Feuillets épars/Les roses se fanaient

La bibliothèque libre.
Imprimerie Bénard (p. 35-40).


LES ROSES SE FANAIENT


À Mlle  M. G.


— Ton métier ?

— Troubadour. Je ris parfois, souvent je pleure, toujours je chante…

— Ton âge ?

— Je l’ignore. Peut-être vingt ans, ou moins. Pas davantage. Je suis né ici sans doute, car j’aime tant cette ville ! Elle est si bonne. Si vous saviez comme il est doux de flâner par ses ruelles, de lorgner ses jolies filles si peu craintives et si fraîches… Et puis, les gentilshommes de Monseigneur ont belle mine, leurs dames aussi. Les bourgeois sont cossus, pas très avares… leurs femmes non plus.

— Vagabond, coureur de filles, un vrai poète, je vois. Écris-tu ?

— Parfois, quand j’ai bu. J’aime mieux penser. Mais si vous le vouliez, mon gentilhomme, je vous écrirais quelque chose !

— Si cela te plaît !

— J’ai faim et je meurs de soif…

— Je comprends ! Que d’autres te grisent ! Moi, je te quitte… Je me soucie peu de ta littérature et de tes vers !

— Je les tournerai bien… Vous les direz ce soir à votre épouse…

— Je suis célibataire et je ne sais pas lire.

— Je vous les apprendrai mot par mot.

— Je n’ai point de mémoire !… Salut et bonne chance !

L’homme s’en fut. Amaury resta pensif devant son verre vide. D’autres s’amusaient à grand bruit. Ils lampaient à longs coups la bière mousseuse et blonde et frappaient des poings sur les tables.

Ce vacarme finit par l’agacer. Il sortit.

Au dehors, le crépuscule tombait en lumière rose et violette. Les derniers rayons s’accrochaient aux pignons des toits difformes et se jouaient aux vitraux de la cathédrale, monstre immense et sombre accroupi sur la ville.

Des filles allaient par groupes et leurs rires frais traînaient par les rues. De jeunes jouvenceaux aux cheveux gras et aux mains rouges les appelaient en riant. Amaury passait indifférent aux boucles blondes et aux rires frais. Il allait, perdu dans son rêve, au fil des ruelles assombries, s’enchevêtrant en un labyrinthe dont il connaissait le secret.

Les bruits s’éloignèrent et se fondirent bientôt en une voix qui s’éteignit, et le ciel ouvrit sa première étoile, claire comme un diamant, la brise amena d’au delà des murs des effluves de senteurs enivrantes et douces. Ce parfum envahit la poitrine du jeune homme qui l’aspira longuement et avec force.

« Le meilleur vin n’a pas cet arôme », pensa-t-il tout haut.

Une porte grinça horriblement dans ce silence.

Telle est la vie, songea-t-il, faite d’harmonies éternellement renouvelées et aussitôt détruites. Partout, la laideur s’insinue… Ah ! vivre dans un rêve d’amour et de beauté !… Aimer, être aimé… Sourire ! Hélas ! elle ne me connaît pas… Elle m’ignore. Je suis le passant, l’inconnu, le pauvre hère déguenillé, sans force et sans beauté. Mes vers sont de folles chansons qu’elle ne chantera jamais. Elle n’a pas senti battre mon cœur dans leur rythme ! Jamais, jamais elle ne m’aimera !

Tout en devisant de la sorte, il parvint jusqu’à un endroit écarté. De tièdes bouffées montaient des jardinets où s’animaient des roses d’un souffle divin. L’atmosphère était saturée de cette haleine capiteuse et grisante. Amaury s’assit et laissa s’ouvrir son âme amoureuse au charme de cette nuit.

C’était ici qu’il revenait chaque soir bercer sa mélancolie et son rêve. Chaque forme d’ombre lui était familière. Les maisons lui souriaient de leurs yeux aux facettes de vitres. Il les aimait comme on aime des choses qui nous ont vu pleurer. Leur petitesse trapue et leurs cachettes obscures ne l’effrayaient pas. Là, dans ce calme propice, reposait l’indifférente beauté. Amaury s’imaginait l’adorable tête lourde de boucles brunes, reposant dans un sourire inachevé.

