Aller au contenu

Feuillets épars/Conte « À ma Grande »

La bibliothèque libre.
Imprimerie Bénard (p. 21--).


CONTE « À MA GRANDE »


Approche, mon amie, approche-toi !

Le jour se meurt dans une apothéose glorieuse de flammes et d’ors illuminés. Trois nuages roses chevauchent dans l’immensité des cieux embrasés. Regarde : par delà la colline mauve où s’éveillent de lointains clochers, l’horizon s’estompe de brouillard. Là commence le pays des rêves, loin de la vie cruelle, loin des rues mornes et assombries.

L’heure est douce, laisse ton cœur s’ouvrir à ce charme. Appuie ta tête lourde de cheveux châtains sur mon épaule. Écoute ! Je vais te dire le conte du pauvre hère et de la belle Marjolaine.


Il y avait une fois dans une grande ville un pauvre diable de poète qui mendiait son pain. Il s’appelait Amaury comme beaucoup de troubadours et n’avait jamais eu de famille comme beaucoup de vagabonds. L’été, il vivait content parce qu’il fuyait les hommes. Il chantait ses vers aux fées qui hantent la fraîcheur des bois et des fontaines et s’endormait joyeux sur la paille des granges. Les bons fermiers le nourrissaient, car il était trop faible pour faire peur, trop gai pour faire mal.

L’hiver le revoyait à la ville, peinant par les ruelles sombres, hâve, famélique et grelottant. Les citadins étaient moins bons que les villageois, en ces temps révolus, et le pauvre hère s’endormait le ventre creux, sous les grands ponts déserts où la bise souffle, près du fleuve glacé. Là, dans l’ombre de l’arche protectrice, il rêvait de la douce moiteur des édredons et du luxe de tables chargées de dindes dorées et ruisselantes de sauce. C’étaient des songes splendides dont il s’éveillait, les membres engourdis et la bouche pleine… d’amertume.

Un soir, le fleuve le tenta, il voulut mourir.

Tu excuseras, mon amie, ce geste inélégant mais nécessaire !

Le laquais malveillant d’un banquier millionnaire avait lâché sur lui le dogue de son maître, et cette insulte, peut-être autant que les reproches de son estomac, l’avait poussé à sa sombre résolution.

Donc, Amaury voulut mourir…

Il s’avança au bord de la berge et contempla l’horreur de l’eau noire clapotant à ses pieds. Au travers de ses larmes, il mesurait la profondeur du gouffre où il allait se précipiter. À cet instant, il se rappela sa vie misérable et solitaire, puis il se prit à regretter le soleil qui dorait les moissons, l’âcre senteur des fermes, les ripailles campagnardes dont il avait été le convive par charité, les filles rougeaudes et saines, lutinées, au coin des chemins. Mais son désespoir fut plus fort, il ferma les yeux et… quand il croyait déjà entendre le plouf lugubre que son corps osseux ferait dans l’eau, il se sentit retenir. Il se retourna étonné et mécontent qu’un intrus vînt l’empêcher de hâter sa destinée.

Une femme était là, rayonnante de beauté souveraine, superbement vêtue. D’elle émanait une clarté stellaire qui rehaussait l’éclat de sa robe de velours cramoisi. De gros diamants scintillaient dans ses cheveux plus noirs que la nuit, et son regard avait la profondeur du temps. (Cette métaphore peut te sembler bizarre, mon amie, mais je répète ce que m’a dit le gnome dont je tiens le récit.)

Le troubadour, interdit, ne pouvait qu’admirer. La fée — car c’était une fée — parla la première :

— Amaury, je suis celle qui soulage les déshérités, les pauvres gueux qui vont par les chemins, les poètes affamés rôdant par les ruelles louches, et tous les pauvres meurtrissant leurs désirs aux montres appétissantes des rôtisseurs. Je m’appelle Marjolaine, la Fée Marjolaine ! Veux-tu me suivre au palais que j’habite au beau Pays des Songes ?

— Est-ce loin ? Je suis las et je voudrais manger ! Oui, Madame la Fée, car pour être poète je n’en suis pas moins homme !

— Ne crains rien. Mon char aérien nous attend. Tu y trouveras quelques mets froids et du vin plein des flammes de l’été.

— Je vous suis !

Ensemble ils remontèrent sur le quai désert, et Amaury vit le char de sa protectrice. C’était une forme de cygne aux courbes gracieuses, blanche comme la pureté. Amaury y crut voir moins une chose qu’un fluide, tant le char lui parut léger.

Ils y prirent place et s’élevèrent à l’instant vers le ciel constellé.

Dois-je dire que le troubadour fit honneur à la collation de sa prévoyante conductrice ?

Lorsqu’il eut apaisé sa faim, qu’il eut humecté de vin pur sa gorge altérée, il crut devoir remercier :

— Madame, je vous suis reconnaissant de m’avoir fait goûter des choses succulentes et ignorées. Je vous dois la vie et le plaisir d’assouvir, pour la première fois, le besoin animal de manger.

Marjolaine ne répondit rien et ils voyagèrent longtemps en silence parmi les étoiles innombrables.

