement, je vais un peu loin. MM. les avocats passaient à tout instant d’un idiome à l’autre avec une désinvolture parfaite. Les témoins, y compris le plaignant, entraient tour à tour dans une sorte de chaire fermée, — le « witness box » des Anglais, que les Canadiens ont traduit littéralement par « boîte à témoins, » où ils subissaient de la part des avocats des deux parties un feu roulant de questions. Un des plus acharnés questionneurs était un jeune homme à la physionomie maigre et intelligente, au teint bilieux, possesseur d’une chevelure à rendre jaloux Absalon lui-même. Ce n’était rien moins qu’un des membres du cabinet provincial, renommé pour son éloquence et venu tout exprès pour assister son ami le journaliste, une des bonnes plumes de Tolède du parti. À tout propos, dans le cours de leurs interrogatoires et de leurs plaidoiries, les honorables membres du barreau se traitaient réciproquement de « savant avocat, » ce qui ne les empêchait pas de se dire les choses les plus désagréables. Quant à « Son Honneur » le juge, il parlait français avec un violent accent d’outre-Manche et semblait surtout fort gêné d’avoir à présider des débats entre hommes aussi haut placés. Mon nouvel ami D… m’avait confié la veille qu’à ses yeux, et à ceux de beaucoup de ses confrères en journalisme canadien, le premier des écrivains français de l’époque est le fougueux auteur des Odeurs de Paris. Je m’aperçus au ton des articles lus à l’audience que l’étude, trop consciencieuse hélas ! des œuvres du maître, avait communiqué à la polémique de son jeune disciple une verdeur bien faite pour expliquer dans une certaine mesure la colère du député. Pas plus que celle de Québec, la presse de Montréal ne se pique d’un atticisme outré, et si les coups de poings répondent parfois aux coups de plume, c’est que ceux-ci sont trop souvent assenés à la façon des coups de poings.

Après que les avocats, plaidant avec un acharnement digne de leurs confrères et cousins de Normandie, eurent suffisamment embrouillé la question, l’accusé, dont la carrure puissante contrastait avec l’apparence infiniment moins redoutable de son adversaire, débita d’une voix de Stentor un discours apologétique où il fulmina contre la corruption du parti ministériel. L’avocat-ministre aux longs cheveux traita dédaigneusement cette improvisation chaleureuse de discours de « hustings, » bon tout au plus pour les électeurs du comté de Deux-Montagnes, mais tout à fait déplacé dans l’enceinte de la justice ; puis « Son Honneur » prononça en bredouillant la sentence qui condamnait M. W. P…, membre du Parlement, à vingt dollars d’amende et aux frais. Les amis de la partie civile déclaraient que c’était pour rien ; ceux de l’accusé bondissaient d’indignation, — mais pour le motif opposé. — Bref, les deux clans, également vexés, se retirèrent en maugréant.

Ainsi, partout depuis mon arrivée je rencontrais le malencontreux Pacifique : sur le bateau, à l’église, au tribunal ! De grandes affiches m’apprirent bientôt qu’il allait descendre sur la place publique. Un grand meeting d’ « indignation » devait avoir lieu au Champ de Mars, et tous les citoyens de Montréal étaient invités à y assister. La curiosité, à défaut d’autre intérêt, m’eût certainement attiré à ce spectacle, en dépit des horions qu’on est parfois exposé à y recevoir, si V… — le jeune Canadien qui avait fait avec nous la traversée du Moravian » — n’était venu n’engager à passer quelques jours à la Pointe-Claire, jolie bourgade située sur les bords du lac Saint-Louis, à l’extrémité occidentale de l’île de Montréal. C’est pendant mon absence que se tint le fameux meeting. Le ministère et ses partisans y furent habillés de fort vilain drap par des orateurs polyglottes. Le jeune homme d’État chevelu dont nous avons fait connaissance à la cour de police essaya bien de défendre la cause de ses amis ; mais ce fut en vain, il y dépensa en pure perte des flots d’éloquence. Tout se passa du reste de la façon la plus pacifique : peu ou pas de coups de poings, et absence complète de ces projectiles électoraux — pommes cuites et œufs pourris — que les auditeurs passionnés prodiguent parfois libéralement aux orateurs qui leur déplaisent.

Le club des patineurs. — Dessin de P. Fritel, d’après une photographie.

