Exposé élémentaire de la théorie d’Einstein et de sa généralisation/chap. 8

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DEUXIÈME PARTIE
LE PRINCIPE
DE RELATIVITÉ GÉNÉRALISÉ
ET LA GRAVITATION

CHAPITRE VIII

LE CHAMP DE GRAVITATION
ET L’UNIVERS RÉEL


Les systèmes galiléens. — Une conception fondamentale est à la base de la théorie de la relativité restreinte : celle du mouvement rectiligne et uniforme.

Mais tout état de mouvement étant relatif, comment attribuer un sens absolu à l’état de mouvement rectiligne et uniforme ? On imagine bien un mobile en translation uniforme dans un système de référence considéré, par convention, comme immobile ; on conçoit que deux systèmes de référence soient en mouvement rectiligne et uniforme l’un par rapport à l’autre. Existe-t-il un criterium qui permette de décider si un système envisagé isolément est ou non en translation uniforme ?

On voit qu’il est nécessaire de préciser les conditions de validité des principes et des lois précédemment exposés. Voici comment on doit résoudre la question. Nous supposons qu’on puisse trouver un système dans lequel la loi d’inertie de Galilée (chap. I) soit vérifiée : dans ce système, défini par un corps de référence, une particule matérielle est au repos ou se déplace d’un mouvement de translation uniforme par rapport au corps de référence (ou par rapport à des axes liés à ce corps) si l’on ne fait agir aucune force sur elle. Dans un tel système, appelé système galiléen, on peut adopter les coordonnées habituelles d’espace et de temps (trois axes rectangulaires pour repérer les positions et un phénomène périodique servant d’horloge pour mesurer le temps) et ces coordonnées sont dites coordonnées galiléennes.

S’il existe un système galiléen, il en existe une infinité d’autres : ce sont tous ceux qui sont animés par rapport au premier (et les uns par rapport aux autres) d’un mouvement de translation uniforme, sans rotation.

Ce que nous avons appelé système en translation uniforme, ou encore système non accéléré est ce que nous appelons maintenant système galiléen. La théorie de la relativité restreinte n’envisage que des systèmes galiléens : elle affirme que dans tout système galiléen la lumière se propage avec la même vitesse dans toutes les directions (propagation isotrope), que cette vitesse est une constante universelle, que dans chaque système on peut faire une mesure optique du temps (chap. III), que les lois de l’électromagnétisme (équations de Maxwell) sont rigoureuses, que les formules de transformation des coordonnées galiléennes sont celles de Lorentz, que les lois des phénomènes physiques restent les mêmes quand on change de système galiléen.

Un espace-temps qui jouit de la propriété de contenir dans toute son étendue une infinité de systèmes galiléens est un Univers de Minkowski (chap. V). Nous dirons qu’il est « euclidien » à cause de l’analogie entre la ligne d’Univers qui correspond au mouvement rectiligne et uniforme et la ligne droite dans l’espace de la géométrie euclidienne (p. 59) et parce que, comme l’espace de la géométrie, il est homogène, c’est-à-dire jouit des mêmes propriétés dans toute son étendue. Comme l’espace de la géométrie, cet Univers est infini.

Une question capitale se pose maintenant : l’Univers réel est-il euclidien ? L’existence de la gravitation, que nous avons totalement négligée jusqu’à présent, ne vient-elle pas détruire l’homogénéité, qui est caractéristique de l’Univers de Minkowski ?


La pesanteur de l’énergie. — Chacun sait qu’aux environs de toute matière règne un champ de gravitation, c’est-à-dire qu’en tout point de l’espace s’exerce une force, la pesanteur, qui agit sur toute portion de matière, On appelle « intensité du champ de gravitation » ou intensité de la pesanteur en un point la force qui s’exerce en ce point sur une masse matérielle égale à l’unité de masse ; cette intensité dépend des masses environnantes (les corps sont plus légers sur la lune que sur la terre). D’après la vieille loi de Newton, deux particules matérielles de masses et s’attireraient proportionnellement à leurs masses et en raison inverse du carré de leur distance , de sorte que la force aurait pour expression

étant une constante, la constante de la gravitation (égale à ) dans le système centimètre-gramme-seconde (C. G. S.).

En un point situé à la distance d’une particule unique de masse , l’intensité de la pesanteur due à cette particule (force agissant sur la masse ) serait

La gravitation, qui agit sur toute portion de matière, agit-elle aussi sur l’énergie ? la pesanteur est-elle, comme l’inertie, une propriété de l’énergie ? lorsque la masse inerte d’un corps change avec son énergie interne, en est-il de même de sa masse pesante ?

