De l’antique sagesse de l’Italie
Flammarion, s.d. (1894?) (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vico, p. TdM-644).
De l’Antique Sagesse de l’Italie, retrouvée dans les origines de la langue latine. Préface |
211 | ||
Livre premier. — Dédicace au seigneur Paolo Matteo Doria | 214 | ||
Chap. 1er — Du vrai et du fait | 215 | ||
§ I. De l’origine et de la vérité des sciences | 218 | ||
§ II. De la vérité première selon les Méditations de René Descartes | 223 | ||
§ III. Contre les sceptiques | 227 | ||
Chap. II. — Des genres ou des idées | 229 | ||
Chap. III. — Des causes | 235 |
Chap. IV. — Des essences ou des vertus | 237 | ||
§ I. Du point métaphysique ou de l’effort | 238 | ||
§ II. Que les étendus ne font pas effort | 248 | ||
§ III. Que tous les mouvements sont composés | 251 | ||
§ IV. Que les étendus ne sont jamais en repos | 253 | ||
§ V. Que le mouvement est incommunicable | 254 | ||
Chap. V. — Animus et anima | 256 | ||
§ I. De l’âme des bêtes | 258 | ||
§ II. Du siège de l’âme | ibid. | ||
§ III. Formules sceptiques du droit romain | 261 | ||
Chap. VI. — Du Mens | ibid. | ||
Chap. VII. — De la Faculté | 264 | ||
§ I. Du Sens | 265 | ||
§ II. Memoria et Phantasia | 266 | ||
§ III. De l’Ingenium | 267 | ||
§ IV. De la faculté certaine du savoir | 268 | ||
Chap. VIII. — De l’Ouvrier suprême | 276 | ||
§ I. Numen | ibid. | ||
§ II. Fatum et Casus | 277 | ||
§ III. Fortuna | 278 | ||
Conclusion | 279 |
DE
L’ANTIQUE SAGESSE DE L’ITALIE
RETROUVÉE
DANS LES ORIGINES DE LA LANGUE LATINE.
PRÉFACE
Tandis que je méditais les origines de la langue latine, j’en observai de si savantes dans un grand nombre d’expressions, qu’elles ne semblaient pas être le résultat de l’usage vulgaire, mais le signe de quelque doctrine intime et mystérieuse. Et certes, il est naturel, qu’une langue soit riche en locutions philosophiques, si la philosophie est en honneur chez la nation qui la parle. Je pourrais rappeler moi-même, que de notre temps, lorsque la philosophie d’Aristote et la médecine de Galien étaient à la mode, les hommes les moins lettrés n’avaient à la bouche qu’horreur du vide, antipathies et sympathies naturelles, les quatre humeurs et leurs qualités, et cent expressions de cette espèce ; puis, lorsque prévalut la physique moderne et que la médecine fut traitée comme un art empirique, on n’entendait parler que de circulation du sang, de coagulation, de drogues utiles et nuisibles, de pression atmosphérique, etc. Avant l’empereur Adrien, les mots d’ens, être, essentia, essence, substantia, substance, accidens, accident, étaient inusités chez les Latins, parce qu’on ne connaissait pas la métaphysique d’Aristote. Depuis cette époque, elle attira l’attention des savants, et ces termes devinrent vulgaires. Ainsi, ayant remarqué que la langue latine abondait en locutions philosophiques, et, que d’un autre côté, l’histoire nous atteste que les anciens Romains, jusqu’au temps de Pyrrhus, ne songèrent qu’à l’agriculture et à la guerre, j’en induisais qu’ils avaient reçu ces termes de quelque autre nation éclairée, et qu’ils s’en servaient à l’aveugle. De ces nations éclairées dont ils auraient pu les recevoir, je n’en trouvais que deux, les Ioniens et les Étrusques. Quant à la science ionienne, il est inutile d’en parler longuement ; l’on sait de quel éclat brilla l’école Italique. La science des Étrusques est attestée par leur profonde connaissance des cérémonies religieuses. Car la culture de la théologie civile annonce toujours la culture de la théologie naturelle ; les rites sont toujours plus augustes là où l’on a conçu les idées les plus justes de la divinité ; ainsi c’est dans le christianisme que les cérémonies sont le plus saintes, parce que c’est là qu’on trouve la doctrine la plus pure sur la nature de Dieu. L’architecture des Étrusques, la plus simple que l’on connaisse, fournit une preuve très forte qu’ils devancèrent les Grecs dans la géométrie. Qu’une bonne et grande partie de la langue ionienne ait été importée chez les Latins, c’est ce dont témoignent les étymologies ; il est constant que les Romains reçurent de l’Étrurie les cérémonies du culte des dieux, et en même temps les formules sacrées et les paroles pontificales. Je crois donc pouvoir conclure avec assurance que c’est chez ces deux nations qu’il faut chercher l’origine des expressions philosophiques des Latins ; et j’ai résolu de retrouver, dans les origines de la langue latine, la sagesse antique de l’Italie : travail que personne, autant que je sache, n’a encore entrepris, mais qui mérite peut-être d’avoir provoqué le regret de Bacon. Platon, dans le Cratyle, essaya de retrouver, par la même voie, la sagesse antique des Grecs. Ainsi ce qu’ont fait Varron dans ses Origines ; Jules Scaliger, dans son Traité des causes de la langue latine ; François Sanctius, dans la Minerve, et Gaspard Scioppius, dans les notes qu’il y a jointes ; tout cela est très différent de notre entreprise. Ces savants se sont proposé de tirer de la philosophie dans laquelle ils étaient très versés, une explication des causes de la langue et de tout l’ensemble de son système : mais nous, sans nous assujettir aux opinions d’aucune école, nous rechercherons dans les origines mêmes des mots quelle a été la philosophie de l’Italie antique.
LIVRE PREMIER OU LIVRE MÉTAPHYSIQUE
Je veux traiter, dans ce livre, des locutions qui me donnent lieu de retrouver par conjecture les opinions des anciens sages de l’Italie sur la vérité première, sur Dieu et sur l’âme humaine. J’ai résolu de vous le dédier, seigneur Paolo Doria, ou plutôt de traiter ici, sous vos auspices, de la métaphysique, puisque, comme il convient à un philosophe si haut placé par son rang et par sa science, vous vous plaisez à ces hautes études, et que vous les cultivez avec autant de magnanimité que de sagesse. En effet, c’est une grande âme, celle qui, tout en admirant les pensées des autres philosophes, se confie encore plus en soi, et justifie cette confiance. D’autre part, c’est un signe de sagesse que d’avoir, seul de tous les modernes, appliqué la vérité première aux usages de la vie humaine, en la faisant descendre, d’une part à la mécanique, et de l’autre à la science politique. Vous formez un prince pur de tous les artifices dans lesquels Tacite et Machiavel avaient élevé le leur ; quoi de plus en harmonie avec la loi chrétienne, de plus désirable pour la prospérité de la chose publique ! Ce sont là vos titres à la reconnaissance de tout homme à qui arrivera la seule renommée de votre illustre nom. J’y joins ce dont je vous suis seul redevable : la faveur avec laquelle vous m’avez toujours accueilli, les encouragements que j’ai reçus de vous plus que de tout autre, pour les études dont il s’agit ici. L’année dernière, j’avais tenu chez vous, après souper, quelques discours où, m’appuyant sur les origines mêmes de la langue latine, je faisais voir la nature dans un mouvement qui entraînait chaque chose, per vim cunei, suivant le rayon vers le centre du mouvement, et, par une force contraire, la repoussant du centre à la circonférence ; je montrais que toutes choses naissent et meurent par une sorte de systole et de diastole. Alors, vous et d’autres savants de cette ville : Augustinus, Arianus, Hyacinthe de Christoforo et Nicolas Galitia, vous me donnâtes le conseil d’entreprendre cette démonstration par son principe, de sorte qu’elle apparût dans un ordre légitime et systématique. C’est pourquoi, entrant dans la voie des origines latines, j’ai élaboré cette métaphysique que je vous dédie à ce titre. Plus tard, je consacrerai à ces trois illustres personnages le fruit d’autres travaux, en témoignage de l’estime singulière que je leur porte.
CHAPITRE PREMIER
Du vrai et du fait.
Les mots verum et factum, le vrai et le fait, se mettent l’un pour l’autre chez les Latins, ou, comme dit l’école, se convertissent entre eux. Pour les Latins, intelligere, comprendre, est même chose que lire clairement et connaître avec évidence. Ils appelaient cogitare ce qui se dit en Italien pensare et andar raccogliendo ; ratio, raison, désignait chez eux une collection d’éléments numériques, et ce don propre à l’homme qui le distingue des brutes et constitue sa supériorité ; ils appelaient ordinairement l’homme un animal qui participe à la raison (rationis particeps), et qui par conséquent ne la possède pas absolument. De même que les mots sont les signes des idées, les idées sont les signes et les représentations des choses. Ainsi comme lire, legere, c’est rassembler les éléments de l’écriture, dont se forment les mots, l’intelligence (intelligere) consiste à assembler tous les éléments d’une chose, d’où ressort l’idée parfaite. On peut donc conjecturer que les anciens Italiens admettaient la doctrine suivante sur le vrai : Le vrai est le fait même, et par conséquent Dieu est la vérité première, parce qu’il est le premier faiseur (factor) ; la vérité infinie, parce qu’il a fait toutes choses ; la vérité absolue, puisqu’il représente tous les éléments des choses, tant externes qu’internes, car il les contient. Savoir, c’est assembler les éléments des choses, d’où il suit que la pensée (cogitatio) est propre à l’esprit humain, et l’intelligence à l’esprit divin ; car Dieu réunit tous les éléments des choses, tant externes qu’internes, puisqu’il les contient et que c’est lui qui les dispose ; tandis que l’esprit humain, limité comme il l’est, et en dehors de tout ce qui n’est pas lui-même, peut rapprocher les points extrêmes, mais ne peut jamais tout réunir, en sorte qu’il peut bien penser sur les choses mais non les comprendre ; voilà pourquoi il participe à la raison, mais ne la possède pas. Pour éclaircir ces idées par une comparaison, le vrai divin est une image solide des choses, comme une figure plastique ; le vrai humain est une image plane et sans profondeur, et telle qu’une peinture. Et de même que le vrai divin est parce que Dieu, dans l’acte même de sa connaissance, dispose et produit, de même le vrai humain est pour les choses où l’homme, dans la connaissance, dispose et crée pareillement. Ainsi la science est la connaissance de la manière dont la chose se fait, connaissance dans laquelle l’esprit fait lui-même l’objet, puisqu’il en recompose les éléments ; l’objet est un solide relativement à Dieu qui comprend toutes choses, une surface pour l’homme qui ne comprend que les dehors. Ces points établis, pour les faire accorder plus aisément avec notre religion, il faut savoir que les anciens philosophes de l’Italie identifiaient le vrai et le fait, parce qu’ils croyaient le monde éternel ; par suite les philosophes païens honorèrent un Dieu qui agissait toujours du dehors, ce que rejette notre théologie. C’est pourquoi dans notre religion où nous professons que le monde a été créé de rien dans le temps, il est nécessaire d’établir une distinction, en identifiant le vrai créé avec le fait, et le vrai incréé avec l’engendré (genito). Ainsi l’Écriture sainte, avec une élégance vraiment divine, appelle verbe la sagesse de Dieu, qui contient en soi les idées de toutes choses et les éléments des idées elles-mêmes ; dans ce verbe le vrai est la compréhension même de tous les éléments de cet univers, laquelle pourrait former des mondes infinis ; c’est de ces éléments connus et contenus dans la toute-puissance divine que se forme le verbe réel, absolu, connu de toute éternité par le Père, et engendré par lui de toute éternité.
De ces idées des anciens sages de l’Italie touchant le vrai, et de la distinction qu’établit notre religion entre le fait et l’engendré, nous tirons d’abord cette conséquence, que si la parfaite vérité est en Dieu seul, nous devons tenir pour complètement vrai ce qui nous est révélé de Dieu, et ne pas chercher comment peut être vrai ce que nous ne pouvons comprendre en aucune manière. Ensuite nous pouvons remonter à l’origine des sciences humaines et enfin obtenir une règle pour reconnaître celles qui sont vraies. Dieu sait tout, parce qu’il contient en soi les éléments dont il fait toutes choses ; l’homme les divise pour les savoir ; aussi la science humaine est comme une anatomie des ouvrages de la nature. En effet, si nous voulons prendre des exemples, elle a partagé l’homme en corps et âme, et l’âme en intelligence et volonté ; elle a distingué du corps, ou, comme on dit, abstrait la figure et le mouvement, et de ces propriétés comme de toutes choses, elle a tiré l’être et l’un. La métaphysique considère l’être, l’arithmétique l’un et sa multiplication, la géométrie la figure et ses dimensions, la mécanique le mouvement du dehors, la physique le mouvement qui part du centre, la médecine étudie le corps, la logique, la raison, la morale, la volonté. Il est arrivé de cette anatomie des sciences comme de celle qui s’exerce journellement sur le corps humain : les anatomistes difficiles à contenter conservent bien des doutes sur la situation, la structure et les fonctions des parties, et craignent que la mort solidifiant les liquides, interrompant le mouvement, que le scalpel altérant ce qu’il divise, le véritable état des organes ne soit plus observable non plus que leurs fonctions. Cet être, cette unité, cette figure, ce mouvement, ce corps, cette intelligence, cette volonté, sont autres en Dieu où ils ne font qu’un, autres dans l’homme où ils sont divisés. Ils vivent en Dieu, et dans l’homme ils sont morts. Car si Dieu est éminemment toutes choses, comme parlent les théologiens chrétiens, et si la génération et la corruption perpétuelle des êtres ne le changent en rien, puisqu’elles ne l’augmentent ni ne le diminuent, les êtres finis et créés sont des modifications et des dispositions de l’être infini et éternel, en sorte que Dieu seul est vraiment l’être, et que tout le reste est de l’être à proprement parler.
