Fables (Stevens)/42

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Imprimerie de John Lovell (p. 75-78).

XLII.

LE RAT DE VILLE ET LE RAT DES CHAMPS.


Le rat de ville un jour alla voir dans les champs
Un sien ami qui vivait solitaire
Loin du bruit des cités. — « Salut ! mon vieux confrère,
« Tout en s’essuyant la paupière
« Lui dit le campagnard. Il y a bien longtemps
« Qu’on ne s’est pas revu. Que de fois en silence
« Ne vous ai-je accusé, peut-être bien à tort,
« De votre cruelle inconstance !…
« Attendra-t-il que je sois mort,
« Ce bon, ce cher ami d’enfance,
 — « Me disais-je en plaignant mon sort, —
« Pour visiter un frère, un ami véritable ?…
« Mais enfin vous voilà !… je suis heureux,… parlons
« Du passé, du présent… et mettons-nous à table… »
— « Cette hospitalité, mon cher, nous l’acceptons,
D’un ton haut et d’un air superbe
Lui répondit le citadin
Jetant en même temps un regard de dédain
Sur le trou du rustique où croissait en paix l’herbe.
Voilà le campagnard qui, pour fêter ce jour,
Fait l’empressé, va, vient, et trotte, et saute, et court,
Portant en un mot sur la nappe,
Morceau par morceau, brin par brin,
Tout son garde-manger ; du vieux lard, du raisin
Et des noix pour dessert, en épiant sous cape

Si, sur le front hautain de son fier compagnon,
Un geste d’admiration
Ne le remercîra du luxe qu’il étale.
On s’asseoit. L’autre rat, nouveau Sardanapale,
Mange du bout des dents, ne trouve rien de bon,
Tandis que son amphytrion
Grignotte avec délice un morceau de lard rance.
— « Ami ! lui dit enfin le trop superbe rat
« En prenant un air d’importance,
« Vous me faites pitié !… Ce brillant apparat
« Me montre clairement votre affreuse indigence,
« Vous vivotez en malheureux,
« Moi je regorge d’opulence…
« Venez dans mon palais, vous serez plus heureux,
« Et bientôt vous verrez quelle énorme distance
« Nous sépare aujourd’hui tous deux.
« Peut-on dans un taudis être plus misérable ?…
« Vous vivez, c’est bien vrai… mais êtes-vous certain
« De pouvoir vivre encore demain ?…
« Si quelque maladie arrive et vous accable,
« Faute d’une main secourable
« Seul ici vous mourrez de misère et de faim
« Dans mon palais à moi, la table est toujours prête.
« Du matin jusqu’au soir et du soir au matin
« Nous ne ferons rien qu’une fête…
« Et je ne parle pas des superbes lambris,
« Et des moelleux coussins, et des riches tapis…
« Et des mille flambeaux qui durant la nuit sombre
« Étincellent dans l’ombre…
« Et des plats succulents, tentateurs et sans nombre…

« Et puis encor des vins choisis…
« Voyons, que pensez-vous d’une telle existence ?…
« On ne vit qu’une fois, hâtez-vous d’en jouir.
« Venez, dépêchons-nous, déjà la nuit s’avance
« Il est pour moi temps de partir. »
— « Bon, excellent ami, votre récit me touche,
« J’en suis vraiment ravi, l’eau m’en vient à la bouche ;
« Allons, courons, volons vers ces lieux enchanteurs… »
Nos rats partent d’un trot rapide.
En peu de temps les voyageurs
Sont devant un logis d’apparence splendide.
Le citadin, par un certain détour,
Conduit son compagnon dans un salon gothique
Où gisaient les débris du festin de ce jour.
Là, sur un tapis magnifique
Ils s’étendent tous deux. Les voilà donc mangeant
Et festinant, et grignotant,
Tour à tour se félicitant,
L’un d’avoir arraché son frère à la misère,
L’autre d’avoir suivi les conseils de son frère ;
Quand, Hélas ! — par malheur rien ne dure ici-bas, —
Dans toute la maison roule un lourd bruit de pas
Accompagné d’un grand fracas.
On ouvre à deux battants la porte de la salle ;
Le citadin détale…
Son compagnon troublé, demi-mort de frayeur,
Se blottit dans un coin. Cependant le bruit cesse ;
Mais le malheureux rat tremble encore de peur !
Vainement son ami le presse
De rester jusqu’au jour : — « non, mon frère, merci,

 « Lui répond-il, je pars !… je ne puis vivre ainsi.
« Là-bas, dans mon taudis, au-moins, je suis tranquille,
« Aucun n’y vient troubler mes repas innocents.
« J’aime mieux, cent fois mieux, mon chenil dans les champs
« Que votre beau palais au milieu de la ville
« Où vous êtes rongé de soucis, de tourments…
« Eh ! que me font à moi vos superbes largesses ?…
« Vos tapis de Turquie et vos coussins moëlleux
« Vous rendent-ils plus heureux ?…
« Le bonheur est-il donc dans de vaines richesses ?…
« Non, mon pauvre ami, non ; la médiocrité
« Peut seule nous donner de la félicité.
« Je prendrai maintenant mon trou pour un Cocagne,
« Adieu ! frère, je m’en retourne à la campagne… »