Excursion au Canada et à la rivière Rouge du Nord/09

La bibliothèque libre.
IX.
Le Tour du mondeVolume 30 (p. 139-144).
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IX.


IX

Le palais du Parlement. — Architecture polychrome. — Critiques, cancans et caricatures. — Une journée des dupes parlementaire. — Lord Dufferin. — Ma mission à Manitoba. — Incendie.


Le 13 août 1873, il y avait foule aux abords du palais du Parlement. Pour moi, longtemps avant l’heure fixée pour l’ouverture de la séance, muni du talisman de rigueur, une carte d’entrée fort élégante ma foi, avec ses lettres vertes imprimées sur une couverture glacée, j’errais çà et là dans le vaste édifice, en compagnie de mon ami, M. de Saint-Aubin.

Ottawa : La côte du palais du Parlement. — Dessin de Taylor, d’après une photographie.

Dominant fièrement du haut de Barrack Hill les deux rives de l’Outaouais et la belle chute de la Chaudière, encadrant du côté de la ville une place grandiose, le palais du Parlement et ses deux annexes latérales, qui renferment les départements ministériels, ont réellement fort grand air. En loyal Anglais, l’architecte s’est largement inspiré des réminiscences de Westminster, malheureusement, lui aussi il a sacrifié au goût dépravé de ses compatriotes pour le genre rocaille, la maçonnerie « rustiquée » et les moellons polychromes. Les lignes capricieusement brisées que dessinent les joints de ces moellons découpés en polygones d’une irrégularité voulue, donnent à la façade un faux air de mosaïque ébauchée. Ce n’est ni imposant, ni artistique, ni même agréable à l’œil. Enfin, les percées étroites que comporte le style semi-monastique du monument ne se prêtent guère aux exigences des aménagements intérieurs. Bureaux, salles de séances et couloirs devraient être inondés de lumière, tandis qu’en général ils sont plus que parcimonieusement éclairés. Comme à tous ces défauts le palais joint celui d’avoir grevé le budget dans des proportions infiniment supérieures à ce que faisaient prévoir les premiers devis, on peut croire que les critiques ne lui ont pas été épargnées. Il y a notamment une grande tour centrale qui domine tout l’ensemble et dont il fut beaucoup parlé sur les bords du Saint-Laurent, moins pour son mérite intrinsèque que pour les contrats passés à son occasion. Elle a valu une foule de déboires à un homme d’État de la province de Québec, véhémentement accusé par ses ennemis d’avoir entretenu des relations trop amicales avec les entrepreneurs. Aussi cet infortuné, ayant exécuté vers le commencement de 1873 une évolution politique fort accentuée, eut-il la douleur de voir, dans un journal illustré de Montréal, sa silhouette malicieusement associée par le Bertall de l’endroit à un projet de girouette pour la tour en question.

Le palais du Parlement (côté est). — Dessin de A. Deroy, d’après une photographie.

Après avoir visité les salles des séances du Sénat et de la Chambre des communes, parcouru les grands corridors ornés des portraits de tous les hommes politiques qui de 1791 à 1873 ont présidé les assemblées canadiennes, nous allâmes donner un rapide coup d’œil à la bibliothèque, qui attend, dans une installa tion provisoire, l’achèvement de la vaste rotonde qu’on lui destine. Cette rotonde sera entièrement construite en matériaux incombustibles, sage précaution dans un pays où peu d’édifices vivent un âge d’homme sans éprouver les atteintes du feu, et où les bibliothèques parlementaires en particulier semblent frappées d’une malchance toute spéciale[1].

Ottawa : Le palais du Parlement. — Dessin de A. Deroy, d’après une photographie.

En prenant place, à l’ouverture de la séance, dans les galeries de la Chambre des communes, je crus un moment, vu l’animation des députés, que j’allais apprendre de quelle façon l’on s’y prend en Canada pour renverser un ministère. Mon attente, que semblaient partager tous mes voisins, fut déçue. Au moment où un orateur de l’opposition commençait un discours, trois coups furent frappés à la porte, et l’huissier de la verge noire, costumé suivant les traditions du parlement d’Angleterre, annonça, en s’inclinant par trois fois, que Son Excellence le gouverneur général priait MM. les membres de la Chambre des communes de se rendre au Sénat. Après avoir fait cette annonce dans les deux langues officielles, et après trois nouvelles révérences, l’huissier se retira au milieu d’un brouhaha complet. On savait déjà que le gouverneur, sur l’avis de ses ministres, maintenait jusqu’au mois de novembre la prorogation du Parlement et se contentait de nommer une commission royale de trois juges chargée de procéder dans l’intervalle à un examen des accusations de corruption portées contre le ministère. Des cris de Privilège ! Privilège ! se faisaient entendre sur les bancs de l’opposition, où l’on paraissait censurer avec violence la décision du gouverneur. Je passai dans la salle du Sénat, où lord Dufferin, en grande tenue de cérémonie, entouré d’un brillant état-major d’officiers, Canadiens pour la plupart, mais revêtus de l’éclatant uniforme de l’armée anglaise, donna lecture d’un discours qu’il prononça d’abord en anglais, et répéta ensuite en français avec un accent irréprochable. Il annonçait la prorogation et la nomination de la Commission royale. Le rideau tombait sur le premier acte de la comédie du Pacifique.