Aussi Platon, lorsqu’il parle de l’être d’une manière absolue, veut faire entendre la Divinité. Mais qu’est-il besoin du témoignage de Platon, quand Dieu s’est défini lui-même : Je suis celui qui suis, celui qui est, tout le reste n’étant rien auprès de lui. Nos ascètes, nos métaphysiciens chrétiens proclament de même que les plus grands d’entre nous, quelle que soit la cause de leur grandeur, ne sont rien devant Dieu. Et comme Dieu est la seule véritable unité, parce qu’il est infini et que l’infini ne peut se multiplier, l’unité créée s’anéantit devant lui ; et le corps comme tout le reste, parce que l’immense ne souffre point de mesure ; le mouvement, qui est déterminé par le lieu, périt avec le corps ; car c’est le corps qui remplit le lieu ; notre raison humaine périt ; car, puisque Dieu a en lui-même les objets de sa pensée, et qu’il a tout présent, ce qui est en nous raisonnement est œuvre en Dieu ; enfin notre volonté fléchit ; mais comme Dieu ne se propose d’autre fin que lui-même, et comme il est parfaitement bon, sa volonté est irrésistible.
Nous trouvons la trace de ces opinions dans des locutions latines ; car le mot même minuere exprime à la fois diminution et division, pour dire que les choses divisées ne sont plus les mêmes qu’à l’état de composition, mais qu’elles sont amoindries, altérées, corrompues. Est-ce par cette raison que la méthode analytique, comme on l’appelle, qui procède par genres universaux et par syllogismes, et dont se servent les aristotéliciens, est convaincue d’impuissance ; que la méthode des nombres qu’enseigne l’algèbre est une méthode de divination ; que la méthode qui agit par le feu et la décomposition, celle de la chimie, est une méthode d’essai ? L’homme, marchant par ces voies à la découverte de la nature, s’aperçut enfin qu’il ne pouvait y atteindre, parce qu’il n’avait pas en lui les éléments dont les choses sont formées, et cela par suite des limites étroites de son esprit, pour qui toute chose est en dehors et au delà ; il sut alors utiliser ce défaut de son esprit, et par l’abstraction, comme on dit, il se créa deux éléments : un point qui pût se représenter, et une unité susceptible de multiplication. Deux fictions. Car le point, si on le figure, n’est plus un point, et l’unité qu’on multiplie n’est plus une unité. En outre, il partit de ces bases, comme il en avait le droit, pour aller jusqu’à l’infini, prolongeant les lignes dans l’immensité et poussant dans l’innombrable la multiplication de l’unité. De cette manière, il se construisit un monde de formes et de nombres qu’il pût embrasser tout entier. En prolongeant, divisant ou assemblant des lignes, en ajoutant, retranchant et combinant des nombres, il produit des choses infinies, parce qu’il connaît en lui-même des vérités infinies. Il faut de l’action, non pour les problèmes seuls, mais pour les théorèmes eux-mêmes, que l’on croit vulgairement appartenir à la contemplation pure. En effet, puisque l’esprit rassemble les éléments du vrai qu’il contemple, il est impossible qu’il ne fasse pas le vrai qu’il connaît. Or, comme le physicien ne peut définir les choses selon la vérité, c’est-à-dire assigner à chaque chose sa nature et la faire selon le vrai (ce qui est le privilège de Dieu), il définit les mots, et, à l’exemple de la divinité, il crée sans matière (comme Dieu crée de rien) le point, la ligne, la surface. Il désigne par le mot de point ce qui n’a pas de parties, par celui de ligne la marche et la trace du point, ou la longueur sans largeur et sans profondeur ; il appelle surface la rencontre de deux différentes lignes, qui font une largeur accompagnée de longueur sans profondeur. Ainsi, comme il lui est refusé de saisir les éléments dont les choses tirent leur réalité, il se crée des éléments nominaux, d’où sortent les idées par une déduction inattaquable.
Cela n’a pas échappé aux sages auteurs de la langue latine ; nous savons que les Romains disaient indifféremment quæstio nominis et definitionis, question de nom et de définition ; ils pensaient chercher la définition lorsqu’ils cherchaient ce que le mot réveillait dans l’esprit de tous. On voit par là qu’il en a été de la science humaine comme de la chimie. De même que celle-ci, en poursuivant un but frivole, a enfanté, sans le vouloir, un art très utile à l’humanité, de même la curiosité humaine, en s’attachant à la recherche d’un vrai qui lui est interdit, a produit deux sciences très utiles à la société : l’arithmétique et la géométrie, qui lui ont donné à leur tour la mécanique, la mère de tous les arts nécessaires à l’espèce humaine. La science humaine est donc née du défaut de l’esprit humain, qui, dans son extrême limitation, reste en dehors de toutes choses, ne contient rien de ce qu’il veut connaître, et par conséquent ne peut faire la vérité à laquelle il aspire. Les sciences les plus certaines sont celles qui expient le vice de leur origine, et s’assimilent comme création à la science divine, c’est-à-dire celles où le vrai et le fait sont mutuellement convertibles.
De tout ce qui précède on peut conclure que le criterium du vrai, et la règle pour le reconnaître, c’est de l’avoir fait ; par conséquent, l’idée claire et distincte que nous avons de notre esprit n’est pas un criterium du vrai, et elle n’est pas même un criterium de notre esprit ; car en se connaissant, l’âme ne se fait point, et puisqu’elle ne se fait point, elle ne sait pas la manière dont elle se connaît. Comme la science humaine a pour base l’abstraction, les sciences sont d’autant moins certaines qu’elles sont plus engagées dans la matière corporelle. Ainsi la mécanique est moins certaine que la géométrie et l’arithmétique, parce qu’elle considère le mouvement, mais réalisé dans des machines ; la physique est moins certaine que la mécanique, parce que la mécanique considère le mouvement externe des circonférences, et la physique le mouvement interne des centres. La morale est moins certaine encore que la physique, parce que celle-ci considère les mouvements internes des corps, qui ont leur origine dans la nature, laquelle est certaine et constante, tandis que la morale scrute les mouvements des âmes, qui se passent à de grandes profondeurs, et qui proviennent le plus souvent du caprice, lequel est infini. En outre, en physique, les théories sont reçues pour vérités, du moment qu’on peut faire quelque chose qui s’y rapporte. C’est pour cela que les théories sur la nature passent pour les plus importantes, et sont accueillies de tout le monde avec la plus grande faveur, si on y ajoute des expériences qui offrent une imitation de la nature.
Pour tout dire en un mot, le vrai est convertible avec le bon, si ce qui est connu comme vrai tient son être de l’esprit par lequel il est connu, et que la science humaine imite ainsi la science divine, par laquelle Dieu, en connaissant le vrai, l’engendre à l’intérieur dans l’éternité, et le fait à l’extérieur dans le temps. Quant au criterium du vrai, c’est pour Dieu de communiquer la bonté aux objets de sa pensée (vidit Deus, quod essent bona), de même c’est pour les hommes d’avoir fait le vrai qu’ils connaissent. Mais pour fortifier ces principes, il faut les assurer contre les attaques des dogmatiques et des sceptiques.
Les dogmatiques de notre temps révoquent en doute, avant d’entrer dans la métaphysique, toutes les vérités, non seulement celles qui sont relatives à la vie pratique, comme les vérités de la morale et de la mécanique, mais aussi les vérités physiques et même mathématiques. Ils enseignent que la seule métaphysique est celle qui nous donne une vérité indubitable, et que c’est de là que dérivent, comme de leur source, les vérités secondes par lesquelles se forment les autres sciences. Nulle de ces vérités qui appartiennent aux autres sciences ne peut se démontrer soi-même, et dans ces vérités secondes, autre chose est l’âme, autre chose le corps ; elles ne savent rien avec certitude des sujets dont elles traitent. Ils estiment donc que la métaphysique donne aux autres sciences le fonds qui leur est propre. Aussi le grand méditateur [1] de cette philosophie veut que celui qui prétend être initié à ses mystères, se purifie avant d’approcher, non seulement des croyances apprises, ou, comme on dit, des préjugés que, depuis l’enfance, il a conçus par les sens, mais encore de toutes les vérités que les autres sciences lui ont enseignées ; et puisqu’il n’est pas en notre pouvoir d’oublier, il faut que son esprit soit, sinon comme une table rase, au moins comme un livre fermé qu’il ouvrira à un jour plus sûr. Ainsi la limite qui sépare les dogmatiques des sceptiques, ce sera la vérité première que doit nous découvrir la métaphysique de Descartes. Et voici comment ce grand philosophe nous l’enseigne. L’homme peut révoquer en doute s’il sent, s’il vit, s’il est étendu, et enfin s’il est : pour le prouver, il a recours à l’hypothèse d’un génie trompeur qui pourrait nous décevoir, de même que dans les Académiques de Cicéron un stoïcien, pour prouver la même chose, a recours à une machine et suppose un songe envoyé par les dieux. Mais il est absolument impossible que personne n’ait conscience qu’il pense, et que de cette conscience il ne tire pas la certitude qu’il est. C’est pourquoi Descartes nous fait voir la vérité première dans ceci : Je pense, donc je suis. Remarquons que le Sosie de Plaute est ainsi amené par Mercure, qui avait pris sa forme, comme le génie trompeur de Descartes, ou le songe du stoïcien, à douter de sa propre existence, et ses méditations le conduisent également à acquiescer à cette vérité première : « Certes, quand je l’envisage et que je reconnais ma figure, c’est comme il m’est arrivé souvent de regarder dans un miroir, il est bien semblable à moi ; même chapeau, même habit, tout pareil à moi ; jambe, pied, taille, cheveux, yeux, nez, dents, lèvres, mâchoires, menton, barbe, cou, tout en un mot ; si le dos est couvert de cicatrices, c’est la plus ressemblante des ressemblances ; mais pourtant quand je pense, je suis bien certainement comme j’ai toujours été. »
Mais le sceptique ne doute pas qu’il pense, il avoue même si bien la certitude de ce qui lui apparaît qu’il la défend par des chicanes ou des plaisanteries ; il ne doute pas qu’il soit, et c’est dans l’intérêt de son bien-être qu’il suspend son assentiment, de crainte d’ajouter aux maux de la réalité les maux de l’opinion. Mais s’il est certain de penser, il soutient que ce n’est que conscience et non pas science, rien autre chose qu’une connaissance vulgaire qui appartient au plus ignorant, à un Sosie, et non pas ce vrai rare et exquis dont la découverte exige tant de méditations d’un si grand philosophe. Savoir, c’est connaître la manière, la forme selon laquelle une chose se fait ; or la conscience a pour objet ce dont nous ne pouvons démontrer la forme, si bien que dans la pratique de la vie, quand il s’agit de choses dont nous ne pouvons donner aucun signe, aucune preuve, nous donnons le témoignage de la conscience. Mais quoique le sceptique ait conscience qu’il pense, il ignore cependant les causes de la pensée, ou de quelle manière la pensée se fait ; et il professerait aujourd’hui cette ignorance plus hautement encore, puisque dans notre religion on professe la séparation de l’âme humaine de toute corporéité. De là, ces ronces et ces épines où s’embarrassent et dont se blessent mutuellement les plus subtils métaphysiciens de notre temps, quand ils cherchent à découvrir comment l’esprit humain agit sur le corps et le corps sur l’esprit, attendu qu’il ne peut y avoir contact qu’entre des corps. Ces difficultés les forcent de recourir (toujours ex machina) à une loi occulte de Dieu par laquelle les nerfs excitent la pensée lorsqu’ils sont mis en mouvement par les objets externes, et la pensée tend les nerfs lorsqu’il lui plaît d’agir. Ils imaginent donc l’âme humaine comme une araignée, immobile au centre de sa toile ; dès que le moindre fil s’ébranle, l’araignée le ressent ; dès que l’araignée, sans que la toile remue, pressent la tempête qui approche, elle met en mouvement tous les fils de la toile. Cette loi occulte, ils l’imaginent parce qu’ils ignorent la manière dont la pensée se fait : d’où le sceptique se confirmera dans sa croyance qu’il n’y a point de science de la pensée. Le dogmatique répliquera que le sceptique acquiert par la conscience de sa pensée la science de l’être, puisque de la conscience de la pensée naît la certitude inébranlable de l’existence. Et nul ne peut être certain qu’il est, s’il ne fait son être d’une chose dont il ne puisse douter. C’est pourquoi le sceptique n’est pas certain qu’il est, parce qu’il ne tire pas cela d’une chose absolument indubitable. Le sceptique répondra en niant que la conscience de la pensée puisse donner la science de l’être. Car il soutient que savoir, c’est connaître les causes dont une chose naît ; mais moi qui pense, je suis esprit et corps, et si la pensée était la cause qui me fait être, la pensée serait la cause du corps ; or le corps c’est ce qui ne pense point. Que dis-je ! c’est parce que je suis composé de corps et d’esprit, c’est pour cela que je pense, en sorte que c’est le corps et l’esprit réunis qui sont cause de la pensée ; si je n’étais rien que corps, je ne penserais pas ; si je n’étais qu’esprit, j’aurais l’intelligence proprement dite ; car la pensée n’est pas la cause qui fait que je suis esprit, ce n’en est que le signe ; or un signe n’est pas une cause ; car un brave sceptique ne nierait point la certitude des signes, mais il nierait celle des causes.
