Félicien Rops, l’homme et l’artiste/XVII

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XVII

Rops qui, à travers l’art le plus actif, trouvait le temps d’écrire chaque jour une dizaine de lettres qui parfois avaient la longueur d’un chapitre de livre, trouva, par surcroît, le temps de faire de la copie comme un véritable homme de lettres. De Copenhague, en 1874, il envoie à l’Indépendance Belge les premiers articles d’une narration qu’il continue pendant près de deux mois.

Avec un ami, Gustave Hagemans, député et savant homme, il était parti assister là-bas à un Congrès d’archéologie. Ensemble ils avaient suivi les séances, vu les Thorwaldsen, visité les fameuses cuisines préhistoriques (Koekkenmoedding), détritus ménagers formant des monticules parfois évidés à l’intérieur et laissant conjecturer la place d’une habitation ; et c’est pour lui l’occasion d’une verve amusée et toujours renseignée.

M. Hagemans était accompagné de deux de ses fils. L’un, Maurice, qui devait devenir un peintre brillant, faisait alors son stage d’art. La vie, entre un père qui lui aussi écrivait et un jeune homme qui s’essayait à manier de la couleur, fut plus occupée qu’aventureuse. Rops, d’une passion vive pour cette Dalécarlie dont il devait reparler toute sa vie et où jamais il ne retourna, remplissait des feuillets et peignait des paysages. Sa technique en ce temps inclinait à rappeler celle de Daubigny, influence toute passagère, au surplus, comme les autres, chez ce grand inconstant qui toujours avait l’air, dans ses passades d’art, de s’installer à l’auberge. À l’exemple du maître de l’Oise, il établissait d’abord ses dessous à l’ocre, à la terre de Sienne brûlée, à la terre verte et au noir, obtenant par là-dessus des impressions sourdes qui ne furent pas les meilleures de son œuvre de peintre.

Cependant l’immense limpidité des lacs dalécarliens lui inspira çà et là une peinture claire et distillée, et à Bergen il fit des études nerveuses de la vie du port. Après les heures de travail, on prenait de nombreuses photographies. Ce fut une de celles-ci qui, au retour, lui servit à graver sa Dalécarlienne : Rops, qui dessinait rarement tout à fait d’après nature, utilisa cette fois encore un document précis qui, avec la paire de gants de femme du pays que lui rapporta plus tard Maurice, finit par faire sortir du cuivre une aimable et pittoresque image. Ce fut, du reste, la seule qu’il grava : on ne vit point se réaliser tous les projets de bon travail qu’il s’était proposés là-bas.

L’époque n’en demeure pas moins intéressante pour nous. Elle nous fait voir le dédoublement d’un Rops articlier et la reprise de son goût pour la peinture. Aussitôt débarqué, il part pour Anseremme et il y peint, sur un ais de porte, ce paysage de Klampenborg, station balnéaire près de Copenhague, qui, avec sa vue de Monaco et son étude de femme, bien jaunies depuis sous les repoussés du brun, furent sa contribution à l’hospitalité cordiale du Repos des Artistes.


LE DESSOUS DE CARTES D’UNE PARTIE DE WHIST.



À quelques années de là, en 1881, un périodique bruxellois, l’Illustration belge, publia, à l’occasion du salon de Paris, cinq articles signés « Le Monsieur en habit noir ». Cet habit noir avait singulièrement de verve et d’esprit et s’en servait pour dire, à propos de l’art et des peintres, des vérités qui signalaient une réelle entente du métier.

Je crois me rappeler que l’incognito irrita la curiosité générale : il ne dura pas longtemps. On sentit s’effiler derrière le masque la moustache capitane de Félicien Rops. Lui seul avait cette joyeuse humeur et cette bonne grâce dans le trait qui égratigne et ne blesse pas à fond. Il n’aima jamais décourager les artistes chez lesquels il soupçonnait un effort sincère.

