Fables (Stevens)/25

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Imprimerie de John Lovell (p. 47-48).

XXV.

LES DEUX CHATS PLAIDANT PAR DEVANT LE SINGE.


Deux chats, maîtres fripons, avaient d’un étalage
Volé traîtreusement un superbe fromage.
Mais ce n’était pas tout de l’avoir dérobé ;
Le partager était chose plus difficile.
— « Voyons, dit Rodilard à son associé,
« J’en garde les trois quarts ; toi, prends le reste et file ;
« J’ai fait le coup, j’aurais droit au butin entier. »
— « Oh que non ! Il me faut la moitié de la prise,
« Lui répondit Mitis, je la vis le premier.
« Faisons partage égal, ou sinon je te brise,
« Quelque membre, maudit coquin ! »
— « Tout beau ! mon fier-à-bras, rengaine ta colère :
« Nous irons consulter le juge Fagotin,
« Il nous mettra d’accord en peu de temps, j’espère. »
Voilà donc nos larrons chez le singe. Tous deux
Content l’affaire ensemble. — « Allons, messieurs, silence !
« J’ai saisi votre cas, dit d’un air sérieux
« Le rusé Fagotin prenant une balance.
« Voyons, dans ces bassins mettez chaque morceau. »
Maître singe soupèse, et voyant qu’un plateau
À gauche plus qu’à droite penche,
De l’air le plus grave retranche,
Une grosse moitié du morceau trop pesant
Qu’en face des plaideurs il dévore à l’instant.

Ceci fait, son Honneur à repeser s’apprête ;
Mais cette fois c’est de l’autre côté
 Que le bassin est emporté.
Nos chats, en murmurant, tous deux branlent la tête.
— « Votre Honneur, s’il vous plaît, crie enfin Rodilard
« Ne soupesez plus davantage !
« C’est assez contester à propos d’un fromage ;
« Telles qu’elles sont là, laissez nous chaque part,
« Nous vous en supplions, de grâce… » —
« Badinez-vous ?… Messieurs !… le cas est embrouillé,
« Repartit Fagotin souriant a parte,
« Je tiens trop à prouver que j’entends les affaires.
« Ainsi donc, mes amis, je vais encor croquer
« Ce tout petit morceau pour mieux vous accorder,
« Et je garde le reste à titre d’honoraires. »

Quand je te vois, pour ton malheur,
Recourir à Thémis, cette déesse louche,
Qui ne lâche jamais les objets qu’elle touche,
Que je te plains, pauvre plaideur !…