Excursion au Canada et à la rivière Rouge du Nord/08

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VIII.
Le Tour du mondeVolume 30 (p. 134-139).
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VIII

Sic vos non vobis ! — La vie dans les bois. — La descente des rapides. — Un singulier fond de rivière. — Un hercule bas-canadien. — Les squatters. — L’allotissement des terres publiques. — Un défrichement. — La fabrication du sucre d’érable. — L’invasion canadienne-française. — Projets de canaux et de chemins de fer. — Mines d’oxyde de fer magnétique.


Dans l’œuvre de destruction dont nous venons de constater les affligeants progrès, les deux nationalités qui se disputent le Canada se sont distribué fort inégalement leur part de responsabilité et de profit. Si nos compatriotes fournissent la masse des robustes travailleurs qu’on peut regarder à bon droit comme les exécuteurs de la sentence prononcée par la civilisation moderne contre les antiques forêts du Nouveau-Monde, ce n’est pas, hélas ! dans leurs rangs qu’il faut aller chercher les principaux bénéficiaires du jugement. Capitalistes, commerçants, spéculateurs engagés dans le commerce des bois, tous ceux, en un mot, qu’un Yankee appellerait irrévérencieusement, en son argot, les « big bugs » de ce « business » littéralement : les gros… insectes de l’affaire » — sont en grande majorité Anglais ou Américains. Sic vos non vobis ! Ces puissants personnages sont à peu près ici ce qu’ils sont partout : leur unique originalité tient à l’indomptable énergie, à la hardiesse et à l’esprit d’entreprise qui caractérisent les deux branches de la race dite anglo-saxonne. L’humble lumberman au contraire, « homme des bois » ou bûcheron, « homme de cage » ou « voyageur », constitue certainement l’élément le plus pittoresque, le plus vigoureux de la nation canadienne ; et le « voyageur » est un produit bien authentique de la race canadienne-française. Tout homme d’une autre origine que l’esprit d’aventure a jeté parmi ces braves gens est bientôt obligé d’apprendre leur langage, d’adopter leurs coutumes, et c’est ainsi que dans toute l’Amérique anglaise, du Labrador à Vancouver, le français, tantôt à peu près pur, comme à la Rivière Rouge, tantôt, comme dans les Montagnes Rocheuses et la Colombie, rabaissé jusqu’au jargon chinouk par un mélange de mots empruntés à l’anglais et à toutes les langues indiennes, est devenu la véritable « langue franque » des forêts et des prairies, la base des relations sociales entre sauvages, trappeurs et coureurs des bois.

Intérieur d’un campement de bûcherons. — Dessin de D. Maillart, d’après le texte.

Le « voyageur » par excellence, nous le retrouverons sur la route du Manitoba, chasseur, canotier, manœuvre au service du gouvernement ou de la Compagnie de la Baie d’Hudson ; mais par extension on donne aussi ce nom au travailleur des forêts de l’outaouais, qui souvent a été ou deviendra un voyageur du Nord-Ouest. C’est d’ailleurs dans la vallée de cette grande rivière que nous pourrons rencontrer les plus complets spécimens de bûcherons. Arrêtons-nous-y donc un instant.

Je l’ai déjà dit : c’est pendant l’hiver, alors que la neige durcie offre aux transports des facilités qu’on demanderait vainement à des routes plus ou moins macadamisées, que se fait en grand l’exploitation des forêts canadiennes. « À la fin de l’automne, dit M. J. Tassé, plus de vingt-cinq mille hommes se dirigent vers les bois, s’enfoncent dans leurs profondeurs, pour ne sortir de leur retraite qu’au printemps.

« Cette véritable armée de travailleurs se disperse dans l’intérieur le plus reculé de cette vaste région. Rien ne les arrête. Ils atteignent maintenant des lieux que l’on croyait inaccessibles. Torrents, précipices, rapides dangereux, rochers abrupts, aucun obstacle ne les effraye. Aussi les retrouve-t-on par bandes jusqu’aux confins des régions boisées, sur les bords lointains du lac Témiscamingue ou des nombreux affluents de l’outaouais…

« Aussitôt que les voyageurs sont rendus sur le théâtre de leurs opérations, ils se construisent une longue habitation formée de poutres grossières, pour s’abriter contre la rigueur de la température. Elle doit pouvoir donner place à quarante ou soixante hommes pendant six à neuf mois. Cette demeure est nécessairement très-froide et la brise y souffle librement. Pour y jeter un peu de chaleur, on établit au milieu la cambuse ou cuisine, et des pièces de bois énormes alimentent sans cesse l’âtre pétillant.