Le seul moyen de renverser le scepticisme, c’est que nous prenions pour criterium de la vérité : On est sûr du vrai qu’on a fait soi-même. Les sceptiques vont répétant toujours que les choses leur semblent, mais qu’ils ignorent ce qu’elles sont réellement ; ils avouent les effets, et par conséquent ils accordent que ces effets ont leurs causes ; mais ils nient de savoir les causes, parce qu’ils ignorent le genre ou la forme selon laquelle les choses se font. Admettez ces propositions, et rétorquez-les ainsi contre eux. Cette compréhension des causes, qui contient tous les genres ou toutes les formes sous lesquelles sont donnés tous les effets dont le sceptique confesse voir les apparences, mais dont il nie savoir l’essence réelle, cette compréhension des causes, c’est le premier vrai qui les comprend toutes, et où elles sont contenues jusqu’aux dernières, et puisqu’il les comprend toutes, il est infini et n’en exclut aucune ; et puisqu’il les comprend toutes, il a la priorité sur le corps, qui n’est qu’un effet ; par conséquent ce vrai est quelque chose de spirituel ; autrement dit, c’est Dieu, le Dieu que nous confessons, nous autres chrétiens. C’est là le vrai sur lequel nous devons mesurer le vrai humain ; puisque le vrai humain, c’est ce dont nous avons nous-mêmes ordonné les éléments, ce que nous contenons en nous, ce que nous pouvons, par la vertu de certains postulats, prolonger et poursuivre à l’infini. En ordonnant ces vérités, nous les connaissons et les faisons en même temps ; voilà pourquoi nous possédons en ce cas le genre, ou la forme selon laquelle nous faisons.
CHAPITRE II
Des genres ou des idées.
Lorsque les Latins disent genus, ils entendent forme ; lorsqu’ils disent species, ils y attachent deux sens, celui d’individu, comme dit l’École, et celui d’apparence, apparenza. Quant aux genres, tous les philosophes pensent qu’ils sont infinis. Les anciens philosophes de l’Italie ont nécessairement dû croire que les genres sont des formes infinies, non pas en grandeur, mais en perfection, et que, comme infinis, ils ne résident qu’en Dieu ; mais que les espèces, ou choses particulières, sont des images de ces formes. Et si pour l’ancienne philosophie italique le vrai était la même chose que le fait, les genres ne devaient pas être pour elle les universaux de l’École, mais les formes mêmes. J’entends les formes métaphysiques, qui diffèrent autant des formes physiques que les formes plastiques diffèrent des formes séminales. La forme plastique, tandis qu’on forme quelque chose à son image, reste la même, et est toujours plus parfaite que ce qui est formé ; mais la forme séminale, en se développant chaque jour, change et se perfectionne ; en sorte que les formes physiques et séminales sont formées sur les formes métaphysiques et plastiques.
Qu’on doive considérer les genres comme infinis, non pas en étendue, mais en perfection, c’est ce qui ressort de la comparaison de ces deux sortes de genres. La géométrie, que l’on enseigne par une méthode synthétique, c’est-à-dire par des formes, est parfaitement certaine dans ses opérations et dans ses résultats : partant des propositions les plus simples pour s’avancer à l’infini sur la foi de ses axiomes, elle enseigne la manière de combiner les éléments dont se forme le vrai qu’elle démontre ; et si elle enseigne la manière de combiner les éléments, c’est que l’homme a en lui-même les éléments qu’elle enseigne. L’analyse, au contraire de la géométrie, quoiqu’elle donne un résultat certain, est cependant incertaine dans ses opérations, parce qu’elle part de l’infini, et descend de là aux choses les plus simples ; or, dans l’infini il n’est rien qu’on ne puisse trouver ; mais par quelle voie trouve-t-on, c’est ce qu’on ignore. Les arts qui enseignent le genre, ou la manière selon laquelle les choses se font, comme la peinture, la sculpture, la plastique, l’architecture, arrivent avec plus de certitude à leur fin que ceux qui n’enseignent pas ce genre et cette manière, comme sont tous les arts qui procèdent par conjecture, rhétorique, politique, médecine, etc. Les premiers enseignent leur méthode de création, parce qu’ils ont pour objet des prototypes que l’esprit humain contient en soi ; les seconds ne l’enseignent pas, parce que l’homme n’a pas en lui la forme des choses qu’il n’atteint que par conjecture. Et comme les formes sont indivisibles [2], il s’ensuit que plus les sciences ou les arts s’élèvent au-dessus des genres [3], plus ils confondent les formes, et que plus ils s’enflent et se font magnifiques, moins ils sont utiles. Voilà pourquoi la physique d’Aristote est aujourd’hui en mauvais renom comme trop générale, aujourd’hui que la physique tire de l’emploi du feu et des machines tant d’effets semblables aux ouvrages particuliers de la nature. De même, on ne considère pas comme jurisconsulte celui qui garde fidèlement dans sa mémoire le droit positif, ou l’ensemble et la généralité des règles, mais celui qui discerne dans les causes, avec un jugement pénétrant, les circonstances spéciales des faits, les cas d’exception où doit intervenir l’équité. Les meilleurs orateurs ne sont pas ceux qui divaguent à travers les lieux communs ; ce sont, au jugement de Cicéron, et pour me servir de ses termes, ceux qui hærent in propriis. Les vrais historiens, ce ne sont pas ceux qui racontent les faits en gros en se bornant aux causes générales, mais ceux qui poursuivent les faits dans leurs dernières circonstances, et dévoilent les causes particulières. Dans les arts d’imitation, comme la peinture, la sculpture, la plastique, la poésie, la perfection c’est d’ajouter au type que l’on a pris dans la nature vulgaire, non pas de vulgaires circonstances, mais de nouvelles et de surprenantes ; ou bien encore on emprunte le sujet à un autre artiste, pour l’embellir de traits nouveaux et plus poétiques, et de cette manière on le fait sien. Or, on peut imaginer ces archétypes comme meilleurs les uns que les autres ; les platoniciens ont pu construire leur échelle d’idées, et remonter de degrés en degrés, par des idées de plus en plus parfaites, jusqu’au Dieu très bon, qui contient en soi les très bonnes. Enfin la sagesse elle-même n’est autre chose qu’un art du beau et convenable (solertia decori), un art par lequel le sage parle et agit de telle manière, dans toute occurrence, que rien autre, pris d’ailleurs, n’y conviendrait aussi bien. Le sage discipline en quelque sorte sa propre pensée par un long et fréquent usage de l’honnête et de l’utile, de manière à recevoir telles qu’elles sont en elles-mêmes, les images des choses qui se présentent à lui pour la première fois ; ainsi il est également prêt, selon l’occasion, à parler et agir en toutes choses avec dignité, son âme est toujours préparée contre toute terreur inattendue. Or ces choses nouvelles, surprenantes, inattendues, les genres et les universaux ne les font pas prévoir. À cela revient assez bien le langage des écoles qui appellent les genres matière métaphysique, si on entend par là que l’esprit devient par les genres comme un sujet sans forme qui en recevra d’autant plus aisément les formes spécifiques ; en effet, celui qui possède les genres, ou idées simples des choses, perçoit plus aisément les faits que celui qui s’est meublé l’esprit de formes particulières et qui s’en sert pour en juger d’autres également particulières ; une chose à forme déterminée ne peut guère s’appliquer à une autre pareillement déterminée. Aussi c’est une méthode dangereuse que de prendre des exemples pour règle de ses jugements ou de ses délibérations ; il n’arrive jamais ou presque jamais que les circonstances coïncident en tout point. Voici donc en quoi consiste la différence entre la matière physique et la matière métaphysique. Quelque forme que revête la matière physique, elle revêt toujours la meilleure possible, puisque, par le chemin qu’elle suit, c’était la seule qu’elle pût rencontrer. Mais pour la matière métaphysique, puisque les formes particulières sont toutes imparfaites, c’est comme genre et idée qu’elle contient la meilleure.
Nous avons vu les avantages des formes ; passons maintenant aux inconvénients des universaux.
Parler en termes très généraux, c’est le propre des enfants ou des barbares. Dans la jurisprudence c’est en suivant le droit positif même, c’est-à-dire l’autorité des règles, que l’on commet le plus d’erreurs. Dans la médecine, ceux qui vont droit en avant, en procédant par thèses, ont plus de souci de leur système que de leurs malades. Dans la pratique de la vie, en combien de fautes ne tombent pas ceux qui se font un système arrêté ? Notre langue a emprunté l’expression grecque pour désigner ces hommes : thematici. Toutes les erreurs en philosophie viennent de l’homonymie, ou, selon le terme vulgaire, de l’équivoque ; des équivoques, ce sont des noms communs à plusieurs choses ; mais sans le genre il n’y aurait pas d’équivoques : car les hommes ont une aversion naturelle pour l’homonymie. Dites à un enfant d’appeler Titius sans vous expliquer davantage, quoiqu’il y ait deux personnages de ce nom ; l’enfant par l’instinct de la nature qui cherche le particulier, demandera aussitôt : Lequel des deux Titius voulez-vous que j’appelle ? Aussi je ne sais en vérité si les genres n’ont pas été cause d’autant d’erreurs pour les philosophes que les sens l’ont été pour le vulgaire d’opinions fausses et de préjugés. Les genres, comme nous l’avons dit, confondent les formes, ou, comme on dit, rendent les idées confuses autant que les préjugés les obscurcissent. Toutes les disputes des écoles en philosophie, en médecine, en jurisprudence, toutes les contestations et les querelles dans la vie pratique, tout cela est sorti des genres, parce que des genres dérivent les équivoques qui sont, comme on dit, ab errore. En physique, ce sont les noms génériques de matière et de forme ; en jurisprudence, le mot juste, avec sa largeur et son extension indéfinie ; en médecine, les termes le sain et le corrompu, dont le sens a trop d’extension ; dans la vie pratique, le mot utile, qui n’est pas défini. C’était aussi le sentiment des anciens philosophes de l’Italie ; on en retrouve la trace dans la langue latine : certum a deux sens, ce qui est prouvé et indubitable, et celui de propre, qui s’oppose à commun, de manière à faire entendre que le particulier est certain, et le général douteux. Pour eux vérité et équité, verum et æquum, étaient synonymes. En effet l’équité se fait voir dans les circonstances spéciales du fait, comme la justice dans le genre même ; d’où l’on voit que ce qui est exclusivement général est faux, et que le vrai c’est la dernière, la plus spécifique détermination des choses.
Les genres comme dénominations sont infinis ; or l’homme n’est ni rien ni tout ; il ne peut donc penser au néant que par négation du réel, et à l’infini que par négation du fini. Mais, dira-t-on, tout triangle a la somme de ses angles égale à deux angles droits ; n’est-ce pas là une vérité infinie ? Sans doute, mais elle ne l’est pas pour moi ; si elle l’est, c’est en ce sens que j’ai dans l’esprit la forme d’un triangle auquel je reconnais cette propriété, et que cette forme me sert d’archétype pour toutes les autres. Que si l’on prétend que c’est là un genre infini, parce qu’à cet archétype de triangle se peuvent assimiler un nombre indéfini de triangles, je le veux bien, je leur abandonnerai volontiers le mot pourvu qu’ils m’accordent la chose. Mais c’est mal s’exprimer que de dire qu’une toise est infinie, parce qu’on peut s’en servir pour mesurer toutes les étendues.
CHAPITRE III
Des causes.
Les Latins confondent caussa avec negotium, cause avec opération, et ce qui naît de la cause, ils l’appellent effet, effectus. Ces locutions semblent s’accorder avec ce que nous avons établi sur le fait et le vrai. Car si le vrai, c’est ce qui est fait, prouver par les causes, c’est faire, et ainsi caussa et negotium, cause et opération, sont identiques, le fait et le vrai c’est même chose, savoir un effet. Les causes dont on s’occupe le plus en physique sont la matière et la forme ; dans la morale c’est la cause finale, dans la métaphysique la cause efficiente. Il est donc vraisemblable que les anciens philosophes de l’Italie pensèrent que c’est prouver par les causes que d’introduire l’ordre dans la matière, dans les éléments indigestes d’une chose, et de les faire passer de la dispersion à l’unité ; ordre et union d’où résulte une forme certaine qui impose à la matière une nature spéciale et propre. Si cela est vrai, l’arithmétique et la géométrie, que l’on considère comme ne recourant jamais aux causes dans leurs démonstrations, prouvent véritablement par les causes. Et pourquoi ces sciences démontrent-elles par les causes ? C’est qu’ici l’esprit humain contient les éléments des vérités, qu’il peut ordonner et harmoniser, et de l’arrangement desquels sort le vrai qu’il démontre ; en sorte que la démonstration est une opération créatrice, et que le vrai est identique avec le fait. Et si nous ne pouvons prouver la physique par les causes, c’est que les éléments des choses de la nature sont hors de nous. Car, tout finis qu’ils sont, il n’en faut pas moins un pouvoir infini pour les disposer, les ordonner et en faire sortir leur effet. Si nous considérons la cause première, il ne faut pas moins de puissance pour produire une fourmi que pour créer tout cet univers, parce que pour la création de la fourmi comme pour la formation du monde il faut également du mouvement : le mouvement tire le monde du néant et la fourmi de la matière.
