Exposé élémentaire de la théorie d’Einstein et de sa généralisation/chap. 12

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CHAPITRE XII

LA COURBURE DE L’ESPACE ET DU TEMPS. —
HYPOTHÈSES COSMOLOGIQUES


L’espace fini bien qu’illimité. — L’ancienne conception de l’espace infini comporte des contradictions connues depuis longtemps. Doit-on admettre que dans cet espace infini la matière est répandue partout avec une densité moyenne constante (l’unité de volume étant prise suffisamment grande) ? Ce serait admettre une quantité infinie de matière : on peut démontrer que dans cette hypothèse la loi d’Einstein, comme celle de Newton, conduirait à des résultats contradictoires.

Doit-on admettre que l’Univers a une sorte de centre près duquel la densité de la matière est maximum et autour duquel la matière se raréfie jusqu’au vide complet ? La matière formerait une île dans l’espace infini. Mais alors toute énergie rayonnante sortie de cette île se propagerait à l’infini, sans retour, et se dissiperait ; la matière elle-même se disperserait, comme l’atmosphère d’un astre qui s’évapore peu à peu dans l’espace. Il faudrait admettre que, puisque l’Univers n’est pas mort, la matière n’existe que depuis un temps limité, ce qui recule toutes les difficultés et n’en résout aucune.

Pour un homme intelligent qu’on aurait laissé dans l’ignorance de la forme de la Terre, la disparition progressive d’un navire sous l’horizon serait une révélation : ayant compris que la surface est courbe, cet homme envisagerait la possibilité d’une surface finie, d’un monde fermé. Pareille révélation est donnée par la théorie d’Einstein, par le simple fait qu’un rayon lumineux ne se propage pas nécessairement en ligne droite dans le vide, par la notion de courbure de l’Univers. On supprimerait les difficultés de l’ancienne conception en admettant que l’espace est fini bien qu’illimité, comme la surface d’une sphère qui ne comporte pas de bornes puisqu’on peut en faire le tour indéfiniment. Le temps seul resterait infini.

Ce n’est pas là une hypothèse arbitraire. M. Einstein a établi, par des considérations basées sur la théorie de l’électromagnétisme (voir cette théorie dans l’appendice, note 14), sur les propriétés du tenseur d’énergie électromagnétique (qu’on doit ajouter au tenseur d’impulsion-énergie matérielle quand il y a un champ électromagnétique), sur la théorie électronique de la matière, que la loi de gravitation qu’il avait primitivement donnée — celle que nous avons admise jusqu’à présent — doit être corrigée (note 15).

étant, comme précédemment, le tenseur de Riemann-Christoffel contracté (p. 107), posons étant une constante universelle, d’ailleurs extrêmement petite. La loi dans le vide doit être

(24)

au lieu de

et la loi, en tout point où se trouve de la matière ou de l’énergie électromagnétique s’exprime par

(25)

au lieu de

étant l’invariant , et , le tenseur total d’énergie (tenseur matériel + tenseur d’énergie électromagnétique).

Une modification radicale est la conséquence de la nouvelle loi. Alors que dans la loi primitive la courbure totale était nulle dans le vide[1], et égale à ( densité propre) dans la matière, maintenant la courbure dans le vide est la constante et la courbure dans la matière est

Mais, à part ce qui vient d’être dit, rien n’est changé à la théorie, où il suffit de remplacer par et par La nouvelle loi entraîne, comme la précédente, la conservation de l’impulsion et de l’énergie. D’ailleurs le terme correctif étant très petit, on peut le supposer nul dans toutes les applications astronomiques.

Les vitesses relatives des astres sont toujours extrêmement petites par rapport à la vitesse de la lumière. Cette remarque nous permet d’envisager un système de référence relativement auquel la matière est en moyenne au repos et dans lequel les vitesses individuelles sont faibles. Dans ce système la matière est quasi-stationnaire. Adoptant ce système, si l’on cherche l’aspect d’ensemble de l’Univers, en négligeant les perturbations locales dues à la distribution irrégulière de la matière (comparables au relief du sol par rapport à la forme d’ensemble de la terre), la nouvelle loi comporte deux solutions données, l’une par M. Einstein, l’autre par M. de Sitter (note 15). Dans l’une comme dans l’autre la « coupe à temps constant » est un espace à courbure constante positive. L’espace est fermé.


