Fables (Stevens)/53

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Imprimerie de John Lovell (p. 98-99).


LIII.

LE HÉRON


Un héron jeune encore et d’un col magnifique
Côtoyait un étang, un jour qu’il faisait beau,
Lorsqu’il vit un brochet qui folâtrait sur l’eau :
« Foi de héron, dit-il, ce poisson est étique.
« Laissons là le crétin, je sors de déjeuner.
« Ce n’est, dans tous les cas, qu’un petit sacrifice,
« Et puis, je suis d’avis qu’un léger exercice,
« Avant chaque repas, me fait mieux digérer. »
Bref, quelque temps après, ce héron difficile
Sentit qu’il avait faim : « retournons sur nos pas,
« Se dit-il, ce brochet que j’ai trouvé débile
« À la première vue, est peut-être assez gras… »
Il court, mais n’aperçoit qu’une tanche dorée ;
« Fi ! des tanches pour moi ?… passe pour un butor,
« Ou d’ignobles corbeaux qu’on voit à la curée
« Se disputer entre eux les os pourris d’un mort…
« Allons chercher ailleurs, je trouverai, sans doute,
Quelque carpe bien grasse ou tout autre poisson
« Pour me dédommager des peines de la route.
Le soleil cependant fuyait à l’horison,
Et le héron poudreux, fatigué, tout en nage,
       Mourant presque de faim,
S’estima bien heureux d’avoir un coquillage.

Pauvres gens que poursuit l’ardente soif du gain,
Et qui, riches déjà, pour l’être davantage
       Laissez le sûr pour l’incertain ;
       Méditez cet antique adage
       Et surtout pratiquez-le bien :
Lorsqu’on veut trop gagner, bien souvent l’on n’a rien.