Souvent dans leurs livres ascétiques les sages de notre religion, c’est-à-dire ceux qui se sont illustrés par leur connaissance de la Divinité comme par la sainteté de leur vie, ces sages remontent de la contemplation d’une fleur à la pensée de Dieu ; parce qu’ils reconnaissent dans la formation de cette créature la puissance infinie. C’est ainsi que nous avons dit dans notre Dissertation sur la méthode d’études suivie de notre temps : « Nous démontrons les propositions géométriques parce que nous les faisons ; si nous pouvions démontrer la physique, nous la ferions. » Il faut donc stigmatiser comme coupables d’une curiosité téméraire et impie ceux qui essaient de prouver a priori le Dieu très bon et très grand. Ce n’est rien moins que se faire le Dieu de Dieu, et nier le Dieu qu’on cherche. La clarté du vrai métaphysique est comme celle de la lumière, que nous ne connaissons que par l’obscurité. Regardez longtemps et attentivement une fenêtre grillée, qui laisse arriver la lumière dans la chambre ; puis tournez les yeux vers un corps absolument opaque, il ne vous semblera plus voir la lumière, mais un grillage lumineux. De même le vrai métaphysique est absolument clair, il n’a point de limite, et point de forme qui le détermine, parce qu’il est le principe infini de toutes les formes ; les choses physiques sont opaques, c’est-à-dire qu’elles ont une forme et des limites, et c’est en ces choses que nous voyons la lumière du vrai métaphysique.
CHAPITRE IV
Des essences ou des vertus.
Ce que l’École nomme essence (essentia), les Latins l’appellent force, vis, et puissance, potestas. Tous les philosophes considèrent les essences comme éternelles et immuables. Aristote les regarde comme indivises ; or, comme parle l’École, il les fait consister dans l’indivisible. D’un autre côté, Platon pense, après Pythagore, que la science a pour objet l’éternel et l’immuable. On peut en tirer cette conjecture que les anciens philosophes de l’Italie pensèrent que les essences sont indivises, et que ce sont les vertus éternelles et infinies de toutes choses ; le vulgaire des Latins les appelait dieux immortels, les sages en faisaient un dieu souverain et unique. La métaphysique était la vraie science parce qu’elle traitait des vertus éternelles. Maintenant on peut se demander si de même qu’il y a du mouvement et de l’effort (ou vertu de mouvement), il n’y a pas aussi de l’étendue et une vertu d’extension ; et si de même que le corps et le mouvement sont le sujet propre de la physique, de même l’effort et la vertu d’extension n’est pas la matière spéciale de la métaphysique. En cela, illustre Paolo, c’est vous qui êtes mon premier guide, vous qui pensez que ce qui est acte dans la physique, est vertu dans la métaphysique.
Chez les Latins punctum et momentum avaient le même sens ; or, momentum, c’est ce qui meut, et le point comme le momentum était pour les Latins quelque chose d’indivisible. Les anciens sages de l’Italie auraient-ils pensé qu’il y a une vertu indivisible d’extension et de mouvement ? Cette doctrine aurait-elle passé, comme beaucoup d’autres, d’Italie en Grèce, où Zénon l’a prise et modifiée ? Il ne semble pas que personne ait jamais eu d’idée plus juste de cette vertu indivisible d’extension et de mouvement que les stoïciens, qui y ont appliqué l’hypothèse du point métaphysique. D’abord il est incontestable que la géométrie et l’arithmétique sont bien plus vraies, ou du moins présentent une bien plus haute apparence de vérité, que toutes les sciences qu’on appelle subalternes ; et d’un autre côté, il est très vrai que la métaphysique est la source unique du vrai, qui descend de là aux autres sciences. Or, chacun sait que les géomètres font partir du point leurs méthodes synthétiques, que de là ils marchent à la contemplation de l’infini, à l’aide de fréquents postulats qui leur permettent de prolonger des lignes à l’infini. Si l’on demande par quelle voie ce vrai ou cette espèce de vrai passe de la métaphysique dans la géométrie, cette voie n’est autre que celle où ce point nous donne un étroit accès. Car la géométrie emprunte à la métaphysique la vertu d’extension, vertu qui étant celle de l’objet étendu, le précède, et est par conséquent inétendue. De même que l’arithmétique prend dans la métaphysique la vertu du nombre, c’est-à-dire l’unité, qui, étant la vertu du nombre, n’est pas le nombre ; ainsi que l’unité qui n’est pas le nombre, engendre le nombre, de même le point, qui est inétendu, engendre l’étendue. En effet, lorsque le géomètre définit le point ce qui n’a pas de parties, ce n’est qu’une définition de mot ; il n’y a point de chose qui n’ait point de parties et qu’on puisse cependant représenter soit mentalement, soit graphiquement ; la définition de l’unité, en arithmétique, n’est pareillement que la définition d’un mot, puisqu’on suppose une unité susceptible de multiplication, ce qui ne peut convenir à une unité réelle. Mais l’école de Zénon considère cette définition du point comme très réelle, en tant que le point a son type dans ce que l’esprit humain peut penser de la vertu indivisible d’extension et de mouvement. Aussi est-ce une erreur que cette opinion vulgaire selon laquelle la géométrie tire son sujet de la matière, et, comme dit l’École, l’en abstrait. Zénon pensait qu’aucune science ne traite de la matière avec plus d’exactitude et de justesse que la géométrie, mais de cette matière que lui fournit la métaphysique, c’est-à-dire de la vertu d’extension. Les démonstrations d’Aristote contre l’école de Zénon touchant les points métaphysiques, n’auraient pas tant d’autorité auprès des sectateurs du premier, si le point géométrique n’était pas pour les stoïciens un signe du point métaphysique, et le point métaphysique la vertu même du corps physique. On peut en dire autant pour Pythagore et ses disciples, de l’un desquels Platon nous a transmis les doctrines dans son Timée ; lorsqu’ils appliquaient la théorie des nombres aux choses de la nature, ils ne voulaient pas dire que la nature fût véritablement faite de nombres ; mais ils cherchaient à expliquer le monde extérieur par le monde qu’ils contenaient en eux. Il en est de même de Zénon et de sa secte, qui considérèrent les points comme les principes des choses.
On peut partager les philosophes de tous les temps en quatre classes : les premiers, géomètres illustres, qui déduisirent les principes physiques d’hypothèses mathématiques, Pythagore est de ce nombre ; les seconds, savants en géométrie et appliqués à l’étude de la métaphysique, qui considérèrent les principes de la nature sans recourir à aucune hypothèse et qui parlèrent des choses de la nature en métaphysiciens, parmi eux est Aristote ; les troisièmes, ignorants en géométrie et ennemis de la métaphysique, imaginèrent pour former la matière le corps simple étendu ; ceux-ci bronchent dès leurs premiers pas dans l’explication des principes, mais ils ont été plus heureux dans les idées de détail sur les phénomènes particuliers de la nature ; Épicure appartient à cette classe ; d’autres enfin ont pris pour principe des choses le corps doué de quantité et de qualité ; tels sont les anciens qui ont donné comme tels la terre, l’eau, l’air, le feu, soit un seul élément, soit deux, soit tous les quatre ensemble ; tels aussi parmi les modernes sont les chimistes. Mais ceux-ci ne disent sur les principes rien qui soit digne du sujet ; de leurs principes ils ne parviennent guère à tirer des explications satisfaisantes des phénomènes particuliers, si ce n’est dans un très petit nombre de cas, où l’empirisme les a mieux guidés que la réflexion.
Zénon, grand métaphysicien, fit usage des hypothèses des géomètres ; il expliqua par le point les principes des choses, comme Pythagore les expliquait par le nombre. Descartes, aussi grand géomètre que grand métaphysicien, s’est pourtant rapproché d’Épicure ; les fautes qu’il commet, dès les principes, sur le mouvement et la formation des éléments, sur le plein universel, comme Épicure sur le vide et la déclinaison des atomes, il les rachète par l’explication heureuse des phénomènes particuliers de la nature. Ceci résulte-t-il de ce qu’ils ne voient tous deux dans la nature que figure et lois mécaniques, et que les effets particuliers de la nature sont tous donnés sous la condition de la forme et du mouvement ? D’autre part, ils devaient naturellement méconnaître les principes et les vertus essentielles, parce qu’il n’y a pas de figure dans l’immatériel, et rien de mécanique dans l’indéfini. Nous en avons assez dit pour faire comprendre la pensée de Zénon et lui donner quelque gravité. Entrons maintenant dans le fond même du sujet. La moindre parcelle d’étendue peut se diviser à l’infini, c’est ce qu’Aristote prouve par une démonstration géométrique. Mais Zénon n’en est pas ébranlé, et s’en sert au contraire pour soutenir ses points métaphysiques. En effet, il faut que la vertu de cette chose physique nous soit donnée dans la métaphysique ; autrement, comment Dieu serait-il le comble de toutes les perfections ? L’étendue est dans la nature ; or, attribuer de l’étendue à Dieu, c’est blasphème, car nous mesurons l’étendue, et l’infini ne souffre pas de mesure. Mais que la vertu de l’étendue soit contenue en Dieu éminemment, comme parlent nos théologiens, c’est ce qu’on peut très bien affirmer. Ainsi de même que l’effort est la vertu qui produit le mouvement, et qu’en Dieu, auteur de toutes choses, l’effort est repos ; de même aussi, la matière première est la vertu d’extension, qui en Dieu, créateur de la matière, n’est rien que pur esprit. Il y a donc dans la métaphysique une substance qui est la vertu de divisibilité indéfinie de l’étendue. La division est une chose physique ; la divisibilité, une vertu métaphysique : car la division est l’état actuel des corps ; mais l’essence du corps, comme de toutes choses, consiste dans l’indivisible ; et c’est ce qu’Aristote doit avouer, puisqu’il l’enseigne lui-même. Il me semble donc que les coups qu’Aristote adresse à Zénon portent à faux, et que leurs doctrines s’accordent au fond. Le premier parle de l’acte, le second de la virtualité. Lorsqu’Aristote prouve la division des parties à l’infini par l’exemple de la diagonale qui se couperait aux mêmes points que la ligne latérale, quoique tous deux soient incommensurables, ce n’est pas le point qu’il divise, mais quelque chose d’étendu, puisqu’il le représente. Cette démonstration, comme celle des cercles concentriques que les rayons couperaient dans tous leurs points, celle des parallèles obliques à l’horizon qui couperaient une perpendiculaire sans jamais la diviser tout entière, toutes ces démonstrations, en un mot, sont fondées sur cette définition du point : ce qui n’a point de parties. Et toutes ces merveilles ne nous sont pas démontrées par une géométrie qui définisse le point, « une petite parcelle divisible à l’infini, » mais par une géométrie qui suppose l’indivisibilité du point, et part du point ainsi défini pour arriver à ces démonstrations surprenantes. C’est pourquoi Zénon ne trouve dans ces arguments qu’une confirmation de son opinion, bien loin qu’elle en soit ébranlée. Car de même que dans ce monde de formes que l’homme se fait à lui-même et dont l’homme est comme le dieu, ce nom, sujet d’une définition, cette chose imaginaire qui n’a point de parties, se trouve en égale quantité dans des étendues inégales, de même dans le monde véritable, dont Dieu est l’auteur, il y a une vertu indivisible d’extension qui, par cela même qu’elle est indivisible, existe également sous des étendues inégales. Ces vertus sont indéfinies, et, puisqu’elles sont indéfinies, il ne peut être question pour elles de quantité ; on n’y peut concevoir pluralité ou minorité ; elles ne souffrent pas le plus ni le moins.
Les démonstrations même qui établissent ces vérités, prouvent aussi que l’effort, ou la vertu motrice, chose métaphysique, est égale pour des mouvements inégaux. D’abord il est plus digne de la souveraine facilité d’exécution qui est dans le Tout-Puissant, qu’il ait créé une matière qui fût à la fois puissance d’extension et mouvement, que de créer purement par une double opération, la matière et le mouvement. La bonne métaphysique est favorable à cette opinion ; car comme l’effort n’est pas quelque chose, mais un mode de quelque chose, je veux dire d’une matière, il faut qu’il ait été créé d’une même création avec cette matière. Cette idée est aussi d’accord avec la physique : car dès qu’il y a nature, ou, comme dit l’École, être en fait, tout se meut ; auparavant tout reposait en Dieu ; la nature a donc commencé d’être par l’effort, ou la nature de l’effort consiste, comme dit l’École, dans le devenir. Car l’effort est intermédiaire entre le repos et le mouvement. Dans la nature sont les choses étendues ; avant toute nature, la chose qui n’admet aucune étendue, Dieu ; donc entre Dieu et les objets étendus est une chose intermédiaire, inétendue, mais capable d’extension : c’est le point métaphysique. C’est là que ces choses trouvent leur mesure commune, ou, comme on dit, la proportion qui les exprime : repos, effort, mouvement ; Dieu, matière, et corps étendu. Dieu, moteur de toutes choses, reste immobile en soi ; la matière fait effort ; les corps étendus sont mus ; et de même que le mouvement est un mode du corps, le repos un attribut de Dieu, ainsi l’effort est la propriété du point métaphysique, et de même que le point métaphysique est une vertu indéfinie d’extension, qui est égale pour des étendues inégales, ainsi l’effort est une vertu motrice indéfinie, qui, sans sortir de l’égalité, donne lieu à des mouvements inégaux.
Descartes pose comme base de ses belles idées sur la réflexion et la réfraction des mouvements, que le mouvement diffère de ce qui le détermine, en sorte qu’il peut y avoir plus de mouvement pour un même mode de détermination ou quantité. D’où il conclut qu’il y a plus de mouvement dans les déterminations obliques que dans les déterminations directes. Par là il explique pourquoi un corps en mouvement oblique obéit dans le même temps à deux causes : l’une, sa pesanteur, qui le pousse directement de haut en bas ; l’autre, sa direction, qui le fait tendre obliquement à l’horizon ; ainsi, s’il tombe sur un plan impénétrable, il donne dans un même moment la résultante de deux causes, et réfléchit son mouvement suivant un angle égal à l’angle d’incidence ; si au contraire il tombe sur un plan pénétrable, son mouvement se réfracte, et, selon la densité plus ou moins grande du milieu à travers lequel il passe, il s’écarte plus ou moins de la perpendiculaire qu’il décrirait s’il traversait un milieu d’une pénétrabilité uniforme. Descartes a donc aperçu cette vérité, que sous un même mode de détermination il peut y avoir plus ou moins de mouvement ; mais il en a dissimulé la raison, parce qu’il est de l’avis d’Aristote contre Zénon ; il dissimule, dis-je, que comme pour la diagonale et la latérale il y a une égale vertu d’extension, ainsi il y a une égale vertu motrice pour le mouvement perpendiculaire ou oblique à l’horizon.