Nous passâmes à la Pointe-Claire deux charmantes journées. La famille de notre ami V… nous y offrait une hospitalité tout à fait écossaise… ou canadienne — ce qui est tout un. — Nous parcourûmes en voiture les campagnes environnantes, non sans remarquer la grande différence de climat entre Montréal et Québec, différence dont témoignait l’état des récoltes. En effet, dans cette partie du Bas-Canada, la moisson se fait environ trois semaines plus tôt qu’aux environs de la capitale. Les cultures y paraissent également plus soignées et les vergers y produisent la célèbre pomme de Montréal, connue dans toute l’Amérique du Nord sous le nom spécifique de « fameuse. » Ici d’ailleurs, comme à Québec, comme dans la Nouvelle-Angleterre et presque tout le Nord des États-Unis, le trait distinctif du paysage consiste, à mon sens, dans le genre de clôture des propriétés, dans les éternelles haies à claire-voie (en anglais fences) dont la multiplicité donne aux campagnes l’aspect d’un vaste damier uniformément découpé en rectangles de diverses grandeurs. La consommation de bois d’œuvre qu’entraîne ce mode de clôture est véritablement prodigieuse, et l’on comprend qu’en présence de la rapide destruction des forêts, il devienne bientôt nécessaire d’y substituer l’emploi des haies vives de cyprès, de cèdres nains du pays ou d’autres essences propres au même usage. Cette transformation, motivée par les raisons de la plus stricte économie, sera en même temps des plus favorables à la physionomie des paysages américains. Pour une fois — et ce n’est pas coutume, — utilitarisme et pittoresque auront marché d’accord.

L’île de Montréal, on l’a dit plus haut, avait été concédée par le roi de France à la congrégation de Saint-Sulpice. Tout le monde connaît le séminaire de ce nom ; mais ce que l’on sait moins, c’est qu’aujourd’hui encore cette institution célèbre tire le plus clair de ses revenus de son ancienne seigneurie américaine. Jusqu’en 1854, toutes les propriétés immobilières de l’île étaient grevées de diverses servitudes au profit des Sulpiciens, ceux-ci ayant conservé intacts les droits seigneuriaux que le cardinal de Richelieu leur avait octroyés dès 1640 sur cette partie de la Nouvelle-France. Le rachat facultatif de toutes ces charges d’origine féodale n’a été voté par le Parlement du Canada-Uni qu’en 1854, en même temps que l’abolition du régime de tenure seigneuriale organisé par les ordonnances de Louis XIII et de Louis XIV. Toutefois beaucoup de propriétaires — surtout dans les campagnes — ont trouvé plus commode de rester fidèles à l’ancienne coutume ; et, tout compris, leur contingent annuel, joint à l’intérêt des sommes provenant des rachats déjà effectués, constitue un splendide revenu qui fait des prêtres de Saint-Sulpice les plus riches propriétaires du pays.

Quant aux prêtres des paroisses rurales, j’ai dit ailleurs qu’ils vivent de la dîme, payée par les seuls catholiques. La dîme ici est le vingt-sixième de toute espèce de récolte, la vingt-sixième gerbe de blé, le vingt-sixième boisseau de « patates » — nom franco-canadien de la pomme de terre, etc., etc.

On ne saurait parler de la dîme sans noter en passant le curieux usage auquel elle a donné naissance. Dans ces campagnes patriarcales du Bas-Canada, où l’on trouve dans chaque village des familles de vingt enfants, on va quelquefois au vingt-sixième et plus loin encore. De par la dîme, ce vingt-sixième revient au curé. Le nouveau-né est porté triomphalement au presbytère, et la coutume, toujours religieusement suivie, exige que l’offrande de cette redevance d’un nouveau genre soit acceptée avec toutes ses conséquences ; l’enfant, devenu le pupille du pasteur, est élevé a ses frais. Tel est, m’a-t-on assuré, le cas de M. Ouimet, chef du ministère de Québec en 1873 : il était le vingt-sixième enfant d’un cultivateur de Sainte-Rose, et grâce à l’adoption de son curé, il a pu faire son chemin dans le monde. On voit que son numéro d’ordre — un double treize cependant — ne lui a pas porté malheur.

Venus à la Pointe-Claire par le chemin de fer du Grand-Tronc, nous prîmes, pour retourner en voiture à Montréal, la route qui côtoie le lac Saint-Louis. Au delà du lac, la vue s”étendait sur un pays parfaitement uni. Les Laurentides, qui en bas de Québec projettent leurs promontoires escarpés sur le fleuve, en sont éloignées ici de plus de douze lieues vers le Nord. Telle est la parfaite horizontalité de la vallée inférieure du Saint-Laurent, que le lac Saint-Louis est élevé de dix-sept à dix-huit mètres seulement au-dessus du niveau de la mer ; et comme entre ce lac et Montréal les rapides de Lachine franchissent une pente de près de quatorze mètres, il ne reste que moins de quatre mètres de descente pour les soixante-dix lieues qui séparent Montréal de Québec.