L’univers d’Einstein. — Pour mieux comprendre, considérons d’abord une surface courbe au lieu d’un espace courbe. Imaginons des êtres infiniment plats, entourés d’objets tout en surface, assujettis à vivre sur la surface d’une sphère (fig. 16) sans avoir la perception d’une troisième dimension d’espace. Confondant en chaque point la surface de leur monde sphérique avec le plan tangent , ils imagineront la géométrie plane (celle d’Euclide)
Fig. 16.
et penseront d’abord que leur univers s’étend à l’infini. Ils appelleront « ligne droite » le plus court chemin d’un point à un autre. S’ils portent autour d’un même point , dans toutes les directions, des longueurs égales, ils construiront un cercle, et tant que le rayon sera petit, ils trouveront que le rapport de la circonférence au diamètre est un nombre indépendant du rayon Cependant, s’ils tracent des cercles de « rayons » de plus en plus grands , , etc. — ce qu’ils appellent rayon étant un arc de grand cercle puisqu’ils restent sur la surface — ils constateront que le rapport de la circonférence au diamètre devient inférieur à et diminue à mesure que le rayon augmente, enfin que la circonférence elle-même décroît et finit par se réduire à un point — le point antipode. Les mathématiciens de ce monde comprendront que leur univers est courbe : ils déduiront de leurs mesures d’arpentage que c’est une surface à courbure constante positive finie bien qu’illimitée, limitant un « hypercercle » à trois dimensions dont ils pourront calculer le rayon.

Ajoutons une dimension, nous pouvons concevoir l’espace sphérique. Cet espace est difficile à se représenter ; il n’a absolument rien de commun avec l’intérieur d’une boule limitée par une surface sphérique dans l’espace à trois dimensions ; il limite une hypersphère dans un espace à quatre dimensions comme une surface sphérique limite une sphère ordinaire. Dans l’espace courbe qui limite une hypersphère, portons à partir d’un point, dans toutes les directions, des longueurs égales mesurées sur des fils tendus, nous obtenons une sphère. À partir du même point portons des longueurs de plus en plus grandes, nous obtenons d’abord des sphères de surfaces croissantes, puis une sphère maximum (pour la longueur étant le rayon de l’hypersphère) ensuite les sphères décroissent — comme les cercles de l’exemple précédent — pour se réduire au point antipode à la distance

Dans l’Univers d’Einstein, l’espace est sphérique[2] mais le temps n’a pas de courbure, il est rectiligne : l’Espace-Temps est cylindrique. Cette hypothèse constitue un retour à l’espace absolu et au temps absolu ; la séparation entre l’espace et le temps est rétablie, parce que la direction des génératrices du cylindre donne un temps d’Univers absolu. Mais c’est un absolu dont nous n’avons pas connaissance en toute rigueur, car, pour tout observateur en mouvement par rapport à l’ensemble de la matière mondiale, l’espace et le temps restent unis suivant la conception de Minkowski ; le temps que nous mesurons, variable d’un système à l’autre, variable d’un point à un autre dans un champ de gravitation, n’est pas ce temps absolu ; toutefois l’écart est bien faible, il ne serait notable que si l’on parvenait à réaliser des vitesses considérables relativement à l’ensemble de la matière mondiale.

Une conséquence curieuse est que les rayons lumineux émanés d’un point, après s’être concentrés au point antipode, pourraient se concentrer de nouveau au point de départ, qui ne serait plus d’ailleurs le point occupé par la source de lumière car celle-ci se serait déplacée pendant le temps — des billions ou des trillions d’années peut-être — que demanderait la lumière à faire le tour de l’Univers. Beaucoup d’étoiles ne seraient que des fantômes d’un passé très reculé. Mais cette conception est peu vraisemblable ; il est bien probable que la lumière serait absorbée dans un pareil voyage, car il y a toujours des traces de matière répandues dans l’espace.


L’univers de de Sitter. — Dans la solution de M. de Sitter la coupe à temps constant est encore un espace sphérique, mais il y a aussi une courbure du temps. L’Univers est hyperbolique. Il n’y a plus de temps d’Univers absolu ; l’espace et le temps restent unis : c’est la relativité dans toute sa plénitude.