La raison de tout ce que nous avons établi jusqu’ici, c’est, si je ne me trompe, qu’il y a des points et des efforts par où les choses commencent à poindre de leur néant, et que le plus petit et le plus grand sont à égale distance du rien. Par cette raison la géométrie tire sa vérité de la métaphysique, puis la réfléchit sur la métaphysique elle-même, c’est-à-dire qu’elle forme la science humaine sur le modèle de la science divine, et confirme ensuite la divine par l’humaine. Comme tout s’accorde avec ces vérités ! le temps se divise, l’éternité est toute dans l’indivisible. S’il n’y avait point de mouvement, on n’aurait rien pour mesurer le repos. Tous les troubles de l’âme croissent et décroissent, le calme ne connaît pas de degrés. Des objets étendus se corrompent ; les êtres immortels sont essentiellement indivisibles ; le corps souffre la division ; l’esprit n’admet pas le partage. Dans le point réside l’opportun ; tout autour est répandu l’accident et le hasard. Le vrai est un et précis ; le faux se présente partout ; car la science ne se divise pas, et l’opinion engendre les sectes. La vertu n’est ni en deçà ni au delà, le vice divague sans limite ; le juste est un, l’injuste innombrable ; le bien par excellence dans toute chose est toujours placé dans l’indivisible. Ainsi, le monde physique est composé de choses imparfaites et divisibles à l’infini ; le monde métaphysique est un monde d’idées, de choses parfaites, qui ont une efficace indéfinie.
Il y a donc dans la métaphysique un genre de choses à la fois inétendu et capable d’extension. C’est ce que ne voit pas Descartes, parce que, par une méthode analytique, il pose la matière comme créée, puis la divise. C’est ce que vit Zénon ; il part synthétiquement pour venir à parler du monde des formes que l’homme se crée avec les points, du monde des solides, qui est l’ouvrage de Dieu. C’est ce que ne vit pas Aristote, parce qu’il transporte d’emblée la métaphysique dans la physique ; aussi parle-t-il de la nature en langage métaphysique, par puissance et facultés. Descartes ne pouvait le voir davantage, lui qui porte d’emblée la physique dans la métaphysique, et parle de métaphysique en physicien, par actes et par formes. Il faut rejeter l’une et l’autre méthode ; car si définir, c’est déterminer les limites des choses, et que les limites soient les extrémités de ce qui a forme, si tous les objets qui ont forme sont tirés de la matière par mouvement, et par conséquent doivent être rapportés à une nature existant antérieurement ; et si c’est mal agir, lorsqu’il y a une nature qui déjà nous offre l’acte, de définir les choses par les virtualités, c’est un tort aussi de caractériser les choses par des actes avant que la nature existe et que les choses aient des formes. La métaphysique dépasse la physique, parce qu’elle traite des vertus et de l’infini ; la physique est une partie de la métaphysique, parce qu’elle considère les formes et le limité. Mais comment cet infini peut-il descendre dans ce fini ? lors même que Dieu nous l’enseignerait, nous ne pourrions le comprendre ; si c’est le vrai de l’intelligence divine, c’est qu’elle le fait et le sait en même temps. L’esprit humain a des limites et une forme ; par conséquent, il ne peut avoir l’intelligence de ce qui est sans limite et sans forme, il peut seulement le penser : c’est ce que nous dirions ainsi en italien : Può andarle raccogliendo, ma non già raccorle tutte. Mais cette pensée même, c’est un aveu de ce que les objets de la pensée n’ont pas de forme et sont sans limites. Ainsi donc connaître distinctement, c’est un défaut plutôt qu’une qualité : car c’est connaître les limites des choses. L’esprit divin voit les choses dans le soleil de sa vérité ; c’est-à-dire que tandis qu’il voit les choses, il connaît une infinité de choses avec celle qu’il voit ; l’esprit humain voit l’objet qu’il connaît distinctement, comme on voit la nuit à la lueur d’une lanterne, et en le voyant, il perd de vue tout ce qui l’environne. Ainsi je souffre sans reconnaître aucune forme de douleur ; je ne connais pas la limite du malaise de l’âme ; c’est une connaissance indéfinie, et par conséquent convenable à la nature de l’homme : l’idée de la douleur est pourtant vive et claire autant que rien au monde. Mais cette clarté du vrai métaphysique est semblable à la clarté de la lumière que nous ne voyons que par les corps opaques. Les vérités métaphysiques sont claires, parce qu’elles ne peuvent être renfermées dans aucune limite et distinguées par aucune forme ; les vérités physiques sont les corps opaques qui nous font distinguer la lumière. Cette lumière métaphysique, ou, selon le langage de l’École, ce passage de la virtualité à l’acte, est produite par un véritable effort, c’est-à-dire par une vertu motrice indéfinie, égale pour des mouvements inégaux ; ce qui est le caractère du point, ou vertu indéfinie d’extension, égale pour des étendues inégales.
Les étendus ne semblent avoir aucune puissance d’effort, soit que tout soit plein de corps du même genre qui se font mutuellement résistance avec une force égale, et que dans ce plein absolu aucune vertu motrice ne puisse se produire ; soit que tout soit plein de corps de natures différentes, dont les uns résistent et les autres cèdent, car c’est ici qu’a lieu le véritable mouvement. Essayer de percer un mur avec le bras, ce n’est pas proprement un effort, mais c’est un mouvement des nerfs qui, de relâchés, deviennent tendus ; de même le poisson se meut, lorsqu’il se serre contre la rive pour résister au courant. Cette tension est produite par les esprits animaux qui arrivent et se succèdent sans interruption ; c’est donc un vrai mouvement qui ne cesse qu’au moment où les esprits animaux cessant d’affluer, les nerfs défaillent et se relâchent. En général, si l’effort est la vertu motrice des étendus, cette vertu peut-elle, lorsqu’il y a obstacle, et lors même que l’obstacle est très grand, peut-elle se développer encore, ou ne peut-elle jamais, et en aucun cas, se développer ? Si elle se développe en quelque manière, c’est un véritable mouvement ; si elle ne peut se développer, qu’est-ce que cette force toujours impuissante ? Il ne peut y avoir de force qui ne se développe au moment même où elle est ; à tout acte de force répond une tension ou un mouvement égal. Aussi, si nous parcourons tous les phénomènes de la nature, nous trouverons qu’ils naissent du mouvement et non pas de l’effort. La lumière même, qui semble se propager en un instant, se produit cependant, selon les meilleurs physiciens, d’une manière successive et par un véritable mouvement. Et plût à Dieu que la lumière se fît en un instant, pour que nous pussions montrer le plus brillant des ouvrages de la nature naissant du point même. Car si la lumière se produit en un instant, il faudra qu’on nous accorde qu’il y a dans la nature des effets du point, puisqu’un instant ne diffère pas d’un point. Si donc la lumière est une émission de globules qui se fait en un instant, les globules ne peuvent se propager sur une seule ligne qui ait de l’étendue, car les étendues sont déterminées par leurs extrémités, et les extrémités séparées par les intermédiaires ; or les extrêmes et les intermédiaires se parcourent dans le temps et par un véritable mouvement. Ainsi, pour que la lumière se produisit par un pur effort et dans un seul instant, les globules devraient se propager en des points sans parties. Voilà donc une chose dans la nature qui n’aurait aucune étendue. Mais ces points où l’on dit que se répand la lumière et que naissent les ténèbres, sont très corporels, ils ne sont pas assez réduits pour le génie délié de la géométrie, ils ne sont pas assez dépouillés d’étendue pour la subtilité métaphysique.
Ainsi, dans la nature telle qu’elle est en sa réalité, où se trouvent des objets étendus de différents genres, impénétrables ou pénétrables, il n’y a pas d’efforts, mais de véritables mouvements. Les phénomènes de la nature réelle ne doivent donc pas s’expliquer par vertus et puissances. Aujourd’hui ces explications par sympathies et aversions naturelles, par desseins mystérieux de la nature ou qualités occultes, tout cela, dis-je, est expulsé des écoles de physique. Il reste encore de la métaphysique le mot effort. Pour donner la dernière perfection au langage des choses naturelles, il faut renvoyer ce mot, comme le reste, aux écoles des métaphysiciens.
Pour nous résumer : La nature est mouvement ; la vertu motrice indéfinie qui produit ce mouvement, c’est l’effort ; l’effort est produit par l’intelligence infinie, immobile en soi, Dieu. Les œuvres de la nature se font par le mouvement, elles commencent d’être par l’effort ; en sorte que la formation des choses est le produit du mouvement, le mouvement de l’effort, et l’effort de Dieu.
Tout mode d’une chose composée est nécessairement composé ; car si le mode est la chose même dans tel état, et si la chose étendue a des parties, le mode d’une chose étendue n’est que plusieurs choses disposées de telle ou telle manière.
La figure est un mode composé, car elle est formée de trois lignes au moins ; le lieu est un mode composé, car il a au moins trois dimensions ; la situation est un mode composé, car c’est le rapport de plusieurs lieux ; le temps est un mode composé, car ce sont deux lieux dont l’un est en repos et l’autre se meut. C’est ce qu’ont bien reconnu les créateurs de la langue latine, qui emploient indifféremment les particules qui expriment le temps et celles qui expriment le lieu : ibi pour tunc, inde pour postea, usquam, nusquam pour unquam et nunquam, etc. Il en est de même pour le mouvement, car il a pour éléments l’unde, le qua et le quo. En outre, comme tous les mouvements de l’air se font par rayonnement (circumpulsa), ils ne peuvent être simples et directs. Et bien que les corps, soit qu’ils tombent à travers l’atmosphère, soit qu’ils avancent sur la surface de la terre ou de la mer, paraissent décrire une ligne droite, elle n’est pas droite cependant ; car le droit, le même sont des choses métaphysiques. Je m’apparais comme étant toujours le même ; mais augmenté et diminué à chaque instant, recevant et perdant tour à tour, je suis autre à chaque moment. De même le mouvement qui paraît droit, est à chaque instant tortueux. Mais si l’on prend son point de vue dans la géométrie, on accordera facilement la métaphysique avec la physique ; car c’est le seul légitime intermédiaire pour passer de l’une à l’autre de ces deux sciences. De même que les lignes brisées se composent de droites, ce qui fait que les lignes circulaires sont composées d’une infinité de droites, parce qu’elles contiennent une infinité de points ; de même les mouvements composés des étendues sont composés des efforts simples des points. Il n’y a, dans la nature, rien d’irrégulier ou d’imparfait ; le droit est au-dessus de la nature pour servir de règle à l’irrégulier. Mais ce qui prouve l’effort des étendus pour accomplir un mouvement en ligne droite, c’est que si le corps se mouvait librement, c’est-à-dire dans un milieu sans résistance, il décrirait une ligne droite à l’infini. Mais c’est une hypothèse inadmissible, parce que, tout en l’admettant, on ne peut définir le mouvement que comme changement de la proximité relative des corps. Or, quelle proximité peut-il y avoir dans le vide ? On dira peut-être qu’il faut considérer la proximité du lieu d’où le corps est parti ; mais alors que devient cet infini dont on parle ? Est-ce qu’il y a dans l’infini des différences de proximité et de longueur ? Si, on l’admet, c’est faire comme ce scolastique qui admet des espaces imaginaires. Car c’est une idée pareille d’imaginer un espace vide depuis le plus haut point du ciel, et de se figurer qu’à partir de son point de départ le corps avance de plus en plus loin dans le vide infini. Ensuite, c’est une fiction que la nature même ne souffre point. En effet, les corps ne sont solides que parce qu’ils se meuvent dans le plein, et ils sont plus ou moins solides selon qu’ils résistent plus ou moins aux autres corps, et qu’ils en éprouvent plus ou moins de résistance. Si cette résistance n’avait pas lieu, ils ne pourraient se mouvoir ni en ligne droite, ni à l’infini ; mais de même que si on ôtait d’un lieu tout l’air qui y est contenu, les parois de ce lieu viendraient se choquer l’une contre l’autre, de même aussi un corps amené dans le vide s’y dissiperait. Les sages créateurs de la langue latine ont bien connu cette vérité, qu’il n’y a de droit qu’en métaphysique, et en physique que de l’irrégulier ; les Latins, dans la superstitieuse exactitude de leur langage, opposaient nihil à recte ; ce qui fait entendre qu’au rien s’oppose le droit, le parfait, l’accompli, l’infini ; et que le fini, l’irrégulier, l’imparfait n’est quasi rien.
Le repos est chose métaphysique, le mouvement chose physique. La physique ne permet pas d’imaginer un corps laissé à lui-même, ou, comme on dit, indifférent au mouvement et au repos. Car on ne peut imaginer quelque chose dans la nature et hors de la nature en même temps. Or la nature est un mouvement par lequel les choses se forment, vivent, et se dissolvent, et à tout moment une chose se compose avec nous et une autre s’en sépare. Être composé, c’est être en mouvement. Le mouvement est un changement de distance, ou de situation, et il n’est point de moment où les corps voisins les uns des autres ne changent de situation ; c’est un flux et un afflux continuel ; la vie des choses est semblable à un fleuve qui paraît toujours le même, et roule sans cesse des eaux nouvelles. Il n’est donc rien dans la nature qui soit un seul instant dans les mêmes rapports de distance et conserve la même situation. Cette idée que les choses gardent toujours la forme dont elles ont été douées une fois, c’est une idée digne de l’École qui compte, parmi les causes des choses naturelles, ces desseins conservateurs de la nature. Quelle peut être la forme propre d’aucune chose dans la nature, puisqu’il n’est pas de moment où toute chose ne perde ou ne gagne ? Ainsi la forme physique n’est qu’un changement perpétuel. Le repos absolu doit donc être entièrement banni de la physique.
