Excuse à Ariste (éd. Marty-Laveaux)
XXII
Excuse à Ariste[1].
S’il faut en croire un adversaire de notre poëte, Corneille disait qu’il avait composé cette pièce « plus de trois ans » avant le moment où commença la querelle du Cid, c’est-à-dire en même temps à peu près que la pièce XX. Il est certain du moins qu’elle n’a été publiée qu’après le succès du Cid, au commencement de 1637, et qu’elle a servi de prétexte à la longue dispute littéraire à laquelle cet ouvrage a donné lieu. Voyez ce qui est dit au tome III, p. 19 et suivantes ; et dans le même volume, p. 37, 58, 59 et 71, plusieurs pièces de vers de divers auteurs également relatives au Cid ; voyez surtout au tome II, p. 118, le sixain que Corneille a placé dans l’Épitre dédicatoire de la Suivante vers l’époque où il écrivait l’Excuse à Ariste. Un volume de la Bibliothèque impériale portant le no Y 5665 contient des exemplaires de deux éditions différentes de cet opuscule, imprimées toutes deux en italique ; l’une de ces deux éditions, ornée d’un fleuron, est des plus défectueuses ; on y lit par exemple au vers 15 : laisse, au lieu de leurre, et au vers 35 : m’ait, au lieu de met. L’Excuse à Ariste occupe en outre les pages 97-100 du tome III du Recueil de Poésies chrestiennes et diverses, dédié à Monseigneur le Prince de Conty, par M. de la Fontaine, à Paris, chez Pierre le Petit, M.DC.LXXI, in-12.
Ce n’est donc pas assez, et de la part des Muses,
Ariste, c’est en vers qu’il vous faut des excuses ;
Et la mienne pour vous n’en plaint pas la façon :
Cent vers lui coûtent moins que deux mots de chanson ;
Son feu ne peut agir quand il faut qu’il s’applique[2]
Sur les fantasques airs d’un rêveur de musique[3],
Et que pour donner lieu de paroître à sa voix,
De sa bigearre[4] quinte il se fasse des lois[5] ;
Qu’il ait sur chaque ton ses rimes ajustées,
Sur chaque tremblement ses syllabes comptées,
Et qu’une froide pointe à la fin d’un couplet
En dépit de Phébus donne à l’art un soufflet :
Enfin cette prison déplaît à son génie ;
Il ne peut rendre hommage à cette tyrannie ;
Il ne se leurre point d’animer de beaux chants,
Et veut pour se produire avoir la clef des champs.
C’est lorsqu’il court d’haleine[6], et qu’en pleine[7] carrière.
Quittant souvent la terre en quittant la barrière,
Puis, d’un vol élevé se cachant dans les cieux,
Il rit du désespoir de tous ses envieux.
Ce trait est un peu vain, Ariste, je l’avoue ;
Mais faut-il s’étonner d’un poëte qui se loue ?
Le Parnasse, autrefois dans la France adoré,
Faisoit pour ses mignons un autre âge doré,
Notre fortune enfloit du prix de nos caprices,
Et c’étoit une blanque[8] à de bons bénéfices ;
Mais elle est épuisée, et les vers à présent
Aux meilleurs du métier n’apportant[9] que du vent,
Chacun s’en donne à l’aise, et souvent se dispense[10]
À prendre par ses mains toute sa récompense.
Nous nous aimons un peu, c’est notre foible à tous :
Le prix que nous valons, qui le sait mieux que nous ?
Et puis la mode en est, et la cour l’autorise.
Nous parlons de nous-même avec toute franchise ;
La fausse humilité ne met plus en crédit.
Je sais ce que je vaux, et crois ce qu’on m’en dit.
Pour me faire admirer je ne fais point de ligue :
J’ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue ;
Et mon ambition, pour faire plus de bruit,
Ne les va point quêter de réduit en réduit ;
Mon travail sans appui monte sur le théâtre :
Chacun en liberté l’y blâme ou l’idolâtre ;
Là, sans que mes amis prêchent leurs sentiments,
J’arrache quelquefois trop d’applaudissements[11] ;
Là, content du succès que le mérite donne,
Par d’illustres avis je n’éblouis personne :
Je satisfais ensemble et peuple et courtisans,
Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans ;
Par leur seule beauté ma plume est estimée :
Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée,
Et pense toutefois n’avoir point de rival
À qui je fasse tort en le traitant d’égal[12].
Mais insensiblement je baille[13] ici le change,
Et mon esprit s’égare en sa propre louange ;
Sa douceur me séduit, je m’en laisse abuser,
Et me vante moi-même, au lieu de m’excuser.
Revenons aux chansons que l’amitié demande :
J’ai brûlé fort longtemps d’une amour assez grande,
Et que jusqu’au tombeau je dois bien estimer,
Puisque ce fut par là que j’appris à rimer.