Une conséquence remarquable de la courbure du temps est que le temps qui s’écoule entre deux événements se produisant, relativement à l’observateur, en un même point d’espace, paraît à cet observateur d’autant plus long que le point est plus voisin d’une certaine zone où le temps est stationnaire (l’observateur ne perçoit pas le temps propre de cette zone, parce que ce temps et le sien sont orthogonaux) (note 15).

Mais ceci n’est qu’un point de vue relatif à l’observateur et ne signifie pas que le cours du temps soit arrêté dans cette zone ; si l’observateur s’y transportait, il trouverait que la Nature y est aussi active que partout ailleurs, et c’est son ancienne demeure qui lui paraîtrait immobilisée dans un repos éternel.

La lumière elle-même demanderait un temps infini pour parvenir à la zone du temps stationnaire ; alors, plus de fantômes d’étoiles, car il y a la barrière du temps ; pour l’observateur, jamais un mobile, jamais un rayon de lumière ne franchiront cette barrière. Et pourtant, si l’observateur pouvait mesurer la vitesse d’un mobile à mesure qu’il s’éloigne, il trouverait que cette vitesse (et à fortiori celle de la lumière) croît indéfiniment ! Ce serait, pour l’homme auquel il manque une dimension pour percevoir directement la courbure, l’illusion complète d’un Univers infini dans l’espace comme il est infini dans le temps.

On se demande si les déplacements des raies spectrales des nébuleuses spirales (mondes extrêmement lointains), déplacements qui ont presque toujours lieu vers le rouge, ne seraient pas la manifestation du ralentissement apparent du temps, c’est-à-dire de la courbure du temps qui pourrait se manifester sur de si grandes distances.


L’accélération et la rotation. — Nous avons déjà insisté sur le fait que toute accélération semble posséder un caractère absolu. L’explication est la suivante : les lignes d’Univers naturelles, ou géodésiques, ont une signification absolue : elles sont déterminées par la structure géométrique de l’Espace-Temps. En tout point-événement, il existe un Univers tangent, l’Univers euclidien de l’observateur en chute libre : dans un système de référence lié à cet observateur, ou dans un système en translation uniforme par rapport à lui, les géodésiques peuvent être à très peu près confondues avec des droites d’Univers dans une grande étendue. Le mouvement de translation uniforme n’a aucun caractère absolu puisqu’il conserve aux géodésiques leur forme rectiligne ; il ne peut pas être déterminé par rapport aux géodésiques. Au contraire toute accélération (et en particulier toute rotation) par rapport à ces lignes d’Univers a une réalité objective. C’est cette réalité qui est observée avec le pendule de Foucault qui permet de constater la rotation de la terre.


La structure d’univers et l’éther. — L’Univers possède une structure géométrique connexe de la présence de matière ou d’énergie électromagnétique, puisque le champ de gravitation qui règne au voisinage de la matière (ou de l’énergie) n’est autre chose qu’une déformation de l’Espace-Temps.

Si l’on cherche à préciser la relation qui doit exister entre la structure de l’Espace-Temps et la matière, deux points de vue opposés peuvent être envisagés.

1o On peut attribuer à la matière, ou plus exactement aux électrons qui la composent, un rôle primordial. Ce point de vue paraît conforme à la conception de l’Univers cylindrique d’Einstein, car il résulte des formules de la solution d’Einstein que la courbure d’ensemble de l’Univers est déterminée par la quantité totale de matière existante ; on trouve que le rayon de l’Univers est lié à la masse totale de la matière mondiale par la relation

( est la constante de la formule 22, p. 109).

de sorte que, si par un miracle de la matière venait à être créée dans l’espace existant, le volume de cet espace augmenterait ; la matière crée, en quelque sorte, l’espace qui la contient, et s’il n’y avait pas de matière, il n’y aurait pas d’Univers.