Les rapides de Lachine, appelés aussi le sault Saint-Louis, offrent un spectacle vraiment imposant. Le lac Saint-Louis est une des expansions du fleuve, qui à partir de son entrée dans le Bas-Canada forme successivement le lac Saint-François, le lac Saint-Louis, enfin le lac Saint-Pierre, au-dessous de Sorel, au-dessus de Trois-Rivières. L’Outaouais a de même son lac Témiscamingue, son lac des Allumettes, son lac des Chats, son lac des Chênes. Pour en revenir au lac Saint-Louis, il se rétrécit tout à coup : semblables aux vagues d’une mer houleuse, les eaux mélangées du Saint-Laurent et de l’un des bras de l’Outaouais roulent tumultueuse meut sur un lit dont le soudain affaissement précipite leur course impétueuse. Le courant, presque insensible au milieu du lac, s’accélère progressivement en aval, jusqu’à ce que, resserré dans sa partie la plus étroite et la plus rapide, il écume, mugisse et se creuse en profonds tourbillons. C’est un plaisir dangereux, mais c’est aussi une source d’émotion chère et bien des touristes que de « sauter » les nombreux rapides du Saint-Laurent, dans les légers vapeurs qui font le service d’été entre le lac Ontario et Montréal. Après avoir remonté le fleuve pendant soixante lieues, en évitant plus de soixante mètres de chutes au moyen de cinq canaux pourvus de vingt-huit écluses et d’une longueur totale de soixante-neuf à soixante-dix kilomètres, on s’en remet pour le retour à la force du courant et a l’expérience d’un pilote éprouvé. Plusieurs fois, pendant mon séjour à la côte occidentale de l’Afrique, j’avais eu à franchir la célèbre barre du Sénégal, et je me souviendrai longtemps des vives impressions de ce moment solennel où le navire, pénétrant résolument dans les brisants, se sent soulevé par l’énorme lame qui doit le porter dans les eaux paisibles du fleuve ou le jeter désemparé sur un banc de sable mouvant. Certes, l’émotion ne doit pas être moindre en traversant ces rapides, ceux de Lachine surtout, où un coup de gouvernail donné plus ou moins à propos peut décider du salut du navire et de la vie de ses passagers. Grâce à l’habileté des pilotes, les accidents sont extrêmement rares ; et pourtant au moment de mon passage, on voyait encore, vers le milieu du saut, la carcasse d’un vapeur échoué quelques mois auparavant sur des roches à fleur d’eau. Les passagers avaient été heureusement sauvés, mais la dangereuse épave était restée là, engagée parmi les rochers qui avaient causé sa perte.

Quatre mois plus tard, je redescendais la vallée du Saint-Laurent, mais déjà les glaçons amoncelés avaient suspendu la navigation ; je ne pus donc, cette fois, prendre la route du fleuve. D’ailleurs les rivières de la route Dawson m’avaient blasé sur la descente des sauts et rapides, et je me consolai facilement du contre-temps qui m’interdisait d’en « sauter » davantage.

Outre les vapeurs dont nous venons de parler, bon nombre de hardis conducteurs de canots ou de trains de bois flotté franchissent journellement le sault Saint-Louis. Presque tous sont des habitants du village iroquois de Caughnawaga, situé sur la rive sud du fleuve, juste vis-à-vis le gros bourg de Lachine, où leurs ancêtres firent, au dix-septième siècle, un si terrible massacre des premiers colons. Treize cent cinquante Indiens environ, dont beaucoup de métis, habitent ce village, entouré de vastes bois qui constituent la réserve inaliénable établie en leur faveur. Ils ont une jolie église et des écoles où ils apprennent à lire et à écrire leur langue en même temps que le français et l’anglais. Dans la gare de Montréal, où l’on rencontre chaque jour un certain nombre de ces Indiens qui retournent à Lachine par les « chars » après en être descendus la veille ou le matin en radeau, on peut voir différents avis imprimés en iroquois. Nulle part les traitants du Nord-Ouest et les grands marchands de bois des rivières canadiennes ne trouvent à recruter de plus intrépides « voyageurs. »

Dans cette petite communauté iroquoise entièrement christianisée aujourd’hui et plus qu’à demi francisée, il existe, m’a-t-on assuré, une coutume dont j’ignore l’origine précise. À chaque avènement d’un souverain français, les Indiens de Caughnawaga lui envoient un présent de fourrures et reçoivent en retour quelque objet de prix pour leur église paroissiale. C’est à Napoléon III que fut présenté le dernier hommage de ce genre. La chronique ne dit pas s’il sera continué aux présidents de notre nouvelle république.