Mon bonheur commença quand mon âme fut prise :
Je gagnai de la gloire en perdant ma franchise.
Charmé de deux beaux yeux, mon vers charma la cour ;
Et ce que j’ai de nom je le dois à l’amour[14].
J’adorai donc Philis ; et la secrète estime
Que ce divin esprit faisoit de notre rime
Me fit devenir poëte aussitôt qu’amoureux :
Elle eut mes premiers vers, elle eut mes derniers feux[15] ;
Et bien que maintenant cette belle inhumaine
Traite mon souvenir avec un peu de haine,
Je me trouve toujours en état de l’aimer ;
Je me sens tout ému quand je l’entends nommer,
Et par le doux effet d’une prompte tendresse
Mon cœur sans mon aveu reconnoît sa maîtresse.
Après beaucoup de vœux et de submissions
Un malheur rompt le cours de nos affections ;
Mais, toute mon amour en elle consommée,
Je ne vois rien d’aimable après l’avoir aimée :
Aussi n’aimai-je[16] plus, et nul objet vainqueur
N’a possédé depuis ma veine ni mon cœur.
Vous le dirai-je, ami ? tant qu’ont duré nos flammes,
Ma muse également chatouilloit nos deux âmes ;
Elle avoit sur la mienne un absolu pouvoir,
J’aimois à le décrire, elle à le recevoir.
Une voix ravissante, ainsi que son visage,
La faisoit appeler le phénix de notre âge ;
Et souvent de sa part je me suis vu presser
Pour avoir de ma main de quoi mieux l’exercer.
Jugez vous-même, Ariste, à cette douce amorce,
Si mon génie étoit pour épargner sa force :
Cependant mon amour, le père de mes vers,
Le fils du plus bel œil qui fût en l’univers,
À qui désobéir c’étoit pour moi des crimes,
Jamais en sa faveur n’en put tirer deux rimes :
Tant mon esprit alors, contre moi révolté,
En haine des chansons sembloit m’avoir quitté ;
Tant ma veine se trouve aux airs mal assortie,
Tant avec la musique elle a d’antipathie[17],
Tant alors de bon cœur elle renonce au jour.
Et l’amitié voudroit ce que n’a pu l’amour !
N’y pensez plus, Ariste ; une telle injustice
Exposeroit ma muse à son plus grand supplice.
Laissez-la, toujours libre, agir suivant son choix,
Céder à son caprice, et s’en faire des lois.
- ↑ Voyez sur Ariste, tome III, p. 29-31.
- ↑ S’explique, dans les Œuvres diverses publiées par Granet. Cette leçon fautive a été reproduite dans toutes les éditions postérieures.
- ↑ M. Corneille avoit été prié de composer des paroles pour être mises en musique ; mais il ne voulut pas se donner cette peine. (Note de Granet.)
- ↑ C’est-à-dire bizarre. Bigearre est l’orthographe de l’édition originale.
- ↑ C’est-à-dire qu’il se conforme aux accords du musicien. Corneille, au lieu de se servir du terme général, emploie le nom d’un accord particulier.
- ↑ Il court d’haleine, il court sans perdre haleine, tout d’une haleine.
- ↑ Plaine, dans l’édition originale ; mais le sens ne demande point que cette orthographe soit conservée.
- ↑ « Sorte de jeu de hasard auquel on joue avec un livre où il y a des feuillets noirs et des feuillets blancs. » (Richelet, Dictionnaire françois, 1680.) — On lit banque, mais à tort, dans un grand nombre d’éditions modernes.
- ↑ N’apportant a été remplacé par n’apportent dans l’édition avec fleuron, dans le Recueil… et dans les Œuvres diverses de 1738.
- ↑ Voyez ci-dessus, p. 51, vers 24 et note 2.
- ↑ Leurs applaudissements, dans les Œuvres diverses, et depuis dans toutes les éditions.
- ↑ Voyez ci-dessus, p. 71, note 1.
- ↑ Je donne, dans le Recueil et dans l’édition de Granet.
- ↑ Voyez tome I, p. 125 et suivantes.
- ↑ Elle eut mes premiers feux, dans les Œuvres diverses de 1738 et dans toutes les éditions complètes de Corneille publiées depuis.
- ↑ Au temps de Corneille on écrivait ainsi, de la même manière, les deux formes aimé-je et aimai-je. La seconde nous paraît ici préférable pour le sens.
- ↑ Corneille a pourtant publié à la suite de Clitandre deux chansons, composées probablement à la demande de celle qui inspira Mélite (voyez ci-dessus, p. 53 et 55) ; et une troisième dans le recueil de Sercy. On trouvera encore ci-après un sixain Pour la Reine, mis en chant par Lambert, et un Madrigal mis en musique par Blondel ; mais dans ces deux dernières pièces Corneille n’a pas eu à se préoccuper du musicien, qui a composé ses airs sur des vers faits d’avance.