L’expérience répond par l’affirmative. Supposons qu’une perte d’énergie, et par suite de masse, par rayonnement, ne s’accompagne d’aucune variation de poids. Il en résulterait qu’une certaine quantité d’uranium et l’ensemble des produits de sa transformation, hélium et plomb, auraient des poids égaux mais des masses différentes. Or les expériences de M. Eötvös ont démontré (avec une précision qui atteint le vingt-millionième) qu’en tout lieu il y a proportionnalité entre la masse et le poids : la direction de la verticale, qui est celle de la résultante du poids et de la force centrifuge proportionnelle à la masse (force d’inertie due à la rotation de la terre), est en effet la même pour tous les corps.

Nous sommes amenés à conclure que l’énergie rayonnante, en particulier la lumière, doit être pesante puisqu’elle a une masse. Par suite un rayon lumineux doit s’incurver dans un champ de gravitation.


L’équivalence entre un champ de gravitation et un champ de force dû à un état de mouvement accéléré. — Les résultats qui précèdent entraînent de graves conséquences.

Pour un observateur lié à la terre, un mobile lancé et abandonné à lui-même n’obéit pas à la loi galiléenne d’inertie, puisqu’il est dévié par la pesanteur : nous voyons qu’il en est de même pour la lumière, ce qui implique que la vitesse de la lumière ne reste pas rigoureusement constante sur tout le parcours d’un rayon lumineux, contrairement au principe fondamental de la constance de cette vitesse.

La même conclusion s’applique partout où règne un champ de gravitation, c’est-à-dire dans l’Univers tout entier ; d’aucun système naturel on ne peut voir — du moins sur une grande étendue — un mobile abandonné à lui-même ou même un rayon lumineux se propager suivant un mouvement rectiligne et uniforme ; aucun mouvement n’est conforme à la loi d’inertie de Galilée.

Mais, pensera le lecteur, ce n’est pas étonnant : la loi de Galilée s’applique, dans un système galiléen, au mobile sur lequel n’est appliquée aucune force ; or dans un champ de gravitation une force attractive s’exerce sur le mobile.

Nous allons, avec Einstein, être conduits à une toute autre interprétation : si la loi d’inertie de Galilée n’est pas satisfaite, ce n’est pas parce qu’un mobile subit une force attractive s’il y a un champ de gravitation, c’est parce qu’on ne peut pas trouver un système galiléen. Nous allons montrer, en effet, que la force de gravitation ne doit pas être considérée comme une force appliquée à un corps : c’est une force d’inertie absolument de même nature que celle qui apparaît dans un système accéléré, c’est-à-dire dans un système non galiléen (voir fin du chap. I) : il en résultera que dans une région où règne un champ de gravitation il n’existe pas de système de référence qui soit galiléen dans toute l’étendue du champ.

Nous allons analyser des notions qui nous paraissent évidentes parce que nous y sommes habitués, et c’est précisément parce que nous y sommes trop habitués que personne, avant M. Einstein, n’avait eu l’idée de les approfondir.

1o LA GRAVITATION EST UNE ACTION DE PROCHE EN PROCHE. — À la question « pourquoi un objet soulevé puis abandonné à lui-même tombe-t-il ? » chacun est tenté de répondre : « parce qu’il est attiré par la terre ». La physique moderne doit formuler autrement la réponse.

Le développement, dans le domaine de l’électromagnétisme, de la théorie des actions de proche en proche non instantanées a conduit à la théorie de Maxwell, vérifiée par l’expérience, et au principe de relativité restreint (voir chap. IV). Une conception semblable doit être admise pour la gravitation : l’attraction de la terre sur l’objet qui tombe est un effet indirect ; la propriété d’agir sur une masse matérielle ou sur un rayon lumineux appartient, en réalité, au champ de gravitation, c’est-à-dire à l’Espace-Temps qui se trouve modifié au voisinage de la matière ; ce n’est pas une action à distance, directe et instantanée, produite par un corps attirant.

2o ÉGALITÉ DE LA MASSE PESANTE ET DE LA MASSE INERTE. — Le champ de gravitation possède une propriété extrêmement remarquable qui n’appartient pas aux champs électrique et magnétique. Alors que dans un même champ électrique des charges différentes prennent des accélérations différentes, dans un champ de gravitation l’accélération acquise par un corps ne dépend ni de l’état physique, ni même de la nature du corps. Tous les corps, qu’ils soient lourds ou légers, tombent avec la même vitesse si les conditions initiales sont les mêmes. L’accélération est indépendante de la force qui s’exerce sur le corps (indépendante de son poids).

Ce fait, si familier, est extraordinaire.

Pour les faibles vitesses, on a la loi du mouvement de Newton

c’est-à-dire que la masse inerte (masse au repos) est une constante propre au corps accéléré.