Et quand, brisé par le sommeil, il s’endormait enfin sur sa borne, leurs rêves se confondaient sans doute par-dessus les rosiers…

À cette heure tout vivait d’un souffle de vie pure et immatérielle.

Les fleurs s’inclinaient en courbes gracieuses et lentes ; le long des murs noirs et dans les massifs, elles parlaient d’une voix silencieuse, imperceptible, et que l’on comprenait… D’autres effeuilaient leurs pétales qui tombaient en tournoyant comme autant de pensées mortes et de songes éteints.

Ce soir-là, Amaury ne put fermer les paupières. La faim le tenaillait. Une main de fer lui serrait la gorge.

« Pourquoi faut-il que ce besoin m’empêche de reposer et vienne troubler ainsi ma pensée ? J’ai mal !… Serait-ce déjà le dénouement de mon histoire ? Mourir !… Dieu ! que cette pierre est dure, ce soir ! Pourquoi mes yeux voient-ils tant de lumières clignotantes ? Quels sont ces bruits qui frappent mes oreilles ? Non ! ce n’est rien ! Une illusion d’être affamé, d’orphelin vagabond et amoureux. »

Il voulut se lever. Une singulière torpeur l’en empêcha. Et, glissant le long de la borne qui lui servait d’oreiller, il s’affaissa dans la poussière de la rue.

Des roses effeuillaient leurs pétales le long des murs noirs… Sa raison s’échappait avec son âme et il n’entendit pas une fenêtre s’ouvrir près de lui.

Une jeune fille s’y tint longtemps debout dans l’ombre de la chambre. Son regard fouillait l’obscurité, revenant sans cesse à la borne émergeant de cette noirceur.

« Il n’est pas là, se dit-elle. L’oubli déjà ! Mais je suis seule coupable ! J’aurais dû lui dire mon amour et mes rêves. Las d’attendre en vain, il ne reviendra plus, tout est fini… Je fus cruelle… » Et au travers de ses larmes, elle ne distingua pas la forme d’Amaury, étendu par terre. La fenêtre se referma.

Le long des murs, des roses effeuillaient leurs pétales jaunis…

Chaque nuit elle était venue contempler le troubadour endormi ; elle avait veillé ce sommeil aux mirages enchantés dont elle peuplait les songes. Elle restait longtemps pensive et souriante ; puis, quand l’aube répandait dans le ciel ses voiles violettes et que les étoiles sombraient dans un océan de lumière très pâle, elle disparaissait, jetant un dernier baiser au fou qui se croyait vilain et dédaigné.


* * *


La fraîcheur de la brise réveilla le pauvre gueux de sa mortelle torpeur. Il lui sembla d’abord être très loin parmi des choses hostiles et inconnues. Il frissonna. Puis il se souvint. Il revit les petites maisons dont l’étage semblait un front soucieux et ridé. Alors, l’atmosphère qu’il aspirait à grands traits, chargée de senteurs lourdes, raviva sa souffrance.

Le mal, à présent, lui serrait les tempes dans un étau inexorable. Ses mains pâles et maigres se meurtrissaient au contact des pierres moussues et disjointes. Au prix d’un effort, qui fit ruisseler son front de gouttelettes froides, il parvint à se dresser sur les genoux et alors il fixa longuement la fenêtre qu’il n’avait jamais vu s’ouvrir.

« Je veux mourir plus près d’elle ! Là, dans les roses qui embaument. Pour qu’au matin, venant cueillir le bouquet de la vierge, elle trouve mon corps, si léger et si faible parmi les pétales fanés… »

Il se traîna péniblement jusqu’aux rosiers, où il s’affaissa.

« Mon métier ? Troubadour !… Parfois je ris, souvent je pleure, toujours je chante… J’ai faim… Mon âge ? Vingt ans, sans doute, jamais plus ! Je m’en vais là-haut… très haut… Adieu, ma mie !… Mon Dieu, pardon pour moi ! pardon… »

Ainsi mourut Amaury le poète, un soir qu’au long des murs noirs, des roses pleuraient leurs pétales noircis…