Le salonnier en habit noir d’abord se présentait :

« Malgré le « moi, haïssable », je m’accorde encore trois secondes et trois lignes pour me présenter : je ne suis pas le Monsieur en habit noir dont on trouve partout la bouche et le gilet en cœur, souple, bas d’échine, courbé comme une parenthèse devant les hommes en place, offrant aux dames des madrigaux excellents contre le retour d’âge, et que l’on prie à dîner dans tous les mondes. Je suis le Monsieur en habit noir d’Henriette Maréchal, celui qui, de son balcon à l’Opéra, dit aux gens ce qui lui plaît, sans plus s’inquiéter du froncement de nez des solennels et de l’indignation des cuistres que de ses vieux gants.

« Le public, l’éternel et immuable public, a sifflé le Monsieur en habit noir des de Goncourt. Cela leur est une gloire. Si je disais mes prières du matin, je demanderais à Dieu, comme j’aime à me trouver en belle compagnie, que ce même public m’honorât d’une égale et semblable réprobation. J’y tâcherai d’ailleurs, et je conserve l’ambitieux espoir de n’être jamais compris des foules que je porte en mépris.

« On ne peut écrire d’art, sous peine d’être accusé de voir bleu et de parler faux, que pour quelques-uns qui par sympathie d’esprit ou par des affinités de tempéraments se retrouvent en vous. Chaque mot écrit ou parlé peut être contredit, cela dépend des opinions des auditeurs, ou des lecteurs et surtout de leurs dispositions gastriques. Donc il ne faut s’inquiéter, hormis de ceux dont on aime l’esprit ou le talent. On ne discute d’ailleurs qu’avec les gens de son opinion et seulement sur des nuances.

« Et maintenant, à votre joli commandement, après ces trois coups triqués à la toile, je cède la place au moucheur de chandelles et au montreur de marionnettes et d’animaux savants. »

Suit un fragment sur la vie dans l’œuvre d’art :

« Ah ! la vie ! quelle maîtresse qualité ! Que vient-on nous parler de formules et de science absolues ! Sunt lacrymæ rerum ! dit l’Énéide. Les choses parlent d’elles-mêmes si vous avez quelque chose à dire ! — Tous les arts sont informulables ! Tenez, je connais une petite gravure de Rembrandt qui représente un Juif, poussant une porte ; la tête est trop grosse, les mains incorrectes, presque enfantines, le corps est trop court, « pas d’ensemble », comme on dit aux académies. Cependant c’est un merveilleux chef-d’œuvre de mouvement et de vie. Jamais Juif n’a été plus Juif. On sent que, dans trois minutes, il va se baisser, ramasser un bouton de culotte, essayer de le faire passer pour un florin, et que dans trois ans le stathouder le nommera baron et qu’il entrera aux États Généraux. »

Puis, cette page sur l’art belge, à laquelle, par les origines il se rattache lui-même :

« Il ne s’agit pas ici de nous adresser des compliments enguirlandés de Brabançonne. C’est le lieu de nous dire : « nos vrais », et il est mieux de nous les dire à nous-mêmes, — cela empêchera les autres de dire trop haut ce qu’ils disent tout bas depuis longtemps.

« C’est que les temps sont bien changés depuis le temps de la « Grande École flamande » et les Belges se sont singulièrement embourgeoisés ! Ils n’ont plus ce que les Français ont gardé et ce qui les sauve, ce qu’avaient les vieux flamands : la gaîté rayonnante, l’exubérance de mouvement, les goûts raffinés, fastueux et élégants, l’amour des femmes, de la poésie et des choses de l’esprit. Il me semble, tandis que j’écris, entendre à trois siècles de distance, les beaux devis et les chansons des Chambres de rhétorique, le heurt des pots au cabaret de Brauwer, et je vois briller dans l’arc des rires les dents blanches des cavaliers de Frantz Hals qu’embrassent les filles de Jordaens ! Ah ! c’était un beau et vibrant pays que la Flandre et bien frère de la « gaye et doulce France » ! Rubens est venu pour peindre cette superbe, cette surabondance, cet épanouissement, ce déploiement de vie à outrance, et pour cela, il est immortel. Les Belges ont remplacé toutes ces vivaces passions par je ne sais quel lourd bien-être, grossièrement riche et matériel, dans lequel ils ronronnent, béatement satisfaits comme des chiens repus, bayant au foyer.