Le mouvement n’est autre chose qu’un corps qui se meut ; et si nous voulons nous exprimer avec la sévérité du langage métaphysique, ce n’est pas tant un quid qu’un cujus ; c’est un mode du corps, qui ne peut se séparer, même en pensée, de la chose dont il est le mode. Ainsi, autant vaudrait parler de pénétration des corps que de communication du mouvement. Cette doctrine que le mouvement se communique de corps à corps, ne paraît pas moins répréhensible que cette autre sur les attractions et les mouvements, que l’horreur du vide a fait admettre dans les écoles. Dire que le projectile emporte avec lui toute l’impulsion de la main qui l’a lancé, cela me semble tout aussi absurde que de penser que l’air épuisé par la pompe attire l’eau après lui. Déjà une plus saine physique a établi par de mémorables expériences que ces prétendues attractions sont de véritables pressions de l’air, et on soutient comme irrécusable que tout mouvement naît d’une impulsion. Voilà les écueils où viennent se briser ceux qui pensent qu’il y a des corps en repos. Mais celui qui croit que tout se meut d’un mouvement perpétuel, et qu’il n’y a point de repos dans la nature, celui-là, lorsqu’un corps lui paraît en repos, ne croit pas sans doute qu’une main lui ait donné impulsion, mais il sait qu’il est en mouvement de quelque autre manière ; qu’il n’est pas en notre puissance de rien mouvoir, mais que Dieu est l’auteur de tout mouvement, qu’il produit tout effort ; or, c’est l’effort qui commence le mouvement ; le mouvement en nous, c’est la détermination. Autres machines, autres déterminations. La machine commune de tous les mouvements est l’air, dont l’impulsion est donnée par la main de Dieu qui agit dans le monde sensible et qui meut toutes choses ; le mouvement propre et différent de chaque chose lui est donné par une machine spéciale. Si tout mouvement a lieu dans l’espace et naît d’une impulsion, nous n’admettrons aucune différence entre le mouvement par lequel l’eau s’élève dans un syphon où elle est indubitablement poussée par l’air, et le mouvement par lequel un projectile est lancé à travers l’air libre. Bien plus, nous ne ferons pas de distinction entre les mouvements des projectiles et celui par lequel le feu flamboie, la plante croît et l’animal bondit dans les prés. Ce sont toujours des impulsions de l’air, et de même que le mouvement général de l’air devient par le secours de machines particulières le mouvement propre de la flamme, de la plante et de la bête, de même se détermine le mouvement propre des projectiles. Certainement la chaleur qu’une balle acquiert en se mouvant, ne lui est pas communiquée par une main, et pourtant il est certain de toute certitude que cette chaleur lui est propre. Or, qu’est-ce que la chaleur, sinon du mouvement ? La main est donc la machine propre du jet, par laquelle les nerfs sont déterminés à mouvoir le projectile ; et l’impulsion de l’air, cette machine universelle, devient la machine propre du projectile ; la chaleur lui est donc propre, et souvent le feu.
CHAPITRE V
Animus et Anima.
Ces deux expressions animus et anima (anima vivimus, animo sentimus) ont tant de justesse et d’élégance, que Lucrèce les revendique comme nées dans les jardins d’Épicure. Mais il faut remarquer que les Latins disent aussi anima pour air, la chose la plus mobile qui soit ; et nous avons dit plus haut que c’est la seule chose qui se meut du mouvement commun à tous les corps, et que l’intervention de machines particulières rend ensuite propre à chacun. On peut donc conjecturer que les anciens philosophes de l’Italie définissaient l’animus et l’anima par le mouvement de l’air. Et, en effet, le véhicule de la vie c’est bien l’air, qui, inspiré et transpiré, meut le cœur et les artères, et dans le cœur et les artères le sang ; ce mouvement du sang, c’est la vie même. Le véhicule de la sensation, c’est encore l’air, qui, s’insinuant dans les nerfs, en agite les fluides, en distend, gonfle et ébranle les fibres. Maintenant l’air qui meut le sang dans le cœur et les artères s’appelle dans l’École esprits vitaux ; et celui qui meut les nerfs, leur suc et leurs fibres, s’appelle esprits animaux. Or, le mouvement de l’esprit vital est bien plus rapide que celui de l’esprit animal ; car dès que vous le voulez, vous levez le doigt ; tandis qu’il faut beaucoup de temps, au moins le tiers d’une heure, comme quelques médecins l’ont prouvé, pour que le sang parvienne du cœur au doigt par la circulation du sang. De plus, les nerfs contractent les muscles du cœur et les dilatent tour à tour, systole et diastole qui entretiennent le mouvement perpétuel du sang ; en sorte que c’est aux nerfs que le sang est redevable de son mouvement. Ainsi, ce mouvement mâle et actif de l’air qui se fait par les nerfs, c’est l’animus ; ce mouvement efféminé du sang, et pour ainsi dire succube, c’est l’anima. Lorsque les Latins parlaient d’immortalité, ils l’attribuaient à l’animus et non à l’anima. Faut-il chercher l’origine de cette locution, en ce que ceux qui l’ont formée considéraient les mouvements de l’animus comme libres et volontaires, tandis qu’ils voyaient que les mouvements de l’anima ne peuvent se passer de cet instrument corruptible du corps, et que l’animus, ayant ses mouvements libres, aspire à l’infini et par conséquent à l’immortalité ? C’est une considération de si haute importance, que les métaphysiciens chrétiens trouvent aussi dans le libre arbitre le caractère qui distingue l’homme de la brute. Du moins, c’est dans cette tendance que les Pères de l’Église reconnaissent que l’homme est doué d’une âme immortelle, et que c’est par un Dieu immortel qu’il a été créé.
Avec ce que nous avons dit s’accorde cette locution des Latins, qui appelle brutes les animaux dépourvus de raison ; or, brutum était pour eux synonyme d’immobile, et cependant ils voyaient les brutes se mouvoir. Il faut donc nécessairement que les anciens philosophes d’Italie aient pensé que les brutes sont immobiles en tant qu’elles ne sont mises en mouvement que par des objets présents, comme se meut une machine ; tandis que les hommes ont un principe interne du mouvement, c’est-à-dire l’animus, qui se meut librement.
L’ancienne philosophie italique plaça dans le cœur le siège et la demeure de l’âme. Car on disait vulgairement chez les Latins que la prudence est placée dans le cœur, que c’est dans le cœur qu’habitent les résolutions et les soins, que c’est du cœur que sort la pointe pénétrante de l’invention (acumen), e pectore acetum, pour dire comme Plaute. Remarquons aussi ces locutions, cor hominis, excors pour stupide, vecors pour l’homme en démence, socors pour esprit lent et paresseux, et au contraire, cordatus pour sage ; c’est de là que P. Scipion Nasica reçut le nom de Corculum, parce que l’oracle le déclara le plus sage des Romains. Serait-ce que l’école italique aurait admis avec toute l’antiquité que les nerfs prennent naissance dans le cœur ? et de plus, qu’il nous semble que nous pensons dans la tête, parce que dans la tête sont les organes de deux sens, dont l’un, je veux dire l’ouïe, est le plus disciplinable de tous, et l’autre est le plus actif. Mais l’opinion qui fait naître les nerfs dans le cœur a été trouvée fausse par l’anatomie moderne ; on a vu qu’ils se ramifient à partir du cerveau pour se distribuer dans tout le corps. Aussi les cartésiens placent l’âme comme en sentinelle dans la glande pinéale ; c’est là, suivant eux, que tous les mouvements du corps lui sont transmis par les nerfs, et que par ces mouvements elle aperçoit les objets. Cependant on a vu des hommes, après une extraction du cerveau, vivre, se mouvoir et bien user de leur raison. Il n’est pas non plus vraisemblable que l’âme ait pour siège celle de toutes les parties du corps où il y a le plus de mucus et le moins de sang, et qui est par conséquent paresseuse et engourdie. La mécanique nous enseigne que dans une horloge les roues que le moteur touche de plus près, sont les plus délicates et les plus mobiles ; dans les plantes le siège de la vie est dans la semence, et c’est de là qu’elle se répand par le tronc dans les branches, et par la souche dans les racines. Serait-ce que les philosophes de l’Italie auraient observé que le cœur est dans la génération des animaux la première partie qui apparaisse et qu’on voit battre, et dans la mort la dernière qu’abandonnent la chaleur et le mouvement ? Est-ce parce que c’est dans le cœur qu’est la plus ardente flamme de la vie ? est-ce parce que dans l’évanouissement, défaillance du cœur que nous appelons en italien svenimento di cuore, ils voyaient se suspendre non seulement le mouvement des nerfs, mais encore celui du sang, et disaient du malade animo deficere et animo male habere ? et qu’ils plaçaient dans le cœur le principe de l’anima ou de la vie, et aussi celui de l’animus ou de la raison ? est-ce parce que le sage est celui qui pense le vrai et veut la justice, qu’ils placèrent dans les affections l’animus, et dans l’animus le mens, l’intelligence, mens animi ? Certainement les deux foyers de toutes les émotions violentes de l’âme, ou des affections, sont l’appétit concupiscible et l’appétit irascible, et le sang paraît être le véhicule du premier, et la bile celui du second ; l’un et l’autre de ces liquides ont leur siège principal dans les viscères. Ils pensaient donc que le mens dépend de l’animus, parce que chacun pense selon qu’il est bien ou mal animatus ; car les sentiments diffèrent sur des sujets identiques selon la diversité des dispositions. Aussi se dépouiller de ses passions, c’est une préparation plus sûre encore pour la méditation du vrai que de se dépouiller de ses préjugés ; car vous ne détruirez jamais les préjugés tant que la passion restera ; mais si la passion est éteinte, le masque que nous avions mis sur les objets tombe de lui-même, et les choses restent ce qu’elles sont.
§ III. — Formules sceptiques du droit romain.
Lorsque les Romains énonçaient leur sentence dans ces termes, il semble, il paraît (videri, parere) et prononçaient les serments sous la formule ex animi sui sententia, voulaient-ils faire entendre qu’ils ne pensaient pas que personne pût s’affranchir entièrement de toute espèce de passion, et n’employaient-ils pas ces formules scrupuleuses, dans leurs jugements et leurs serments, de peur que, si les choses étaient autrement, ils ne se trouvassent parjures ?
CHAPITRE VI
Du mens.
Mens est pour les Latins ce qu’est pour nous pensiere ; et ils disaient que le mens est donné aux hommes, dari, indi, immitti. Il faut donc que ceux qui ont imaginé ces locutions, aient cru que les idées sont créées et éveillées par Dieu dans l’animus des hommes ; c’est pour cela qu’ils disaient animi mens, et qu’ils rapportaient à Dieu notre libre arbitre et notre empire sur les mouvements de l’âme, d’où cet adage : Chacun a pour dieu son plaisir, libido est suus cuique deus. Ce dieu propre à chaque homme, semblerait être l’intelligence active des aristotéliciens, le sens éthéré des stoïciens, et le démon socratique. C’est ce qui a fourni le sujet de beaucoup de discussions très ingénieuses aux plus subtils métaphysiciens de ce siècle. Mais si Malebranche, cet esprit si pénétrant, tient cette doctrine pour bonne, je m’étonne qu’il s’accorde avec Descartes sur la vérité première : Je pense, donc je suis ; puisque d’après ce dogme, que Dieu crée les idées en moi, il devrait plutôt dire : Quelque chose pense en moi ; donc ce quelque chose est ; or, dans la pensée je ne reconnais aucune idée de corps ; donc ce qui pense en moi est le plus pur esprit, c’est-à-dire Dieu. Ou peut-être l’âme est faite de telle sorte qu’une fois parvenue en partant de l’indubitable à la connaissance de Dieu, très bon, très grand, elle reconnaît pour faux cela même qu’elle avait cru hors de doute. Par suite, et en général, toutes les idées sur les créatures seraient comme fausses relativement à l’idée de l’Être suprême ; parce qu’elles ont pour objets des choses qui, comparées à Dieu, ne semblent plus fondées sur le vrai, tandis que Dieu seul est l’objet d’une idée vraie, étant seul selon le vrai. En sorte que Malebranche, s’il eût voulu être conséquent dans sa doctrine, aurait dû enseigner que l’esprit humain (mens) reçoit de Dieu non seulement la connaissance du corps auquel cet esprit est lié, mais la connaissance de soi-même ; en sorte qu’il ne se pourrait connaître lui-même, s’il ne se connaissait en Dieu. En effet l’esprit se manifeste en pensant ; or, Dieu pense en moi ; donc je connais en Dieu mon propre esprit. Telle devrait être la doctrine de Malebranche pour être conséquente à elle-même. Pour nous, ce que nous admettons, c’est que Dieu est le premier auteur de tous les mouvements, soit des corps, soit des âmes.