Si la force est le poids, on a

La masse pesante étant également une caractéristique du corps.

On a donc :

Puisque l’expérience prouve que, dans un même champ de gravitation, l’accélération est indépendante du corps, le rapport est une constante pour tous les corps et si l’on choisit les unités de façon que ce rapport soit égal à 1, la masse pesante est égale à la masse inerte.

Il y a longtemps que la mécanique a enregistré ce résultat, mais personne ne l’avait interprété. L’interprétation est celle-ci : la même qualité de la matière se manifeste, selon les circonstances, soit comme inertie, soit comme pesanteur : en termes plus précis : LA FORCE DE GRAVITATION EST UNE FORCE D’INERTIE.

Avec M. Einstein, imaginons une portion d’espace vide, si loin des étoiles et de toute matière qu’il n’y ait plus de champ de gravitation et que nous soyons dans le cas idéal où la loi galiléenne d’inertie est applicable. Il est alors possible, dans cette portion d’Univers, de choisir un système galiléen. Dans ce système supposons une chambre isolée à l’intérieur de laquelle se trouve un observateur ; pour cet homme il n’y a pas de pesanteur, pas de direction privilégiée.

Supposons maintenant que, par un câble fixé à un crochet au milieu de la toiture de la chambre, un être extérieur se mette à tirer avec une force constante. Pour un observateur immobile dans le système galiléen, la chambre va prendre un mouvement uniformément accéléré et sa vitesse croîtra d’une façon fantastique. Mais toute autre sera l’opinion de l’homme enfermé dans la chambre : l’accélération va projeter cet homme sur le plancher, pour lui il y aura un « haut » et un « bas » comme dans une chambre sur la terre ; il constatera que tous les objets tombent avec une même accélération ; sa première impression sera qu’il se trouve dans un champ de gravitation.

À la réflexion, il se demandera pourquoi il ne tombe pas en chute libre, ce qui ferait disparaître la pesanteur. Cherchant ce qui se passe, il découvrira le crochet et le câble tendu : cette fois tout sera clair pour lui, il se dira : ma chambre est suspendue, au repos, dans un champ de gravitation.

Cet homme est-il dans l’erreur ? nullement : il a parfaitement le droit de considérer sa chambre comme immobile, bien qu’elle soit accélérée relativement à l’espace galiléen. On voit que la possibilité de cette interprétation repose sur la propriété fondamentale d’un champ de gravitation, de donner à tous les corps la même accélération, c’est-à-dire sur l’égalité de la masse pesante et de la masse inerte.

3o LE BOULET DE JULES VERNE. — Au lieu d’imaginer que la chambre de l’observateur est loin de toute matière, supposons-la, au contraire, en chute libre (sans rotation) dans le champ de gravitation d’un astre. La pesanteur y sera supprimée puisque tous les objets seront soumis à la même accélération que la chambre en tombant avec elle. Pour l’observateur de la chambre, il n’y aura plus ni haut ni bas, et un mobile libre sera au repos ou animé d’un mouvement rectiligne et uniforme ; ce mobile se conformera à la loi de Galilée ; un système de référence lié à la chambre sera donc un système galiléen (bien que pour un observateur situé sur l’astre sur lequel tombe la chambre ce système soit accéléré) et l’homme de la chambre considérera l’Univers comme euclidien dans son voisinage.

4o LE PRINCIPE D’ÉQUIVALENCE. — Ainsi, d’une part l’emploi d’un système de référence en mouvement accéléré dans un Univers euclidien équivaut à créer un certain champ de gravitation dans lequel ce système pourra être considéré comme immobile ; d’autre part, l’emploi d’un système de référence lié à un corps en chute libre dans un champ de gravitation revient à supprimer ce champ. En tout point d’espace il est donc impossible de se prononcer entre les deux hypothèses suivantes : 1o il existe un état de mouvement accéléré sans champ de gravitation ; 2o le système est au repos mais il y règne un champ de gravitation s’exerçant sur toute portion d’énergie.

En un mot il est impossible de distinguer un champ de force d’inertie dû à un état de mouvement et un champ de gravitation. Il y a équivalence, selon l’expression d’Einstein, qui appelle champ de gravitation tout champ de force, que ce champ soit dû à un état de mouvement du système de référence ou au voisinage de masses matérielles.