« Peintres belges d’aujourd’hui, n’oubliez pas la parole de Jésus sur la montagne : « Malheur aux rassasiés ! » Prenez garde au Trop Bien-Être ! C’est un vêtement chaud et adipeux, mais il est pesant au corps, mortel à l’esprit et se change tout doucement en camisole de force qui vous immobilise les mains. Peintres belges d’aujourd’hui, vous croyez que lorsqu’on a une maison à Ixelles, deux salons à l’étage, une femme assez laide qui joue du piano, que l’on vend en Angleterre et que l’on a la considération de son bourgmestre, on est « arrivé » ! Vous vous trompez, souvent on n’est pas parti.

« Peintres belges, vous êtes trop facilement contents et heureux. Vous n’avez pas, comme ceux d’ici, passé cette dure, terrible, mais longue école qui s’appelle : la pauvreté, et d’où sont sortis Courbet, Millet, Rousseau, Daubigny, Troyon, bien d’autres ! et qui vaut mieux que l’école de Rome, l’Alta Mater des Cabanel !

« Vous n’êtes pas agités par les passions et les fièvres de ce temps, et il faut l’être ! — Je sens l’âme tourmentée de Salvator Rosa dans le mouvement de ses paysages, le bruit du siège de Rome rend plus nerveuses les ciselures de Cellini. Jamais Florence n’a produit autant d’artistes qu’à l’époque sanglante des Médicis.

« Tout cela est bon à l’art : quand le sang est chaud, le cœur et l’artère battent plus vite, et l’œuvre est meilleure. »

Il faut prendre cette étrange figure telle qu’elle nous vient, sans chercher à y mettre plus d’ordre que l’artiste n’en mit lui-même à s’élucider pour ses contemporains. Elle se modèle d’ombre et de lumière, comme certains portraits des grands peintres d’humanité, avec des plans qui s’éclairent du côté de l’art, avec de volontaires et violentes obscurités du côté de la vie. Elle semble vouloir, en se dénonçant telle, dérouter la conjecture en lui proposant un problème. Elle est claire à la fois et mystérieuse ; elle est harmonieuse et contradictoire ; et elle demeure troublante.

Elle a le plissement d’yeux acéré, énigmatique et cruel d’un Clouet. Elle a la souplesse nerveuse et claquante d’un personnage à la Hals, moustache au vent et poings sur la hanche. Elle a l’élégance rusée et don juanesque d’un cavalier à la Van Dyck. Elle crâne, elle piaffe, elle rue ; et tout au fond, comme aux caves d’un palais d’or et de cristaux, dans une ténèbre hagarde, songe l’âme hallucinée d’un Rembrandt. Une vie multiple la complique et la projette en tous sens, derrière le feu d’artifice de sa verve, de son esprit et de son don d’illusion, et cette vie est tour à tour ou ensemble la vie du « Monsieur en habit noir », du sportman, du travailleur, de l’homme des foules, du passant des villes et des campagnes, d’un philosophe, d’un savant et d’un oisif prodigieusement occupé.

Telle qu’on la peut suivre, elle porte bien la marque de son temps et elle sera considérée comme un type captivant et singulier de la vie de l’artiste à la fin du XIXe siècle. Rops, par son œuvre et son art, se situe, en effet, dans la période qui fut celle de ces brillants, aristocratiques, fiers et libres esprits, les de Goncourt. Il a leur curiosité des fièvres et des agitations du Paris morbide qu’ils eurent tous les trois sous les yeux et dont ils subirent jusqu’à l’aigu l’ensorcelante séduction. Il a jusqu’à leur esprit, parfois, dans ses lettres et ses pages d’écrivain. Mais, tandis qu’ils s’en tenaient à l’évidence et à l’exactitude de la notation micrographique, en peintres minutieux, doués d’une optique prodigieuse où se reflétait jusqu’au lointain détail, il brassa, lui, dans des creusets où il la fondait pêle-mêle avec des éléments d’humanité générale à travers les âges, la substance cérébrale des dessous de la vie passionnelle. Son œuvre, parfois, offre la ressource synthétique et simpliste d’une vaste fresque où se déroulerait le rituel orgiaque d’une priapée. Il fut bien par là d’une époque définie et en même temps de toute l’humanité antérieure qui avant elle avait pâti de l’éternel débat de la chair et de l’esprit.