« Le travail préparatoire étant terminé, on organise les hommes en bandes distinctes : ce sont les coupeurs, les scieurs, les équarrisseurs, les charretiers, et enfin le cuisinier, dont le choix doit être fait avec grand soin, car il faut qu’il soit habile, prévenant et pourvu d’une patience à toute épreuve. Lorsque la neige tombe en abondance et que le terrain est ainsi nivelé, on réunit tout le bois abattu sur l’emplacement le plus favorable à l’embarquement. Le transport s’effectue au moyen de solides traîneaux à quatre patins, traînés par des chevaux ou des bœufs.

« Tout travailleur doit quitter le chantier[1] avant le jour, et n’y rentrer qu’à la nuit tombante. Il est rare que la rigueur du froid ou le mauvais temps retienne au logis, même pour un seul jour, ces hommes courageux et durs à la fatigue ; mais il est juste aussi de convenir que, si l’on exige d’eux un labeur très-pénible, on pourvoit sans parcimonie et tous leurs besoins. La viande salée, qui leur sert de nourriture habituelle, leur est livrée à discrétion ; le pain, cuit dans le chantier même, est excellent ; la soupe de pois, que l’on mange à la fin de chaque journée, est apprêtée avec goût ; le thé dont on arrose les repas est de fort bonne qualité. Ce sont ces mets et ces breuvages qui font les délices gastronomiques des ouvriers et la gloire du cuisinier…

« C’est un pénible travail sans doute que celui d’abattre incessamment les géants de la forêt ; mais il n’offre guère de périls. C’est au printemps, lorsque tous les énormes billots éparpillés sur la plage doivent être jetés à l’eau pour le flottage, que commencent les dangers réels de l’« homme des bois ». Il lui faut alors passer de longues heures à l’eau, franchir des précipices sur d’étroits radeaux, descendre des rapides semés d’écueils, n’échapper à un danger que pour en affronter un plus terrible, éviter la mort cent fois pour la trouver trop souvent dans un abîme.

« Aussi quelle forte et vigoureuse population que celle qui va, pendant l’hiver, peupler les chantiers ! Tels sont les intrépides voyageurs dans la forêt, tels on les retrouve sur les radeaux, lorsqu’il leur faut manier ces lourdes rames qui font mouvoir de véritables masses de bois, courageux en face du danger, joyeux et insouciants après les fatigues de la journée.

« C’est généralement lors de la débâcle, au milieu du mois de mars, que l’on descend le bois flotté sur les affluents de l’Outaouais. Il est divisé en sections que l’on appelle cribs, ayant chacune vingt-quatre pieds de longueur ; soixante-dix, quatre-vingts, quatre-vingt-dix ou cent cribs forment un train de bois (cage), qui se compose ordinairement de mille pieds cubes. Chaque crib comprend vingt-trois à trente-six pièces de bois et huit cents à mille pieds cubes.

« Les radeaux évitent la plupart des cascades et des rapides qui interceptent le cours des rivières, en descendant des glissoires construites à grands frais par le gouvernement ; — ce sont d’étroits canaux à forte pente, dont les talus et le fond sont garnis de madriers qui amortissent les chocs et régularisent la vitesse du courant. — Un crib seul peut trouver passage dans ces glissoires, et il faut tous les détacher afin d’en opérer la descente l’un après l’autre. Une fois que la chute a été tournée, les cribs sont de nouveau reliés ensemble et la descente du train de bois continue. Cette opération est très-longue, fait perdre beaucoup de temps et met la patience des voyageurs fort à l’épreuve. Il y a treize stations de glissoires sur la seule rivière des Outaouais.

Les bûcherons : Descente de radeaux. — Dessin de Taylor, d’après une photographie.

« Presque tout le bois équarri se rend à Québec, d’où on l’exporte sur les marchés européens et surtout en Angleterre. Douze cents navires, montés par environ quinze ou vingt mille matelots, le transportent ainsi tous les ans de l’autre côté de l’Atlantique. Les billots sont en général destinés aux moulins des Chaudières, ou à ceux qui fonctionnent le long de l’Outaouais et de ses tributaires, où ils sont sciés en planches et en madriers.