Issu d’une grande famille de land lords irlandais, pair d’Irlande et du Royaume-Uni, sir Frédérick Temple, comte de Dufferin, est certainement l’un des gouverneurs généraux qui ont le mieux su se rendre populaires parmi les Canadiens-Français. Un de leurs écrivains, qui ne passe point pour professer d’ordinaire une tendresse exagérée à l’égard de la métropole et de ses hauts fonctionnaires, disait de lui, en 1872 : « Lord Dufferin est le plus galant, le plus aimable, le plus intelligent des gouverneurs que l’Angleterre nous ait donnés depuis lord Elgin. C’est aux Canadiens-Français qu’il donne ses prédilections, parce qu’étant un esprit cultivé, littéraire, aimant des arts, il se porte de préférence vers la race qui a le plus le culte de l’idéal. »

Bien que dans ces derniers temps la popularité de lord Dufferin ait été quelque peu ébranlée par les malheureuses discussions soulevées à propos des affaires du Nord-Ouest, les Canadiens-Français, je crois, auront bien de la peine à trouver parmi ses successeurs un homme qui leur soit plus sincèrement sympathique.

Le gouverneur général du Canada paraît avoir une quarantaine d’années tout au plus. Sportsman accompli, voyageur intrépide, il a consacré un petit volume plein d’humour aux périlleuses croisières qu’il a accomplies avec son propre yacht dans les parages de l’Islande. Il n’a rien de cette morgue puritaine, de cette affectation de raideur si souvent reprochées aux hommes publics de son pays. La plus franche gaieté anime les fêtes qui marquent son passage dans chaque ville de sa vice-royauté, et si l’expression ne paraissait vulgaire à propos d’un si haut personnage, on pourrait dire qu’il en est le « boute-en-train ».

Au moment où j’écris ces lignes, on dit que la vice-royauté des Indes, la première dignité, après la pourpre royale, que puisse ambitionner un Anglais, doit prochainement échoir au gouverneur général du Canada. Je suis persuadé que les splendeurs d’une cour orientale ne lui feront point oublier les années qu’il a passées au milieu des bonnes populations de l’Amérique britannique du Nord.

Tandis que le gouverneur sortait par le grand portail du Parlement, où des gardes du corps, volontaires en habits rouges et bonnets à poil, avaient formé la haie, les spectateurs, privés des émotions parlementaires sur lesquelles ils avaient compté, se retiraient également par les couloirs : les uns triomphants, les autres moroses, suivant qu’ils honoraient de leurs sympathies personnelles l’un ou l’autre des deux partis politiques en présence. Au détour d’un corridor, je rencontrai le premier ministre. Cet homme d’État, à qui les fanatiques de la tempérance reprochent amèrement une aimable prédilection pour le champagne, paraissait tout radieux de contentement intime. Il y avait de quoi, après le bon tour qu’il venait de jouer — très-constitutionnellement du reste — à ses adversaires. Quelques-uns de ces derniers, représentants des provinces les plus éloignées, avaient fait en toute hâte plusieurs centaines de lieues dans l’espoir de le renverser, et maintenant ils s’en retournaient tout marris d’avoir ainsi trouvé portes closes. La journée de la « session d’une heure », comme on l’appela dans la presse canadienne, pouvait passer à bon droit pour une réédition de la journée des Dupes.

Les grandes affaires terminées, on retrouvait le loisir de s’occuper des petites : présenté par M. le docteur Taché, assistant du ministère de l’agriculture, à l’honorable M. Pope, chef de ce département, ainsi qu’au ministre des travaux publics, l’honorable M. H. L. Langevin, qui me reçurent tous deux avec la plus grande bienveillance, je sortis du palais ministériel investi d’une mission qui devait me permettre d’apprécier en connaissance de cause les avantages que pouvait offrir la nouvelle province de Manitoba à l’émigration de mes compatriotes d’Alsace-Lorraine.

Ottawa : Le palais du Parlement (côté ouest). — Dessin de A. Deroy, d’après une photographie.

Rien ne me retenant plus à Ottawa, je me préparai immédiatement au départ, mais auparavant je fus encore gratifié d’un spectacle nocturne d’une couleur locale incontestable. Je veux parler d’un incendie qui consuma entièrement une grande maison, distante seulement de deux ou trois « blocs » de notre hôtel. Dans ce singulier pays il y a toujours quelque chose qui brûle, maisons ou forêts. On se fait difficilement une idée de la rapidité avec laquelle flambent ces énormes constructions, qui extérieurement semblent de brique et de pierre, comme les nôtres, mais où la maçonnerie ne constitue, la plupart du temps, qu’un simple revêtement sur des murs de bois. Heureusement, nous étions encore dans la saison des nuits chaudes, et les pauvres lemmes, qui s’enfuyaient avec un châle pour tout vêtement, n’avaient point à traverser pieds nus des rues couvertes d’une neige épaisse, comme je le vis une fois à mon retour de la Rivière Rouge. Ottawa est loin d’égaler Montréal pour le système de distribution des eaux et l’organisation du service des pompes ; et même, si quelque chose m’étonne, c’est que l’accumulation prodigieuse des matériaux combustibles dans la basse ville ne détermine pas plus souvent de terribles conflagrations. En 1870, lors du grand incendie des forêts voisines, la nouvelle capitale faillit éprouver le sort de Troie et de Carthage. Le sol, de nature tourbeuse, se faisait lui-même le propagateur de l’élément destructeur. En désespoir de cause, on rompit une des écluses supérieures du canal Rideau, un torrent d’eau se précipita dans les campagnes environnantes, et Ottawa fut sauvé des flammes.

H. de Lamothe.

(La suite à une autre livraison.)

  1. La bibliothèque du Parlement ayant été consumée à Montréal dans l’incendie allumé par les émeutiers en 1849, on en avait bientôt formé une nouvelle ; mais en 1854 le palais législatif de Québec brûla à son tour — cette fois par accident — et les livres eurent en grande partie le sort de leurs devanciers. Le gouvernement ayant loué un couvent pour servir temporairement aux Chambres, cet édifice fut encore la proie des flammes avant même d’être occupé.