L’univers réel n’est pas euclidien. — Pour un observateur en chute libre, dans un boulet de Jules Verne, le champ de gravitation n’est supprimé que localement. C’est seulement dans une région peu étendue (théoriquement infiniment petite) que l’Univers est euclidien pour cet observateur. Le champ de gravitation subsiste à distance, parce que l’intensité de la pesanteur n’est constante ni en grandeur ni en direction ; en supprimant le champ en un point, on l’accentue ailleurs : par exemple, relativement à un observateur qui tomberait en chute libre sur la Terre, le champ de la pesanteur serait doublé dans la région symétrique par rapport au centre de la Terre.

Dans la nature, aucun champ de gravitation n’est uniforme ; aucun système de référence ne peut annuler un champ de gravitation dans toute son étendue. Il est impossible de trouver un système de référence dans lequel la lumière ait une propagation rigoureusement isotrope, dans lequel la loi d’inertie de Galilée puisse être rigoureusement appliquée. En un mot le système galiléen est théoriquement imaginable, et l’esprit le conçoit aisément parce que c’est le système le plus simple — de même que la géométrie euclidienne est la plus intuitive — mais ce n’est qu’une fiction et l’Univers réel, envisagé dans son ensemble, n’est pas euclidien.


La généralisation du principe de relativité. — Puisque nos postulats fondamentaux ne sont pas rigoureusement vrais dans l’Univers réel, faut-il donc considérer le principe de relativité comme une abstraction en dehors des réalités ? Doit-on renoncer à cette admirable synthèse et considérer l’invariance des lois de la nature comme une simple approximation ? Faut-il penser que cette invariance ne serait exacte qu’à la limite, dans un Univers euclidien et en n’envisageant que des systèmes de référence galiléens ?

Doit-on, au contraire, étendre le principe de relativité au cas de l’Univers réel et de système de référence absolument arbitraires ?

M. Einstein n’a pas hésité. Il a érigé en principe l’affirmation suivante :

Tous les systèmes de référence sont équivalents pour formuler les lois de la nature : ces lois sont « covariantes »[1] vis-à-vis de transformations de coordonnées arbitraires.

Cette généralisation s’impose. En effet toutes les lois de notre science sont basées sur la constatation de coïncidences absolues dans l’Univers. Dans le langage de la relativité, ces coïncidences sont des intersections de lignes d’Univers, absolues et par suite indépendantes de tout système de coordonnées. Il est donc certain que les lois de la nature doivent pouvoir s’exprimer sous une forme intrinsèque, une forme qui reste la même quel que soit le système de référence, quelles que soient les coordonnées choisies pour repérer les événements.

Il fallait néanmoins une certaine audace pour généraliser ainsi le principe de relativité, car les observations les plus familières semblent contredire cette généralisation. Par exemple : dans un véhicule, un voyageur a été jeté à terre par suite d’un coup de frein trop brusque ; il paraît difficile de persuader à ce voyageur que les lois des phénomènes sont les mêmes dans un système de translation uniforme et dans un système accéléré. Voici l’explication : dans tout système de référence règne un champ de force, un champ de gravitation (au sens généralisé d’Einstein) ; les grandeurs caractéristiques de ce champ interviennent dans l’expression des lois ; c’est lui qui se manifeste par les effets mécaniques de l’accélération. Dans le cas idéal du système galiléen, ce champ est nul : c’est précisément l’annulation du champ de force qui se traduit par la loi d’inertie de Galilée et qui caractérise le système galiléen : les lois générales doivent alors prendre, dans ce cas particulier, une forme simplifiée, disons plus exactement une forme dégénérée. Par exemple, les équations de Maxwell sont la forme dégénérée d’équations générales (auxquelles M. Einstein a pu remonter) où intervient le champ de gravitation : fait remarquable, les lois de l’électromagnétisme sous leur forme la plus générale sont d’une extrême simplicité ; elles apparaissent à l’esprit comme plus claires que les lois de Maxwell (appendice, note 14). C’est sous la forme dégénérée que ces lois ont été établies expérimentalement, parce que sur la terre le champ de gravitation (pesanteur et force centrifuge) est trop faible pour que son influence sur les phénomènes électromagnétiques ait pu être constatée. Les lois de Maxwell et les formules de Lorentz (qui sont la conséquence de ces lois) doivent être rigoureuses dans un Univers euclidien, et si l’on prend des coordonnées galiléennes : on voit par là que la théorie de la relativité restreinte reste intacte, mais elle correspond à un cas idéal : celui où le champ de gravitation serait nul.

En résumé les équations qui expriment les lois physiques doivent pouvoir être écrites de manière à conserver la même forme dans un champ de gravitation quelconque c’est-à-dire quand on change d’une manière arbitraire le système de référence.

Cette condition de covariance limite considérablement les formes possibles pour les lois de la nature.


  1. Cela signifie que si ces lois sont données dans un système de référence, elles sont données en même temps dans tout autre système, quel qu’il soit.