Rops, comme les Goncourt, a le sens subtil du fumet d’humanité qui s’évapore des grands milieux sociaux ; et comme eux aussi, il a le sens des nosologies de son temps, mais un sens péjoratif et terrible. Son art règne aux régions de la perdition ; il est la boue et le feu dont Satan fit ses âmes vénales de filles ; il est le mauvais désir, la perversité et la cupidité dans l’amour ; et l’amour chez lui conclut par la mort. En le dégageant de sa gangue, c’est à cette caractéristique impérieuse qu’on aboutit. L’artiste domine la fin d’un siècle et il l’enterre dans son pourrissoir. Il le flagelle à travers son propre besoin de se flageller de sensations violentes. Il est l’hiérophante des dieux phalliques et le grand satirique des démences vénériennes. Il est à sa manière, avec l’amoralité la plus véhémente, un moraliste au fer rouge. Ceux qui l’accusèrent de faire un art d’argent n’ont pas senti l’ironie de cet


Miroir de coquetterie.



art qui avait les apparences de l’art qui enrichit et qui difficilement le faisait vivre. C’est que c’était du grand art, d’exception si vous voulez, mais du très grand art et que l’art courant seul rapporte des profits.

Rops, cependant, aime l’or ; il en a besoin pour sa vie, ses goûts, ses passions, ses modèles, ses déplacements et il est pauvre. Dans un autre âge, avec Van Dyck, il eût cherché la pierre philosophale. Il n’arrive pas toujours, dans le sien, en faisant des chefs-d’œuvre, à payer son terme. Cela restera un des nobles exemples de cette vie d’artiste de n’avoir jamais fait une concession aux difficultés de l’existence.

Il faut y insister : toute une part de son temps se passe à batailler contre la vie et ses déconvenues : il en souffre sans perdre l’illusion et l’entrain. En une destinée à la fois si éclatante et si pleine d’aléas, il a la beauté des grands joueurs. Les déveines, il les supporte, « le sourire aux dents et le bouquet de violettes de Parme à la boutonnière ». Il cache sa vie et ses plaies : sa force de résistance reste toujours jeune.

« Je veux garder jusqu’à ma seconde enfance, écrit-il en 1889 à son ami Liesse, cette précieuse gaîté des anciens jours qui m’a soutenu dans la « Battle of the Life », la bataille de la vie qui est encore à gagner et le sera jusqu’au bout de mes ans, j’espère ! » Lisez encore ses lettres à H. L., l’inconnu connu de la correspondance publiée par Hugues Rebell dans Trois artistes étrangers. Relisez surtout les innombrables fragments donnés par les journaux et les livres.

Il se débat parmi les billets qu’il faut souscrire ou renouveler, les arriérés, les fin-courant et la chasse à l’amateur. « Je travaille depuis le 1er  novembre pour mon échéance de décembre… Si j’arrive à payer ce que je dois, ce sera miracle… » Et quelle philosophie ! « Je ne me plains pas de ces petites misères : elles me font travailler. » Il travaille, en effet : rien que pendant l’août de 1886, il fait trente eaux-fortes et dix dessins ! En 1887, il écrit qu’il a « tant dessiné et publié de choses nouvelles que j’en ai gagné presque une grosse réputation… Je ne gagnerai d’argent qu’une fois cette réputation assise sur ses quatre pattes ». À travers tout ce courage, on soupçonne mille ennuis toujours recommençant comme le mouvement régulier des marées, mais qu’il subit d’un entrain joyeux, avec l’espoir des revanches prochaines. Ce merveilleux homme, qui avait dispersé une fortune en argent et en dispersa dix en menue monnaie d’art, avait les tracas de comptabilité d’une lorette qui ne peut payer sa blanchisseuse. Il ne fut sauvé que le jour où la vie, celle des années déclinantes, lui apparut sous les traits de deux femmes admirables et qui furent les anges gardiens du pécheur repenti.

