Fables (Stevens)/22

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Imprimerie de John Lovell (p. 43-44).

XXII.

NAUFRAGE DE SIMONIDE.


Sans doute c’est beaucoup que d’avoir des richesses,
Mais ce n’est pas assez. Il faut, je pense, encor
Pouvoir joindre l’esprit même à des monceaux d’or.
Bien fol est qui se fie aux perfides promesses
De l’aveugle et changeant Plutus !
N’a-t-on pas vu souvent — vérité singulière —
Un homme s’endormir Crésus,
Et se réveiller Bélisaire ?…
Par mon récit, je vais montrer
Que la Fortune est inconstante,
Et que l’homme d’esprit toujours peut la braver.
En voici la preuve éclatante :

Simonide en chantant la gloire des lutteurs,
Parcourut tour à tour les villes de l’Asie.
Enfin lorsque l’or des vainqueurs
L’eut rendu deux fois riche, il lui prit fantaisie
De retourner dans son pays.
Il était, (nous dit-on) né dans l’île de Cée,
Et dût, par conséquent, faire la traversée
Par mer. Il s’embarqua. Mais les vents ennemis,
Sur un roc jettent le navire.
Il y reste cloué. Les flots vont le détruire…
Chacun se croit perdu… chacun pousse des cris…
C’est à qui saisira son précieux bagage…

Simonide lui seul ne se charge de rien,
— « Que ne t’efforces-tu de sauver du naufrage
« Quelque chose au moins de ton bien ? »
Lui dit un passager le voyant immobile.
— « Cher ami, répond-il, je fais peu cas de l’or,
« Dans ce moment surtout, je le crois inutile ;
« Je porte en moi mon vrai trésor. »
Cependant, au plus vite, on se jette à la nage.
Plus d’un périt. Le reste des nageurs,
Mais en bien petit nombre, aborde sur la plage ;
Lorsqu’une bande de voleurs
Venant compléter leur détresse,
Arrache à chacun ses écus
Et sur le rivage les laisse
Nus.
Que faire ? Où diriger une course incertaine ?…
Où se montrer ainsi ? Nos pauvres naufragés
Sont tous au plus découragés.
Par bonheur, ils étaient proches de Clazomène.
Ils y vont. Un riche savant
Que du grand Simonide admirait les poèmes,
Chez lui le reçoit à l’instant.
Le poète se voit comblé de soins extrêmes,
Et de nu qu’il était, il a linge, or, logis,
Les autres compagnons du sage,
Échappés au naufrage
Mendièrent partout du pain et des habits !