« On ne saurait avoir une meilleure idée de l’importance de l’industrie forestière dans cette région, qu’en se transportant aux chutes des Chaudières, l’un des plus beaux pouvoirs d’eau du monde. Voyez ces immenses constructions qui bordent la grande cataracte. Des milliers de mains y sont occupées, de puissantes machines y sont mises en mouvement, et leur cri strident va se perdre au milieu du mugissement de la chute. L’opération ne se ralentit pas un instant durant toute la saison de la navigation. On dirait une immense ruche d’abeilles d’où les frelons sont impitoyablement bannis. L’activité n’est pas moindre la nuit que le jour, et l’infatigable scie mord sans relâche d’énormes troncs, les déchiquète et leur donne toutes les transformations voulues. À la tombée de la nuit, ces bruyants édifices s’illuminent de mille lumières que l’on pourrait confondre avec autant d’étoiles tremblotantes[2]. »

Je n’irai pas, comme M. J. Tasse, jusqu’à poétiser les usines de la Chaudière : j’ai exprimé ailleurs mon sentiment sur leur compte ; mais je veux raconter comment je pus, dès le lendemain de mon arrivée à Ottawa, acquérir une preuve de leur prodigieuse activité.

Il avait fait ce jour-là une chaleur accablante, ce qui ne m’avait point empêché de consacrer sept ou huit heures à la visite de la ville et de ses environs immédiats. Comme de raison, j’avais recueilli une quantité d’atomes poussiéreux plus que suffisante pour nécessiter une ablution générale. L’eau de la rivière était d’une tiédeur engageante. Louer une barque, gagner une plage favorable près de l’embouchure de la Gatineau, ce fut l’affaire d’un instant. À peine entré dans l’onde rafraîchissante, il me sembla que le fond était d’une nature spéciale : ni sable, ni vase, ni galets. Je voulus prendre une poignée de ce sédiment d’un nouveau genre, et ma main ne rapporta qu’un mélange de sciure de bois, de débris d’écorce et d’aubier de toutes sortes d’essences, mélange coloré uniformément en bistre par la décomposition. Trois ou quatre plongeons dans des endroits différents amenèrent le même résultat, d’où je fus forcé de conclure que l’activité dévorante des scieries de la Chaudière avait fini par recouvrir le lit de l’Outaouais d’une couche plus ou moins stratifiée de sciure de bois, formation géologique que les savants n’ont pas tous les jours l’occasion de constater dans leurs sondages. Somme toute, ce fond est suffisamment moelleux pour les pieds des baigneurs, ce qui, en ce moment, était pour moi le point important ; tout au plus pourrait-on l’accuser d’accentuer la teinte brune que les eaux de l’Outaouais partagent avec toutes les rivières du pays, à l’exception du majestueux Saint-Laurent, purifié de toute coloration végétale par la traversée des grands lacs.

Quant à ce que dit notre auteur de la force physique que développe la vie des chantiers, on en donne des exemples vraiment merveilleux. Je tiens du docteur Taché, assistant du ministère de l’agriculture du Canada et ancien commissaire à l’Exposition de 1867, une anecdote qu’il aimait. À me citer comme faisant le plus grand honneur à la vigueur de ses compatriotes.

Un jour, le hasard lui avait donné pour compagnon de voyage un de ces industriels ambulants qui parcourent les campagnes avec un dynamomètre sur lequel, pour une modique rétribution, chacun peut venir essayer la force de ses muscles. Cet industriel fort original — c’était un Yankee — avait au plus haut degré l’amour de sa singulière profession : il enregistrait consciencieusement les coups de poing remarquables assenés sur son instrument, avec de minutieuses indications sur l’âge, l’état et la nationalité des vainqueurs. Il comparait les chiffres, prenait des moyennes, en un mot il dressait la statistique des biceps de l’humanité. Il déclara au docteur que les paroisses, et surtout les chantiers du Bas-Canada, avaient fourni les plus nombreux et les meilleurs sujets de sa nomenclature des hommes forts. Mais, ajoutait-il, l’individu le plus extraordinaire que j’aie rencontré dans le cours de mes pérégrinations, c’est un bûcheron de vos compatriotes qui, d’un seul coup de poing, a « désentraillé » ma machine. Le choc de ce poing trop puissant avait aplati et fait éclater net le ressort du dynamomètre, aux applaudissements de toute l’assistance. Ces hommes de fer sont d’ailleurs d’une douceur proverbiale, d’une politesse toute française, surtout à l’égard des étrangers, et les querelles sont très-rares parmi eux. Si le mens sana in corpore sano n’est point un mensonge, les Canadiens sont un des peuples les mieux doués de l’univers.

