Fables (Stevens)/26

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Imprimerie de John Lovell (p. 49-52).

XXVI.

LE COQ ET LE CHIEN.


Maître coq et Mouflard à l’humeur vagabonde
S’aimaient d’un amour fraternel.
« Frère ! dit un jour le chien d’un accent solennel,
« Tout meurt et nous n’avons encor rien vu du monde…
« Quel fut notre sort jusqu’ici ?…
« Nous avons constamment, stupides que nous sommes,
« Fait taire nos penchants pour obéir aux hommes
« Et vivoter à leur merci !…
« J’en suis las, et je crois que vous l’êtes aussi.
« Écoutez mon projet, il est bon, le voici :
« Ce soir, frère, ce soir quand toute la famille
« Du maître et des valets rentrés dans leur réduit
« Dormira d’un sommeil tranquille,
« Profitons doucement des ombres de la nuit
« Et filons notre nœud sans bruit.
« Ce plan, vous le voyez, n’est pas très difficile.
« Il ne s’agit pour le moment
« Que de cacher à tous notre projet de fuite
« Et de régler notre conduite
« De manière à tromper le portier vigilant
« Pour éviter toute poursuite
« Quand nous aurons quitté cette triste prison
« Nous agirons à notre tête ;
« Libres, qu’on est heureux !… plus de coups de bâton
« Comme en donne aujourd’hui le valet malhonnête

« Pour une peccadille et souvent sans raison.
« Une fois dans le monde, ah ! frère, quelle fête !…
« Tenez, si je voulais embellir mon sujet
« Je vous répéterais le séduisant langage
« Que me tenait hier un habile barbet,
« — Vénérable par son grand âge,
« Et qui depuis longtemps dans l’univers voyage
« En amassant
« Beaucoup d’argent
« Par son adresse
« Et sa sagesse ; —
« Frère, vous rougiriez alors de vivre un jour
« De plus dans une ignoble et sale basse-cour,
« Et vous pleureriez de tendresse
« Rien qu’à songer au sort heureux
« Que nous pouvons avoir tous deux.
« Ainsi donc à ce soir… » — « Fort bien, répond le chantre
« De l’Aurore. Après tout je n’ai guère souci
« De mourir esclave en cet antre
« Tandis qu’on peut ailleurs vivre bien mieux qu’ici. »
.........................
Cependant la nuit vient. — Une nuit sans lumière,
Une nuit propice aux voleurs ; —
Nos intrépides voyageurs
Passent traitreusement tous deux sous la barrière
Et vous arpentent le chemin
À fond de train,
Bientôt leur course les amène
Dans un bois. — « Ça mon frère, arrêtons-nous un peu,

« Dit Mouflard sur les dents, et reprenons haleine.
« Nous venons de fournir une traite, parbleu !
« Qui vaut assurément la peine
« D’être transmise à la postérité,
« Comme exemple éternel de ce que peut la haine
« D’une servitude inhumaine
« Inspirer de célérité
« À de pauvres reclus voulant leur liberté. »
Notre héros parlait encore
Quand tout-à-coup un hurlement sonore
Arrête son discours et le glace de peur.
Le coq, presque mort de frayeur,
Se blottit dans un arbre, et le malheureux chien
Reste au pied, maudissant la Fortune cruelle.
Un loup survient, puis deux, puis trois, et la séquelle
Malgré ses cris plaintifs l’étrangle bel et bien.
Maître coq écoutant ces hurlements funèbres
Que rendaient plus affreux les épaisses ténèbres,
Appelait de ses vœux la lumière du jour :
« Malheureux que je suis !… en répandant des larmes
« Se disait-il, pourquoi devais-je fuir les charmes
« De cette chère basse-cour
« Où je régnais tout seul ?… Ah ! si je puis encore
« Retourner à cet heureux toit,
« Je jure par les Dieux que maintenant j’implore
« D’y rester toujours clos et coi !… »
Ainsi pensait ce pauvre roi
Dont la voix stridente et sonore
Annonce chaque nuit le lever de l’aurore.
On rapporte pourtant qu’en cette occasion

Il ne l’annonça pas à grand bruit de clairon ;
Pour moi, je tiens que c’est la crainte
Qui fut cause de sa contrainte.
Bref, après maint danger, mainte folle terreur,
Il parvint à revoir le logis de son maître,
Où, parmi les poulets qui faisaient son bonheur :
Il est encore vivant peut-être.

Pauvres gens qui courez vers de lointains climats
Sur les ailes de l’espérance,
Croyez-vous que votre indigence
Va s’y changer soudain en heureuse abondance
Quand vous ne savez même où diriger vos pas ?…
Voyez la triste destinée
De Mouflard périssant sous la griffe du loup…
Et n’oubliez jamais que toute âme bien née
Chérit son pays avant tout !…