Mais voici les syrtes et les écueils. Comment Dieu peut-il être le moteur de l’âme humaine ? Tant de choses mauvaises, tant de turpitudes, tant de faussetés, tant de vices ! Comment accorder en Dieu la science souverainement vraie et absolue, et dans l’homme le libre choix de ses actes ? Nous savons avec certitude que Dieu a la toute-puissance, l’omniscience, la bonté suprême ; pour lui, penser est le vrai, vouloir est le bien ; sa pensée est parfaitement simple et toujours présente ; sa volonté, stable et irrésistible. Bien plus, comme nous l’enseigne la sainte Écriture, nul de nous ne peut aller au Père, si le Père ne l’y traîne. Et comment sommes-nous traînés, si c’est volontairement ? Écoutons saint Augustin. « Nous voulons être entraînés, nous le voulons de grand cœur ; c’est par le plaisir qu’il entraîne. » Quoi de mieux en harmonie et avec la volonté divine, toujours conséquente à elle-même, et avec la liberté de l’homme ? C’est ce qui fait que dans nos erreurs mêmes nous ne perdons pas Dieu de vue, car ce qui nous attire dans le faux, c’est l’apparence du vrai, et dans le mal le semblant du bien. Nous ne voyons que du fini, nous nous sentons finis ; mais c’est à l’infini que nous pensons. Il nous semble voir que le mouvement est produit par les corps, et transmis par les corps jusqu’à nous ; mais ces productions mêmes et ces communications de mouvement nous montrent et nous prouvent que c’est Dieu, et Dieu esprit qui est l’auteur du mouvement. Nous voyons droit le tortu, un le multiple, identique le différent, immobile le mobile ; mais comme ni le droit, ni l’un, ni l’identique, ni l’immobile ne sont dans la nature, se tromper en tout cela, c’est par défaut d’attention, par illusion sur les créatures, contempler sans le savoir dans des copies imparfaites le Dieu très bon, très grand. — Ainsi, la métaphysique traite du vrai indubitable, parce qu’elle a pour objet ce dont on est toujours certain, même lorsqu’on doute, qu’on se trompe ou qu’on est trompé.
CHAPITRE VII
De la faculté.
Facultas, c’est faculitas, d’où est dérivé facilitas, facilité ; ce qui signifie la puissance, la capacité de faire sans peine et sans hésitation. C’est donc cette facilité, par laquelle la vertu passe à l’acte. L’anima est une vertu ; la vision un acte, le sens de la vue une faculté. Aussi la classification de l’École n’est pas sans élégance ; elle appelle le sens, l’imagination, la mémoire, l’intelligence, des facultés de l’âme (animæ). Mais cette élégance est gâtée quand l’École place dans les choses les couleurs, les saveurs, les sons, le tact. Car si les sens sont des facultés, dans l’acte de la vision nous faisons les couleurs, dans celui du goût les saveurs, dans ceux de l’ouïe et du tact les sons, la chaleur et le froid. C’était le sentiment des anciens philosophes de l’Italie ; la trace en est visible dans les mots olere et olfacere ; la chose sentie est dite olere, et le sujet sentant olfacere, parce que le sujet (animans) crée l’odeur par l’odorat. L’imagination est la plus certaine des facultés, parce qu’en l’exerçant nous créons les images des choses. De même le sens interne ; c’est en remarquant la blessure, au sortir du combat, que l’on sent la douleur. Pareillement le véritable intellect est une faculté par laquelle, en comprenant quelque chose, nous la faisons vraie. Aussi l’arithmétique, la géométrie et leur fille la mécanique résident dans une faculté de l’homme ; nous y démontrons le vrai parce que nous le faisons. Mais les choses physiques sont dans la faculté du Dieu tout-puissant, en qui seul la faculté est vraie, parce qu’elle est parfaitement libre, aisée et rapide ; de sorte que ce qui est faculté en l’homme, est simple acte en Dieu ; il suit de ce qui précède, que de même que l’homme en dirigeant sa pensée sur un objet engendre les modes des choses et leurs images, c’est-à-dire le vrai humain, de même Dieu engendre par sa pensée le vrai divin, et fait le vrai créé. Si nous disons improprement en italien que les statues et les peintures sont les pensées de leurs auteurs (pensieri degli autori), on peut dire proprement que tous les êtres sont des pensées de Dieu (pensieri di Dio.)
Les Latins désignaient par sensus non seulement les sens externes, comme par exemple la vue, et le sens interne qui se nommait animi sensus, comme la douleur, le plaisir, la tristesse, mais aussi les jugements, les délibérations et même les vœux. Ita sentio, c’est ainsi que je juge ; stat sententia, cela est résolu ; ex sententia evenit, selon mon désir ; et dans les formules : ex animi tui sententia. Serait-ce que les anciens philosophes de l’Italie auraient pensé avec les aristotéliciens que l’esprit humain ne perçoit rien que par les sens ? ou avec la secte d’Épicure qu’il n’est rien que sens ; ou avec les platoniciens et les stoïciens que la raison est un sens éthéré et très pur ? Et en effet, il n’y a aucune école païenne qui ait cru l’âme humaine pure de toute corporéité. Voilà pourquoi l’antiquité pensait que toute œuvre de l’esprit était sens ; c’est-à-dire que tout ce que l’esprit peut faire ou souffrir n’est qu’un tact des corps. Mais notre religion nous apprend que l’esprit est absolument incorporel, et nos métaphysiciens prouvent à l’appui que, quand les organes corporels des sens sont mus par des corps, c’est Dieu qui, à cette occasion, les met en mouvement.
Les Latins appellent la mémoire memoria lorsqu’elle garde les perceptions des sens, et reminiscentia quand elle les rend. Mais ils désignaient de même la faculté par laquelle nous formons des images, et qui s’appelle chez les Grecs phantasia, et chez nous imaginativa ; car ce que nous disons vulgairement imaginer, les Latins le disaient memorare. Est-ce parce que nous ne pouvons imaginer que ce que nous nous rappelons, et nous ne nous rappelons que ce que nous avons perçu par les sens ? Il n’y a pas de peintre qui ait jamais peint aucune espèce de plantes ou d’animaux qui ne se trouve dans la nature ; les hippogriffes et les centaures ne sont que des êtres véritables mêlés en un tout fabuleux. Les poètes n’imaginent pas non plus une vertu qui ne soit dans les choses humaines ; mais après l’avoir prise dans la réalité, ils l’exaltent jusqu’à l’incroyable pour en faire un type sur lequel ils forment leurs héros. Aussi les Grecs disent-ils dans leur mythologie que les Muses, les vertus de l’imagination, sont les filles de Mémoire.
L’ingenium est la faculté d’amener à l’unité ce qui est séparé et divers : les Latins y joignent les épithètes d’acutum et obtusum ; deux expressions tirées du sanctuaire de la géométrie : l’aigu pénètre plus promptement et rapproche la diversité, puisqu’il unit deux lignes en un point sous un angle plus petit qu’un droit ; mais l’obtus a plus de peine à entrer dans les choses, et laisse les choses diverses très éloignées sur la base, comme les deux lignes qu’il unit en un point hors de l’angle droit. L’esprit sera donc obtusum quand il unit avec lenteur, acutum quand il unit rapidement. Les Latins prennent l’un pour l’autre ingenium et natura. Est-ce parce que l’esprit humain est la nature de l’homme, ou parce que la fonction de l’ingenium c’est de saisir les relations des choses, de voir ce qui est convenable, décent, beau ou honteux, faculté qui est refusée aux brutes ? est-ce parce que de même que la nature engendre les choses physiques, de même l’ingenium humain engendre les choses mécaniques ? en sorte que Dieu est l’artisan de la nature, et l’homme le dieu de l’artificiel ? Là où est la science, là est aussi le scitum, que les Italiens rendent avec non moins d’élégance par ben’ intenso et aggiustato. Est-ce parce que la science consiste à faire que les choses se correspondent dans de belles proportions, ce qui n’est au pouvoir que des ingeniosi ? C’est pour cela que la géométrie et l’arithmétique qui en enseignent les moyens, sont les plus éprouvées de toutes les sciences, et que ceux qui y excellent sont appelés en italien ingegnieri, ingénieurs.
Ces réflexions nous donnent occasion de rechercher quelle est dans l’homme la faculté propre de savoir ; car l’homme perçoit, juge, raisonne, mais souvent il a des perceptions fausses, il porte des jugements aveugles ; il raisonne de travers. La philosophie grecque donna l’énumération suivante des facultés de savoir qui ont été données à l’homme, et des arts par lesquels chacune se gouverne : faculté de percevoir dirigée par la topique, de juger par la critique, de raisonner par la méthode. Pour la méthode, ils n’en ont pas donné les préceptes dans leurs ouvrages de dialectique, parce que les enfants l’apprenaient aisément en étudiant la géométrie. Hors de la sphère de la géométrie, l’antiquité pensait que l’ordre doit être confié à la prudence, qui ne se dirige par aucun art et qui est prudence par cela même. Les artisans seuls vous prescrivent de placer ceci dans un lieu, cela dans un autre, cela encore dans un troisième, manière d’agir moins propre à former un homme prudent qu’un ouvrier. Et si vous transportez la méthode géométrique dans la vie pratique : …… Nihilo plus agas, quam si des operam ut cum ratione insanias (C’est vouloir déraisonner avec la raison). Et comme si l’on ne voyait pas régner dans les choses humaines le caprice, le fortuit, l’occasion, le hasard, vouloir marcher droit à travers les anfractuosités de la vie, vouloir dans un discours politique suivre la méthode des géomètres, c’est vouloir n’y rien mettre d’acutum, ne rien dire que ce qui se trouve sous les pas de chacun, c’est traiter ses auditeurs comme des enfants à qui on ne donne point d’aliment qui ne soit mâché d’avance ; c’est faire le pédagogue et non pas l’orateur.
Certes, je m’étonne de voir ceux qui vantent si fort la méthode géométrique dans l’éloquence civile, ne proposer pour modèle que Démosthène. Bientôt, s’il plaît à Dieu, Cicéron ne sera que confusion, désordre, chaos ; Cicéron, en qui les doctes ont jusqu’à ce jour admiré tant d’ordre, tant de soin de l’arrangement et de l’harmonie, lui, dont les paroles se succèdent et s’enchaînent, si bien que ce qu’il dit en second lieu semble sortir de ce qu’il a dit d’abord plutôt que venir de l’orateur. Mais Démosthène procède-t-il autrement que par hyperbate comme le lui reproche Longin, le plus judicieux de tous les rhéteurs ? J’ajouterai que c’est dans ce désordre même que la force de son éloquence, toute en enthymèmes, se bande comme une catapulte. Son habitude est de mettre d’abord le sujet en avant pour avertir ses auditeurs de ce dont il s’agit ; bientôt il se jette à côté dans une chose qui semble n’avoir rien de commun avec la question pour distraire et fourvover ses auditeurs ; à la fin, il rétablit le rapport entre ce qu’il vient de dire et le sujet qu’il s’est proposé ; de sorte que les foudres de son éloquence tombent avec d’autant plus de puissance qu’on y est moins préparé. Il ne faut pas croire que toute l’antiquité se soit servie d’une méthode incomplète, parce qu’ils n’ont pas reconnu cette quatrième opération de l’esprit, pour compter comme on fait aujourd’hui. En réalité, ce n’est pas une quatrième opération, mais l’art qui s’applique à la troisième, l’art par lequel on ordonne les raisonnements. Aussi toute la dialectique, dans l’antiquité, se divisait en art d’inventer et art de juger. Les académiciens se renfermaient tout entiers dans l’invention et les stoïciens dans le jugement. Les uns et les autres avaient tort, car il n’y a pas d’invention sans jugement, ni de jugement sûr sans invention.
En effet, comment l’idée claire et distincte de notre esprit sera-t-elle le criterium du vrai, s’il ne voit tout ce qui est dans la chose, tous ses attributs ? Et comment peut-on être certain d’avoir tout vu, si l’on n’a pas discuté toutes les questions qui peuvent s’élever sur le sujet ? Il faut d’abord examiner si la chose est, pour ne pas discourir sur un néant ; ensuite, ce qu’elle est, pour ne pas disputer sur un nom ; puis, quelle est sa quantité, soit en étendue, soit en poids, soit en nombre ; sa qualité, et ici considérer la couleur, la saveur, la mollesse, la dureté et autres qualités tangibles ; en outre il faut se demander quand la chose naît, combien elle dure, et en quels éléments elle se résout par la corruption ; il faut y appliquer de même les autres catégories, et la comparer à toutes les choses avec lesquelles elle a quelque rapport, avec les causes dont elle naît, avec les effets qu’elle produit, avec les résultats de ses opérations, avec ce qui lui est semblable ou dissemblable ou contraire, avec ce qui est plus grand ou plus petit ou qui lui est égal. Aussi les catégories d’Aristote et les topiques sont entièrement inutiles. Si on y veut trouver du nouveau, on deviendra un lulliste ou un kirkérien, un homme qui connaît les lettres, mais qui ne sait point épeler pour lire dans le grand livre de la nature. Mais si on les considère comme des index, des tables de ce qu’il faut examiner sur un sujet pour en avoir une vue claire, rien de plus fécond pour l’invention ; et c’est une source d’où peuvent sortir la faconde oratoire et l’observation profonde. Réciproquement si l’on se fie pour voir les choses à l’idée claire et distincte, on sera facilement trompé, et l’on croira souvent connaître distinctement ce dont on n’aura qu’une notion confuse, parce qu’on n’aura pas connu tout ce qui est dans l’objet et qui le distingue des autres choses. Mais si l’on parcourt avec le flambeau de la critique tous les lieux de la topique, alors on sera sûr de connaître l’objet d’une manière claire et distincte ; parce qu’on l’aura soumis à toutes les questions que l’on peut élever sur l’objet proposé, et dans cet examen successif la topique même est critique. En effet les arts sont en quelque sorte les lois de la cité de l’intelligence (reipublicae litterariæ). Ce sont les observations des savants sur la nature, qui se sont converties en règles de méthode. Celui qui fait une chose selon l’art, celui-là est sûr d’avoir pour lui le sentiment de tous les doctes ; celui qui opère sans art se trompe, parce qu’il ne se fie qu’à sa nature personnelle.