L’histoire de ses divers ateliers se trouve mêlée à d’étranges alternatives de succès et de mécomptes. Il s’installe successivement passage Sainte-Marie (1875), rue Labie (1878), aux Ternes jusqu’en 1882. De 1882 à 1885, il est rue Drouot ; de 1885 à 1888, il travaille rue de Grammont ; de 1888 à 1893, place Boieldieu ; de 1893 à 1896, rue du Marché des Blancs-Manteaux. C’est son dernier atelier et il l’occupe en même temps que celui qu’il s’est fait construire à la Demi-Lune, dans le joli pays de Corbeil où il ira mourir.

Des journées entières il peinait là sur ses cuivres, ne sortant qu’une heure à midi, pour aller consommer un repas bref au dehors. L’homme, plutôt sobre, d’un appétit qu’il maîtrisait, n’avait rien des gourmandises de sa race. Musclé, bien en chair, sans graisse, il ne devait prendre du ventre que vers la fin, dans cette vigne d’Essonnes où il menait la vie d’un vigneron. Personne, au surplus, ne s’adonna moins aux dissipations banales : on peut dire que même ses aventures furent d’un artiste-gentilhomme qui à travers toutes, garda grande mine et ne déchut à nul acoquinement. Il porta fièrement, mais sans ostentation, sa pauvreté comme sa beauté et son génie. « Tous les éditeurs parisiens, Charpentier, Lemerre, Quantin, Jouaust, Conquet, Marpon, Hachette, vous diront, mon cher Picard, que j’eusse pu devenir riche comme l’avenue de Villiers, rien qu’en acceptant les propositions qui m’ont été et qui me sont encore faites. Ce n’est pas de la coquetterie si je ne le suis pas ; c’est simple mépris du gain facile, obtenu au détriment de l’art que je rêve, c’est peut-être aussi fierté. » Sous le masque de la légende perce là un visage qui, dans les risques de la vie, se garda sans souillure.

Une fois au travail, l’artiste se cloîtrait. « J’entre en religion d’art ». Alors c’étaient des jours et des semaines à vivre, en effet, comme un moine dans sa cellule. Il travaillait à petites fois, grattant ou dessinant sans hâte, jamais content, faisant son art comme à petits points d’aiguille et rusant, prenant dans ses portefeuilles une main, une jambe, une gorge pour bâtir des ensembles, suant comme un manouvrier à donner de la grâce et de la légèreté à ses petites femmes qui semblaient venues d’une fois.

Jusqu’au tomber du soir, il demeurait là en bras de chemise, ébouriffé, le sang à la tête. Le heurt brutal ou discret d’un doigt à sa porte ne le tirait pas de son travail. Généralement, d’ailleurs, le concierge prenait soin de dépister le visiteur indiscret. C’étaient des périodes où on le disait absent de Paris, où lui-même se ménageait, pour être plus libre, des alibis. Cependant, avec le temps, il ne pouvait plus toujours se défendre contre la malice et la persistance des êtres doués d’instincts policiers et qui finissaient par percevoir le secret de ses réclusions. Déjà rue de Grammont, dans son atelier au-dessus du Crédit, il commençait alors à être relancé par les marchands et les quémandeurs : ceux-ci sournoisement s’en venaient tâter l’occasion, guignant quelque aubaine. Je me souviens du tambourinement dans l’ais, connu des seuls amis et par lequel il fut convenu que désormais on s’annoncerait chez lui. Un faux monnayeur n’eût point pris plus de précautions.

Alors mystérieusement la porte s’entr’ouvrait : entre les joints pointait l’œil inquisiteur de Liesse ou du bon Nys, reparti avec lui à Paris et qui lui tirait, sur la presse installée dans un coin de l’atelier, à mesure, ses états.

Un jeune homme, timide et concentré, quelquefois arrivait de Belgique et prenait sa part du travail : c’était Armand Rassenfosse. Wallon comme lui. Maurice des Ombiaux, dans son livre : Quatre artistes liégeois, a raconté joliment la première rencontre du maître et de celui qui, après avoir été son plus exemplaire disciple, devint un maître à son tour et demeura jusqu’aux ombres finales l’ami fidèle et dévoué.


Frontispice pour « les Peintres de la Femme ».