Ceux qui veulent absolument appliquer la loi de Darwin à la disparition des races indigènes, doivent renoncer à en venir chercher la preuve chez nos Iroquois. Après tant de guerres sanglantes au dix-septième et au dix-huitième siècle, guerres successivement entreprises contre les Hurons, les Français, les Anglais et les Américains, il semblerait que leur nation dut être presque entièrement détruite. Il n’en est rien cependant. Aux jours de leur plus grande puissance, les Six Nations n’ont jamais compte plus de vingt-cinq à trente mille individus, dispersés sur l’immense espace qui s’étend des Alléghanies aux rives de l’Érié, de l’Ontario et du Saint-Laurent. En 1779, quarante de leurs villages, situés dans l’État actuel de New-York, furent détruits par les Américains, en punition de leur fidélité à la cause du roi d’Angleterre : les confédérés iroquois se trouvèrent alors réduits à moins de huit mille personnes. En 1812, ils combattirent encore avec leur vigueur habituelle dans les rangs britanniques, et, à la paix, la moitié d’entre eux se réfugièrent sur le territoire canadien, où ils reçurent les réserves qu’ils occupent encore aujourd’hui. Toutefois ils ne tardèrent pas à reprendre courage : ils conservèrent dans leurs nouveaux cantonnements les institutions fédératives qui avaient tant contribué à leur puissance, alors qu’ils s’incorporaient, avec des droits égaux, les nations vaincues par eux sur les champs de bataille : institutions fort curieuses à étudier, où quelques auteurs — l’indianologue Schoolcraft entre autres — ont voulu voir l’idée mère de la constitution des États-Unis. Depuis la paix de 1814, leur nombre n’a cessé de s’accroître ; il s’élève maintenant à plus de quinze mille, dont huit mille au Canada, sans compter les nombreux métis de leur race qui, vivant parmi les blancs, sont aujourd’hui recensés comme tels. Ils ont donc plus que doublé depuis le commencement du siècle. Dans la province de Québec en particulier, ils sont plus de deux mille six cents, tous civilisés. Cinq mille environ vivent dans la province d’Ontario, sept mille aux États-Unis, — principalement dans l’État de New-York, où tout récemment il était question de les reconnaître « citoyens, » — et nous en retrouverons encore quelques centaines au Nord-Ouest, parmi nos métis français.

Quant au bourg de Lachine, devenu aujourd’hui le lieu de villégiature favori des riches Montréalais, je n’en parlerai que pour mentionner l’étymologie que les vieilles chroniques donnent à son nom. Il paraîtrait que les premiers colons français du dix-septième siècle ayant appris par les sauvages l’existence des grands lacs, s’imaginèrent n’avoir plus que quelques étapes à franchir pour arriver à l’océan Pacifique, et, dans leur enthousiasme un peu prématuré, ils donnèrent à la station qui devait être leur point de départ le nom du pays où ils comptaient parvenir.

Pêche aux aloses. — Dessin de Th. Weber, d’après une photographie.

Au sault Saint-Louis correspond, de l’autre côté de l’île de Montréal, sur la rivière des Prairies (la branche de l’Outaouais qui sépare l’île Jésus de l’île de Montréal), une chute de même hauteur appelée le sault du Récollet. Le peu de largeur de la rivière à cet endroit est mis à profit pour la pêche de l’alose, pêche dont la gravure ci-dessous peut nous donner une idée. Comme le saumon et le gaspereau, ce poisson de mer remonte au printemps les cours d’eau de l’intérieur pour y déposer son frai : au moyen de barrages en fascines ou de grands filets, on le prend alors au bas des rapides, où il se rassemble en grand nombre. Il est peu de pays d’ailleurs où la pêche, tant fluviale que maritime, soit en plus grand honneur et occupe proportionnellement plus de bras qu’au Canada[1]. Le golfe Saint-Laurent, les côtes du Labrador, de l’île du Prince-Édouard, du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse, les lacs grands et petits, les rivières qui s’en échappent, sont d’inépuisables réservoirs où, longtemps encore, les robustes habitants de cette partie de l’Amérique trouveront leur nourriture et des salaires assurés.

H. de Lamothe.

(La suite à la prochaine livraison.)

  1. En 1870, d’après les tableaux officiels du recensement, la pêche occupait dans les quatre provinces de Québec, d’Ontario, du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse, neuf cent soixante-dix-neuf navires et seize mille trois cent soixante-neuf bateaux montés par trente-deux mille sept cent quarante-sept hommes ; et les produits se sont élevés à sept millions deux cent vingt-cinq mille dollars, — plus de trente-six millions de francs.