Toi aussi, sage Paolo, tu es dans cette opinion, toi qui, en formant ton Prince, ne lui prescris pas de s’engager tout d’abord dans la critique, mais qui as voulu qu’il fût longtemps imbu de bons exemples, avant d’apprendre à les juger. Et pourquoi cela, sinon afin que son génie s’épanouisse d’abord, et qu’on le cultive ensuite par l’art de penser et juger ? Le divorce de l’invention et du jugement chez les Grecs n’est venu que du défaut de réflexion sur la faculté propre de savoir. Cette faculté est l’ingenium, par lequel l’homme a la capacité de contempler et de faire des objets semblables à ceux de sa contemplation. La première faculté qui se montre chez les enfants où la nature est plus entière et moins altérée par la persuasion ou le préjugé, c’est celle de faire le semblable ; ils appellent tous les hommes pères et toutes les femmes mères, et se plaisent à imiter :
Ædificare casas, plaustello adjungere mures,
Ludere par impar, equitare in arundine longa.
Or c’est la similitude des mœurs qui engendre chez les nations le sens commun. Et ceux qui ont écrit sur les inventeurs, nous apprennent que tous les arts et toutes les commodités dont le travail a enrichi le genre humain ont été trouvés ou par hasard, ou par quelque similitude qu’indiquaient les animaux, ou qu’imaginait l’industrie des hommes. — Tout ce que nous venons de dire, la philosophie italique le connaissait, la langue nous l’atteste ; ce qu’on appelle dans l’École moyen terme, ils l’appelaient argumen ou argumentum. Argumen vient de la même racine qu’argutum ou acuminatum. Or ceux-là sont arguti qui démêlent dans des choses très diverses quelque rapport commun par lequel elles s’unissent ; ils franchissent ce qui se trouve sous leurs pas, et vont chercher au loin des relations qui conviennent à leur sujet, ce qui est une preuve d’ingenium, et s’appelle acumen. Il faut donc de l’ingenium pour inventer, puisqu’en général trouver des choses nouvelles, c’est l’œuvre et l’opération du seul ingenium, du génie. — Ainsi on peut conjecturer que les anciens philosophes de l’Italie faisaient peu du cas du syllogisme et du sorite, et se servaient dans leurs recherches de l’induction par analogie. C’est ce que confirme l’histoire ; car la plus ancienne dialectique était l’induction et la comparaison des semblables, dont Socrate fut le dernier à faire usage ; Aristote adopta ensuite le syllogisme, et Zénon le sorite. Celui qui se sert du syllogisme ne réunit pas des choses diverses, il tire plutôt une espèce subordonnée à un genre du sein même de ce genre ; celui qui emploie le sorite, rapproche les causes des causes en liant chacune à celle qui lui est la plus prochaine ; se servir de l’une ou de l’autre de ces deux méthodes, ce n’est pas unir deux lignes en un angle plus petit qu’un droit, ce n’est que prolonger une seule ligne ; c’est plutôt de la subtilité que de l’acuité ; remarquons cependant que l’emploi du sorite est aussi supérieur en subtilité à celui du syllogisme, que les genres sont grossiers en comparaison des causes particulières.
Au sorite des stoïciens répond la méthode géométrique de Descartes ; méthode utile en géométrie, où l’on peut définir des noms et poser des postulats comme possibles ; mais dès qu’elle sort des trois dimensions et des nombres, elle ne peut guère servir à faire des découvertes, mais seulement à mettre en ordre ce qu’on a découvert. Votre exemple, docte Paolo, me confirmerait dans ce sentiment. Car pourquoi tant d’autres sont-ils si experts dans cette méthode, et ne peuvent-ils trouver les belles pensées auxquelles vous arrivez ? Vous, c’est dans un âge avancé que vous avez pénétré dans ce que les lettres ont de plus intime ; votre vie s’était passée dans des procès relatifs à la grande fortune que vous disputaient des princes et des hommes puissants de votre famille. Vous remplissez tout office libéral dans un siècle où la vie en est accablée, vous satisfaites à tout et le jour et souvent bien avant dans la nuit ; et vous avez bientôt fait autant de progrès dans ces études, qu’un autre en aurait fait qui s’y serait toujours tenu renfermé. Et que votre modestie ne rapporte pas à la méthode ce qui est le don de votre divin génie.
Concluons que ce n’est point la méthode géométrique qu’il faut introduire dans la physique, mais la démonstration elle-même. Les grands géomètres ont appliqué à la considération des principes physiques les principes mathématiques, comme parmi les anciens Pythagore et Platon, et parmi les modernes Galilée.
Ainsi on peut expliquer des phénomènes particuliers de la nature par des expériences particulières qui soient des opérations particulières de géométrie. C’est à quoi se sont appliqués dans notre Italie le grand Galilée et d’autres illustres physiciens, qui, avant qu’on introduisît la méthode géométrique dans la physique, expliquèrent de cette manière d’innombrables et très importants phénomènes de la nature. C’est là ce qui préoccupe uniquement les Anglais ; aussi défendent-ils d’enseigner publiquement la physique par la méthode géométrique ; et c’est ainsi qu’on peut faire avancer la physique. J’ai indiqué dans ma Dissertation sur les études de notre temps, comment on peut obvier par la culture du génie naturel aux inconvénients de la physique ; ce qui a peut-être fort étonné les gens préoccupés de la méthode. Car la méthode entrave le génie en se proposant pour but la facilité ; elle assure la vérité, mais elle tue la curiosité. La géométrie n’aiguise pas le génie lorsqu’on enseigne selon la méthode, mais lorsque la force du génie lui fait traverser des régions tout autres, toutes différentes, montueuses, inégales. Aussi j’exprimais les désir qu’on l’enseignât par la synthèse et non par l’analyse, afin qu’on démontrât en construisant, c’est-à-dire qu’au lieu de trouver le vrai, nous le fissions. Car trouver c’est du hasard, faire c’est de l’industrie ; aussi voulais-je qu’on enseignât cette science non par nombres et espèces, mais par figures, afin que si l’esprit recevait moins de culture de cet enseignement, du moins l’imagination s’affermît ; l’imagination est l’œil du génie naturel, comme le jugement est l’œil de l’intelligence. Et les cartésiens qui ne sont cartésiens, comme vous le dites très bien, Paolo, que selon la lettre et non selon l’esprit, pourraient remarquer qu’ils professent en réalité ce que nous venons d’avancer, bien qu’ils le nient de bouche ; car à l’exception de ce premier vrai qu’ils demandent à la conscience (je pense, donc je suis), ils empruntent uniquement les vérités qui leur servent de règle pour le reste à l’arithmétique et à la géométrie, c’est-à-dire au vrai que nous faisons ; ils répètent sans cesse : « Que le vrai soit comme ces propositions, trois et quatre font sept, la somme de deux côtés d’un triangle est toujours plus grande que la troisième ; » c’est-à dire qu’il faut voir la physique du point de vue géométrique ; or, cet axiome ne revient-il pas à celui-ci : « La physique sera vraie pour moi, quand je l’aurai faite ; de même que la géométrie est vraie pour les hommes, parce qu’ils la font ? »
CHAPITRE VIII
De l’ouvrier suprême.
Avec ce que nous avons dit du vrai et du fait, avec ces propositions, que le vrai est la collection de tous les éléments de l’objet, de tous en Dieu, et dans l’homme des éléments externes ; que le verbe de l’intelligence est propre en Dieu et impropre dans l’homme, et que la faculté se rapporte à ce que nous faisons bien et facilement, s’accordent ces quatre expressions latines, Numen, Fatum, Casus et Fortuna.
§ I. — Numen.
Ils appelaient Numen la volonté des dieux, ce qui donne à entendre que le Dieu très bon et très grand exprime sa volonté par le fait même, et l’exprime avec autant de célérité et d’aisance qu’il y en a dans un clin d’œil. Longin admire Moïse pour la manière digne et grande dont il parle de Dieu : Dixit et facta sunt. Les Latins exprimaient ces deux idées par un seul mot. En effet, la bonté divine n’a qu’à vouloir pour faire les choses qu’elle veut ; et telle est la facilité de cette création que ces choses semblent naître d’elles-mêmes. Plutarque nous raconte que les Grecs admiraient la poésie d’Homère et les peintures de Nicomaque, parce qu’elles semblaient nées d’elles-mêmes plutôt que formées par l’art ; je pense que c’est cette faculté créatrice qui a fait appeler divins les poètes et les peintres. Ainsi, cette divine facilité à faire est la nature ; et dans l’homme, c’est cette vertu rare et précieuse, aussi difficile que vantée, que nous appelons naturalezza ; ce que Cicéron tournerait par genus sua sponte fusum, et quodammodo naturale.
Dictum se prend chez les Latins pour certum ; certum signifie déterminé ; or, fatum est la même chose que dictum : et factum et verum ont aussi pour synonyme verbum. Les Latins eux-mêmes, pour exprimer un fait accompli rapidement, disaient dictum factum, aussitôt dit que fait. En outre, ils appelaient casus la manière dont tournent et finissent les choses et les mots. Aussi les sages Italiens qui imaginèrent les premiers ces expressions, désignèrent l’ordre éternel des causes par le mot de fatum, et le résultat de cet ordre éternel par casus ; ainsi les faits seraient des paroles de Dieu, et les événements les cas des mots avec lesquels Dieu parle ; fatum serait la même chose que le fait ; voilà pourquoi ils regardèrent le destin comme inexorable, parce que les faits ne peuvent pas ne pas être faits.
Les Latins disaient de la Fortune qu’elle était favorable ou contraire ; et cependant fortuna vient de l’ancien mot fortus, qui signifiait bon. Aussi, par la suite, pour distinguer l’une de l’autre, ils disaient fors fortuna. Or, la fortune est un Dieu qui opère par des causes déterminées, indépendamment de notre attente. L’ancienne philosophie italique aurait-elle donc pensé que tout ce que Dieu fait est bon, et que tout vrai, ou tout fait, est bon, et que nous, par notre injustice qui nous fait tourner les yeux sur nous-mêmes au lieu de les porter sur l’ensemble de l’univers, nous considérons comme un mal ce qui nous est contraire, mais bon dans son rapport au monde entier ? Le monde sera donc une république naturelle, où Dieu, comme un monarque, a en vue le bien commun, où chacun, comme particulier, pense à son bien propre, et où le mal privé sera le bien public ; et de même que dans une république fondée par les hommes le salut du peuple est la loi suprême, de même dans cet univers établi par Dieu, la reine de toutes choses sera la fortune, ou la volonté de Dieu, en ce sens que, toujours attentive au salut de l’ensemble, elle domine le bien privé, les natures particulières ; et de même que le salut des particuliers doit céder au salut public, ainsi le bien de chacun sera subordonné au bien de l’univers ; et de cette manière les choses qui semblent adverses dans la nature seront encore des biens.
CONCLUSION
Voilà, très sage Paolo Doria, une métaphysique convenable à la faiblesse humaine, qui n’accorde pas à l’homme toutes les vérités, et qui ne les lui refuse pas toutes, mais quelques-unes seulement ; une métaphysique en harmonie avec la piété chrétienne, qui distingue le vrai divin du vrai humain, et ne propose pas la science humaine pour règle à la divine, mais qui règle l’humain sur le divin ; une métaphysique qui seconde la physique expérimentale que l’on cultive maintenant avec tant de fruit pour l’humanité ; car cette métaphysique nous apprend à tenir pour vrai dans la nature ce que nous reproduisons par des expériences.
Verare et facere, c’est la même chose (chap. I, § i) ; d’où il suit que Dieu sait les choses physiques et l’homme les choses mathématiques (§ ii), et par conséquent il est également faux que les dogmatiques sachent tout, et que les sceptiques ne sachent rien (§ iii). Les genres sont les idées parfaites par lesquelles Dieu crée absolument, et les imparfaites, au moyen desquelles l’homme fait le vrai par hypothèse (ch. II). Prouver par les causes au moyen de ces genres, c’est créer (chap. III). Mais comme Dieu déploie une vertu infinie dans la chose la plus petite, et comme l’existence est un acte et une chose physique, l’essence des choses est une vertu et une chose métaphysique, le sujet propre de la métaphysique (chap. IV). Ainsi, il y a dans la métaphysique un genre de choses, qui est une vertu d’extension et de mouvement, et qui est égale pour des étendues et des mouvements inégaux ; et cette vertu, c’est le point métaphysique, c’est-à-dire une chose que nous considérons par l’hypothèse du point géométrique (§ I) ; du sanctuaire même de la géométrie se tire la démonstration que Dieu est un esprit pur et infini ; qu’inétendu il fait les étendus, produit les efforts (§ II), combine les mouvements (§ III), et, toujours en repos (§ IV), meut cependant toutes choses (§ V). Dans l’anima de l’homme règne l’animus (chap. V), dans l’animus le mens, dans le mens Dieu (chap. VI). Le mens, en faisant attention, est créateur (chap. VII) ; le mens humain fait le vrai par hypothèse, et le mens divin le vrai absolu (§ I, II, III). Le génie (ingenium) a été donné à l’homme pour savoir, autrement dit, pour faire (§ IV). Enfin vous avez un Dieu qui veut par son signe (chap. VIII) et par le fait même (§ I), qui fait par sa parole, c’est-à-dire par l’ordre éternel des causes, ce que notre ignorance appelle hasard (casus) (§ II), et qu’au point de vue de l’intérêt nous nommons fortune (§ III).
Prenez sous votre patronage, je vous prie, ces idées de l’Italie antique sur les choses divines ; cela vous appartient, vous, issu d’une si noble famille d’Italie, illustrée par tant d’actions mémorables, vous que vos lumières en métaphysique ont rendu célèbre par toute l’Italie.