Après le bûcheron, le squater. Lorsque les aventureuses explorations du premier ont révélé quelque part dans la forêt l’existence de terrains propres à la culture, les concessionnaires de « limites » y établissent d’ordinaire une sorte de ferme provisoire destinée à produire quelques vivres pour la consommation des chantiers voisins. Si ces terres arables couvrent une grande étendue de pays, si un cours d’eau navigable ou seulement une route de construction plus ou moins rudimentaire peut les mettre promptement en communication avec des anciens établissements, alors surviennent les arpenteurs du gouvernement provincial, qui divisent le sol en townships ou cantons d’une régularité géométrique. Ce sont généralement des carrés de dix milles anglais (seize kilomètres) de côté. Ces cantons sont à leur tour subdivisés en rangs, et ceux-ci en lots d’une superficie d’environ quarante hectares. Les terres, une fois arpentées, se vendent à bureau ouvert et à prix fixe, a raison de trente, quarante, cinquante centins[3] l’acre (quarante ares), suivant la nature et la situation du lot. L’acquéreur peut se libérer à son choix, au comptant ou en cinq versements annuels. Les autres conditions requises pour obtenir le titre définitif de propriété sont : la résidence personnelle ou par représentants, durant deux ans à compter du jour de la vente, le défrichement d’un dixième au moins de la concession, et la construction d’une maison d’habitation, qui doit avoir au moins seize pieds sur vingt.

Ces conditions sont certainement très-libérales, mais ce n’est point une petite affaire que de lutter contre les arbres géants qui couvrent un lot en « bois de bout ». Les colons belges qui tentèrent, il y a deux ou trois ans, de créer de toutes pièces un village agricole dans le comté d’Ottava, en ont fait l’expérience à leurs frais. Habitués aux cultures perfectionnées des Flandres, ils se rebutèrent bientôt devant la pénible besogne qu’exigeait la transformation de leur nouveau domaine. Heureusement qu’il existe une classe d’énergiques pionniers faisant métier de s’installer sur les lots nouvellement ouverts. Ils les défrichent grosso modo, bénéficient des divers produits du défrichement et des deux ou trois premières récoltes, généralement fort abondantes ; puis ils vendent la terre pour aller recommencer plus loin leur fécond labeur avec une nouvelle mise de fonds. Ce sont les squatters.

C’est un spectacle curieux que celui de ces établissements tout primitifs. Le squatter se construit à la hâte une grossière cabane de « logs » ; les troncs non équarris des premiers arbres abattus en forment les quatre murs. Les joints sont remplis de mousse et de terre argileuse ; une porte en planches, une fenêtre ou deux, quelques madriers égalisés à la scie pour le plancher et le plafond, et voilà l’habitation terminée. Dès lors la cognée fonctionne sans relâche. Branches et broussailles sont accumulées au pied des souches trop puissantes pour être extirpées du sol. On met le feu à tous ces amas de combustible, et bientôt, sur toute l’étendue du terrain défriché, il ne reste que des fûts et demi carbonisés de deux ou trois pieds de haut, entourés de cendres qu’on sème dans la terre fraîchement remuée pour en augmenter la fertilité. La première année, la charrue et la herse passent autour de ces débris sans les entamer ; mais sous l’influence successive de la chaleur, du froid et de l’humidité, la décomposition ne tarde pas à avoir raison de la ténacité des racines. Les gros troncs, préalablement coupés, sont réunis en un énorme bûcher, que dévorent également les flammes ; mais leurs cendres, recueillies et lavées, donnent une solution riche en sels de potasse qu’on extrait ensuite par évaporation et dont la vente vient augmenter les faibles ressources du nouveau colon. Souvent il existe sur le lot des bouquets d’érables à sucre, l’arbre national du Canada, qui en a placé la feuille dans son écusson en compagnie de l’industrieux castor. Le squatter les épargne, mais c’est pour en tirer la plus forte rançon possible. Au mois d’avril, aussitôt après les fortes gelées de la fin de l’hiver, il pratique avec sa hache dans l’écorce et l’aubier de chaque arbre une légère entaille à trois ou quatre pieds du sol. La sève sucrée, recueillie sur une goudrelle de bois, tombe goutte à goutte dans une auge placée au-dessous. Les anges pleines, on verse leur contenu dans un grand chaudron suspendu à la crémaillère au-dessus d’un feu clair, alimenté d’éclats de cèdre et de sapin. Quand le liquide est suffisamment évaporé, on le laisse un peu refroidir, puis on le verse dans des moules d’où il sort solidifié en pains d’une belle couleur jaune clair, qui remplacent avantageusement, dans les campagnes du Canada, les sucres de canne et de betterave, beaucoup plus coûteux sans être plus agréables au goût. Chaque érable peut produire au printemps près d’une livre de ce sucre, valant de dix à douze sous la livre.

