Fables (Stevens)/45

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Imprimerie de John Lovell (p. 82-83).

XLV.

LE RENARD À LA COUR DU LION.


 Certain renard de Sibérie
 Après avoir vu maint pays,
 Un beau matin fut tout surpris
 De se trouver en Arabie.
Là, régnait un lion en monarque absolu.
Le voyageur étant aussi poli que sage
Alla droit à la cour présenter son hommage.
Fagotin l’introduit : « Soyez le bienvenu
 « Et contez-moi votre voyage
« Lui dit en souriant le maître du désert.
 « Ne me cachez rien ; je désire
« Savoir ce qui se passe ailleurs qu’en mon empire.
« J’écoute, commencez : surtout soyez bien clair… »
À ces mots le renard saluant jusqu’à terre
Répondit : « n’en déplaise à votre majesté
« Je trouve son royaume un peu trop solitaire.
« Le pays d’où je viens est bien mieux habité.
« Une chose surtout me paraît singulière :
« Je vois l’homme en ces lieux au teint couleur de jais,
« Il est plus blanc chez nous que le cristal limpide
«  De l’onde où vous mirez chaque jour vos attraits.
«  L’océan à vos pieds qui bouillonne liquide,
«  L’hiver, en Sibérie, est une mer solide…
«  On s’y promène à pied… » — « Insolent ! imposteur !
« S’écria le lion transporté de fureur,

 
« Me prends-tu pour un sot de croire à ces mensonges
« Que tu m’as débités d’un faux air de candeur ?…
«  Vas conter aux enfers ces pitoyables songes !… »
Il dit, et d’un seul coup de dent,
Étendit à ses pieds le parleur imprudent.

 Ceci nous montre à l’évidence
Que lorsque qu’on vit parmi cette classe de gens
Conduits par l’ignorance en dépit du bon sens,
 Il faut parler avec prudence
Et n’employer jamais de trop vrais arguments ;
Car ils dépasseraient leur piètre intelligence,
Et ces êtres bornés, par esprit de vengeance,
 Vous causeraient mille tourments.