2o Une autre théorie, soutenue par M. Eddington, est la suivante : « Je préfère, dit M. Eddington, regarder la matière et l’énergie, non pas comme des facteurs produisant les différents degrés de courbure de l’espace, mais comme des éléments de perception de cette courbure. »

Cette manière de voir est en accord avec la solution de de Sitter, car dans cette solution il n’y a aucune relation entre le rayon d’Univers et la masse totale de la matière. L’Univers a une courbure naturelle ; la matière n’est pas la cause de la courbure d’ensemble ; elle correspond à des sortes de montagnes ou de rides, irrégularités locales par lesquelles l’Univers est bien moins altéré que ne l’est la terre par le relief du sol. D’après cette théorie on pourrait concevoir un Univers vide de matière.

Dans cette hypothèse de la courbure naturelle, les lois générales sont des identifications de grandeurs physiques avec des grandeurs géométriques, et on peut les considérer comme des définitions de grandeurs physiques. Si la courbure totale est et si, de plus, le tenseur est nul, nous disons qu’il y a le vide : cette structure géométrique se manifeste à nous sous un aspect particulier que nous appelons le vide. Si la courbure totale est encore mais si n’est plus nul, nous disons qu’il y a de l’énergie rayonnante ; si enfin la courbure totale est différente de nous sommes en présence d’une structure géométrique que nous appelons matière, et ce que nous appelons densité propre n’est autre chose que l’invariant géométrique

Le rôle primordial est attribué à l’Espace-Temps, dont les divers degrés de courbure nous apparaissent sous des aspects que nos sens distinguent les uns des autres, et auxquels nous avons donné les noms de vide, rayonnement, matière. Cette manière de voir nous paraît très séduisante par sa logique et sa simplicité[3].

C’est un retour à l’hypothèse d’un « substratum universel », de l’éther par conséquent, mais cet éther est bien différent de celui des anciennes théories.

L’espace vide de matière n’est pas amorphe, car la théorie de la relativité, qui ramène la mécanique et la physique à la géométrie de Riemann, prouve que l’Univers possède des propriétés métriques en relation avec la matière présente ou avoisinante. Ces propriétés sont précisées, dans chaque système de référence, par les valeurs des dix potentiels du champ de gravitation et aussi, d’après une généralisation due à M. Weyl, par les valeurs de quatre grandeurs qui constituent les composantes d’un quadrivecteur, le potentiel électromagnétique.

On doit, aussi bien dans l’hypothèse cosmologique d’Einstein que dans celle de de Sitter, écarter la conception que l’espace serait physiquement vide, au sens du néant absolu ; il faut, non pas supprimer l’éther, mais donner une forme nouvelle à la notion du substratum universel : l’éther de la relativité n’a rien de commun avec le milieu quasi-matériel admis autrefois : c’est « un milieu privé de toutes les propriétés mécaniques et cinématiques, mais qui détermine les phénomènes mécaniques et électromagnétiques » (Einstein).

D’après Einstein, l’éther « détermine les relations métriques dans le continuum spatio-temporel, par exemple les possibilités de configuration des corps solides aussi bien que les champs de gravitation ».

Deux extensions successives de la théorie d’Einstein, dues à M. Weyl et à M. Eddington, paraissent apporter un complément fondamental. Grâce à l’union, en une géométrie unique, du champ de gravitation et du champ électromagnétique, on peut concevoir que les électrons (et par suite la matière) soient des états particuliers de la structure d’Univers, de l’éther au sens qu’on doit attribuer aujourd’hui à ce mot.

En résumé l’espace possède des propriétés physiques, et l’on peut exprimer ce fait en disant qu’un « éther » existe, Mais « cet éther ne doit pas être conçu comme étant doué de la propriété qui caractérise les milieux pondérables, c’est-à-dire comme constitué de parties pouvant être suivies dans le temps : la notion de mouvement ne doit pas lui être appliquée » (Einstein).

On peut dire encore, avec M. Eddington, que l’éther est incapable de créer une division de l’Univers en espace et en temps.


  1. Une courbure totale nulle ne signifie pas que l’Univers n’est pas courbe car la courbure totale peut être nulle sans que les rayons de courbure principaux soient tous infinis.
  2. Ou elliptique, mais nous ne parlerons que de l’espace sphérique.
  3. Signalons qu’avec cette interprétation une difficulté se présente au sujet du principe de moindre action. Toutefois cette difficulté semble pouvoir disparaître dans les extensions de la théorie d’Einstein dont il sera question plus loin.