À la fin, ils arrivèrent au Pays des Songes, et le char vint se poser dans une grande prairie semée de pâquerettes et de boutons d’or. Le soleil radieux chauffait une atmosphère chargée de parfums délicats.

Dans ce pays charmant, les fleurs s’inclinaient au passage de la Fée et les oiseaux chantaient son charme et sa beauté. Au milieu de la prairie s’élevait le palais de marbre blanc et rose où les rayons de soleil se jouaient.

Ce monument grandiose n’avait rien de massif, et Amaury eut la sensation bizarre de sa légèreté et de son inconsistance semblable à celle des nuages se réunissant, se déchirant, s’agglomérant en mille formes diverses et sans cesse renouvelées.

Tel était le domaine de la Fée Marjolaine où la matière se faisait fluide et le corps plus léger.

Un immense bonheur avait envahi la poitrine du jeune homme ; le souvenir des jours passés ici-bas quittait sa mémoire et en son cœur renaissait la divine candeur de son enfance.

L’intérieur du palais devait l’étonner davantage.

Dès le seuil, de charmantes jeunes filles accoururent saluer Marjolaine et son hôte, leurs corps blancs et souples se dérobaient sous la gaze impalpable de tuniques plissées. Leurs cheveux blonds flottaient en un parfum d’encens. Elles manifestaient leur joie puérile en dansant et, gracieuses, paraissaient ne plus tenir au sol.

Plus loin, des enfants divins conduisirent le poète en une immense salle où mille glaces d’argent reflétaient sa silhouette devenue élégante. La Fée Marjolaine s’assit sur un trône aux reflets d’or et invita Amaury auprès d’elle. Les jeunes filles vinrent offrir des coupes d’un nectar embaumé. Amaury s’en grisa, et son ivresse fut toute spirituelle. Il jouit, plein de béatitude, d’un concert de harpes invisibles et mélodieuses. Cette musique devenait atmosphère ; Amaury la respirait, elle chantait en lui, enveloppait l’univers. Elle ne cessa pas, mais mourut comme s’éteignent les lueurs d’un couchant. Puis, ce fut un chœur de voix jeunes et fraîches qui se fit murmure.

Ces chants ne troublaient pas le silence reposant.

Marjolaine offrit des bonbons comme seul ce pays pouvait en connaître. Ils avaient le pouvoir de rendre immatériel et subtil. Amaury se sentit léger comme l’éther et il suivit la Fée Marjolaine faisant les honneurs de son domaine. Ils visitèrent des salles faites de pétales multicolores, des cours entourées de portiques élégants où les jets d’eau de senteur bruissaient agréablement parmi les grappes de roses. Ils virent des colonnes ciselées, de la dentelle de marbre qu’un miracle seul pouvait soutenir ; ils admirèrent des statues aux formes divines.

Sur un lac bleu glissaient les blancheurs immaculées de cygnes majestueux et des flamants héraldiques peuplaient ses bords boisés. Des oiseaux étranges aux aigrettes superbes passaient rapidement, et dans la profondeur du parc des fauves se mêlaient aux gazelles lascives.

Des fruits d’or s’offraient au promeneur altéré, et Amaury ne se lassait pas de sentir leur chair savoureuse saigner sous la dent.

Le poète et sa compagne prirent place dans une nacelle qui glissa parmi les nénuphars et les lotus… Des insectes mordorés bourdonnaient, des libellules violettes se posaient sur les roseaux flexibles de la berge.

Amaury récita des vers harmonieux qu’il concevait sans peine et que les arbres mêmes semblaient écouter. Marjolaine en scandait le rythme sur une lyre aux accents inouïs.

Il vécut longtemps cette vie de délices que Marjolaine changeait sans cesse. Dans ce domaine, rien n’était définitif, sinon le bonheur… La moindre brise altérait les formes du château et du parc. Chaque instant était nouveau, et Amaury ne pouvait regretter ce qui disparaissait, tant ce qui naissait était charmant.

Les désirs devenaient autant de réalités merveilleuses qu’en songe seul il eût pu concevoir.

Et pourtant, t’étonneras-tu, mon amie, que ce bienheureux eut un jour la nostalgie des souffrances passées ? Qu’il voulut revoir la terre et les hommes, coudoyer le mal et la pauvreté ? Il s’en confessa à la Fée. Elle sourit :

— Ils sont donc tous semblables !

Amaury, les yeux pleins de larmes, ajouta :

— Madame Marjolaine, ce séjour ne convient qu’à ceux qui n’ont jamais péché, qui n’ont jamais souffert. Je vous supplie de me laisser retourner d’où je viens, de m’accorder la grâce d’y séjourner quelque temps. Je reviendrai, si vous le permettez, et il me semble que je goûterai mieux alors le bonheur de vivre auprès de vous.

— Tous les déguenillés que j’ai arrachés aux souffrances terrestres m’ont tenu ce langage. Ils reviennent parfois et repartent aussitôt. Fais comme eux, mon char t’attend !

Amaury s’en fut.

Depuis, le gnome indiscret l’a revu maintes fois parmi nous.


Voilà pourquoi, ma Grande, il y a tant de gueux ici-bas qui vivent sans rien faire. Ce sont les trouvères et les pauvres, les rêveurs et les fous qui s’envolent parfois vers le Pays des Songes.