Quelques années se passent, le lot défriché par le squatter est devenu la propriété d’un immigrant étranger ou d’un cultivateur chassé des vieilles paroisses par l’épuisement du sol et le morcellement toujours croissant des héritages. Peu à peu le travail assidu fait entrer l’aisance au foyer. La cabane de « logs » fait place à une élégante et confortable demeure ; et tel qui fût resté un pauvre hère s’il n’eût pris le parti courageux de s’enfoncer dans la forêt, devient un riche propriétaire. Ainsi se colonise peu à peu cette vallée de l’Outaouais que M. Rameau signalait avec raison, dès 1858, comme le futur boulevard de la nationalité française au Canada. En vain de puissantes sociétés anglaises d’immigration y ont concentré leurs efforts et prodigué leurs capitaux, nos compatriotes gagnent incessamment du terrain, augmentent en proportion beaucoup plus considérable que leurs rivaux, et forcent pacifiquement ceux-ci à leur céder à la longue, avec la prééminence du nombre, l’influence sociale et politique. L’Anglo-Saxon se sent mal à l’aise dans le voisinage de colons étrangers ; il met sa terre en vente et cherche un asile où les french language and customs ne viennent point blesser son oreille et froisser ses sentiments. C’est ainsi que, malgré leur énorme émigration vers les manufactures de la Nouvelle-Angleterre et les prairies de l’Ouest, les Français du Canada reconquièrent pied à pied les territoires dont la fortune des armes semblait avoir irrévocablement dépossédé leur race[4].

Ce sont généralement, comme on peut bien le penser, les hommes les mieux trempés qui se portent de préférence vers les nouveaux districts. Ils semblent avoir laissé l’esprit de routine dans les vieilles paroisses, empruntent plus volontiers à leurs voisins anglais, écossais ou américains les meilleurs procédés d’élevage et de culture, et grâce à leur énergie, le peuplement des régions incultes du Bas-Canada marcherait à pas de géant s’il ne rencontrait un obstacle que j’ai déjà en l’occasion de signaler. Les routes de terre sont généralement détestables, ce qui rend les transports extrêmement coûteux partout où ne passent ni chemin de fer, ni cours d’eau navigable. M. Tassé a pu écrire sans être démenti que de Saint-Jérôme à Montréal, pour une distance de cinquante kilomètres à peine, le transport d’un minot de blé coûte aussi cher par le roulage ordinaire que s’il venait en chemin de fer de Chicago, ville distante de plus de trois cents lieues. Heureusement que dans ces derniers temps le Rothschild du Bas-Canada, sir Hugh Allan, a entrepris l’exécution d’une voie ferrée qui, partant de Montréal pour aboutir à Hull, en face d’Ottava, méritera le nom que lui ont déjà donné ses fondateurs de « Chemin de la colonisation du Nord ».

Un autre projet grandiose, qui date déjà de quelques années, consisterait à rouvrir au commerce, par des travaux de canalisation, la route autrefois suivie par les canots des voyageurs et des missionnaires qui se rendaient du Saint-Laurent à la baie Géorgienne par l’Outaouais, la Matawin, le lac Nipissingue et la rivière Française. Des devis très-soigneusement étudiés par différents ingénieurs permettent d’estimer à cent millions de francs environ le coût d’établissement d’une voie navigable comprenant seulement soixante à quatre-vingts kilomètres de canaux artificiels entre Montréal, Ottawa et l’embouchure de la rivière Française dans la baie Géorgienne. Des vapeurs de mille tonneaux pourraient alors éviter la navigation, parfois si dangereuse, des lacs Huron, Érié et Ontario, et apporter à Montréal les produits agricoles de l’Ouest, en économisant près de quatre cent cinquante kilomètres sur la distance actuelle de Chicago à Montréal (près de deux mille deux cents kilomètres) par le Saint-Laurent et les lacs, et en gagnant sept cents kilomètres sur celle de Chicago à New-York (deux mille deux cent quatre-vingts kilomètres) par les lacs, le canal Érié et l’Hudson.

Si cette grande entreprise est mise quelque jour à exécution, la vallée supérieure de l’Outaouais subira en peu de temps une transformation complète. Des centres populeux s’établiront partout sur les bords de nombreuses rivières dont le cours, tracé un peu au hasard sur les cartes, n’est guère connu aujourd’hui que de l’Indien et du « voyageur ». Montréal et Québec détourneront à leur profit une partie de ce commerce d’entrepôt qui a fait la grandeur de New-York, et les Français du Bas-Canada, tendant la main aux groupes de « leurs gens » déjà disséminés sur la route du Nord-Ouest, à la baie Géorgienne, au sault Sainte-Marie et dans les hameaux naissants du district d’Algoma, pourront établir solidement leur nationalité sur la rive septentrionale des lacs Huron et Supérieur, le long du futur chemin de fer du Pacifique, dont la première section, partant du lac Nipissingue, devait, d’après les projets précédemment adoptés, passer au nord des grands lacs, assez avant dans l’intérieur des terres. Les arrangements pris par le nouveau ministère retarderont sans doute de quelques années l’exécution de cette portion de la ligne transcontinentale ; elle n’en devra pas moins se faire tôt ou tard, au grand bénéfice de la province de Québec. Si, comme on le prétend, la colonisation est encore possible dans quelques-uns des districts situés au delà de la Hauteur des terres, elle sera surtout l’œuvre des Canadiens-Français, déjà familiarisés avec le mode d’existence que comporte un climat plus rigoureux encore que celui de la rive nord du bas Saint-Laurent.

Ne quittons pas la vallée de l’Outaouais sans dire un mot de ses fameuses mines de fer magnétique, futures rivales de celles de la Suède. Ces magnifiques gisements situés près de Hull, terminus du chemin de fer projeté par sir Hugh Allan, sont appelés à fournir à cette région un élément de prospérité plus durable encore que le commerce des bois. Découverts dès 1827, mais longtemps négligés, faute de moyens de communication et de capitaux, ils renferment, d’après feu sir W. Logan, le savant directeur de l’exploration géologique du Canada, jusqu’à quatre-vingt-seize pour cent d’oxyde de fer magnétique pur, les quatre centièmes de matière étrangère se composant principalement d’un peu de quartz et de graphite. On en extrait actuellement quinze à vingt mille tonnes de minerai par an, rendement bien faible encore, mais susceptible de prendre un énorme accroissement, car les évaluations les plus modérées évaluent à deux cent cinquante millions de tonnes la puissance du dépôt.

  1. Le chantier ici, c’est le lieu de réunion, le logis même des hommes, et non l’emplacement où l’on travaille comme on l’entend en France. Au Canada, les exploitations de bois prises en général sont de même appelées « les chantiers ».
  2. M. J. Tassé, à qui nous avons emprunté cette description, est l’auteur de plusieurs travaux fort intéressants sur les Canadiens de l’Ouest, le chemin du Pacifique, etc.
  3. Le centin ou cent est la subdivision centésimal du dollar américain et vaut par conséquent un peu plus de cinq centimes de notre monnaie. Le Canada, quoique possession anglaise, a adopté le système monétaire des États-Unis.
  4. Le territoire qui forme aujourd’hui les deux grands comtés d’Ottawa et de Pontiac comptait en 1851 : 6 984 Canadiens-Français sur 22 903 habitants ; — en 1861 16 779 sur 41 882 ; — en 1871 : 24 969 sur 54 439.

    Dans le comté voisin d’Argenteuil, le phénomène de déplacement se manifeste d’une façon remarquable. De 1861 à 1871, la population totale y a légèrement diminué (12 806 en 1871 contre 12 897 en 1861), mais les Canadiens-Français ont passé de 2 781 à 3 902. Il en est de même dans les cantons ou townships de l’Est : Bronie, Compton, Sherbrooke, etc., peuplés à partir de 1782 par des loyalistes américains réfugiés, qui disparaissent peu à peu devant l’élément français. Dans la province de Québec prise en bloc, malgré la rapide croissance de Montréal, la population d’origine non française a diminué de 2 000 individus entre 1861 et 1871, tandis que l’augmentation totale d’un recensement à l’autre s’élève à 80 000.

    Enfin la population française de la province l’Ontario, principalement concentrée dans les comtés de l’Outaouais (à l’exception d’un groupe de 13 000 à 14 000 âmes à l’extrémité méridionale de la péninsule ontarienne, vis-à-vis Détroit), a passé, dans les dix mêmes années, de 33 000 à 75 000 ! et le courant est aujourd’hui accéléré par la rentrée d’un grand nombre de Canadiens des États-Unis que la crise financière ramène dans leur patrie.