Firmin ou le Jouet de la fortune/I/11

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Pigoreau (Ip. 129-138).

CHAPITRE XI.

Pour faire fortune, je m’avise de prendre le métier d’auteur.



Sa mémoire nous arracha des larmes : il avait des droits à notre estime, et je le regrettai sincèrement ; je m’apperçus même que Sophie en était singulièrement touchée : elle avait un cœur excellent, et elle se reprocha sa mort, quoiqu’elle n’en fût que la cause innocente. Pour la distraire, je l’éloignai de son quartier, et nous prîmes un logement reculé dans le faubourg Saint-Germain ; nos moyens, d’ailleurs, étaient trop bornés, pour nous permettre la moindre dépense. L’état de peintre que j’avais exercé à Liège ne m’offrait à Paris aucune ressource ; le nombre des artistes, supérieurs en talent, était trop considérable, pour qu’il me fût possible d’en tirer parti ; il fallait pourtant exister. Dans une ville immense où chacun ne pense qu’à soi, où l’homme n’accueille son semblable que lorsqu’il en a besoin, je ne pouvais pas espérer de grands secours ; je ne connaissais personne qui pût nous tendre une main secourable ; d’ailleurs, les gens riches, pour l’ordinaire, ont le cœur dur en proportion de leurs richesses. La livrée de la misère ne saurait jamais inspirer de l’intérêt, et nous nous trouvions seuls, abandonnés au milieu d’une ville immense, sans protection et sans ressources, et mon embarras augmentait avec ma détresse ; il fallut bien, cependant, prendre un parti quelconque. Pour faire fortune, je me décidai à entreprendre le métier d’auteur ; mais cet état, jadis considéré, cet état, autrefois aussi honorable qu’indépendant, était tombé dans un état d’avilissement qui se ressentait du bouleversement général. Cependant, je n’avais pas de choix à faire ; la carrière littéraire était la seule qui me convînt, la seule qui fût à ma portée, et qui m’offrît quelques consolations : je m’y déterminai donc sans balancer, et je la choisis de préférence, autant par goût que par nécessité.

Dès ma plus tendre jeunesse, je trouvais un plaisir indicible à rendre les diverses sensations que mon cœur éprouvait, ou à célébrer dans la romance et l’idille, la félicité champêtre. Élevé au milieu des champs et parmi ses paisibles habitans, je fus, dès mon enfance, témoin de leurs vertus et enthousiaste de leur bonheur. Le chant des bergères retentissait jusques dans mon ame, leurs mœurs et leur simplicité avaient à mes yeux un mérite nouveau ; aussi Gesner et Florian tenaient-ils la première place dans ma petite bibliothèque ; et lorsque mon imagination voulait décorer mes villageoises, je leur prêtais les charmes d’Amarillis ou de Galatée. La muse pastorale fut la première qui m’offrit des attraits, et mon premier ouvrage respira ce goût décidé pour ces jouissances, tout à la fois douces et vives, mais que l’on n’éprouve que dans le sein de la nature. Avec quelques dispositions que M. de Stainville s’était plû à cultiver, peut-être eussé-je acquis ce degré de célébrité si nécessaire pour enchaîner les suffrages et la fortune, et sur-tout indispensable, lorsque l’on en veut faire son état ; mais dans ma position je n’y pouvais prétendre. En effet, je plains l’homme de lettres qui est obligé de travailler pour vivre, et d’enchaîner les muses pour soutenir son existence ; non-seulement ses productions se ressentent de la stérilité de sa bourse, mais encore il est forcé de lutter contre une troupe de vampires affamés qui calculent leur fortune sur sa détresse. Les libraires furent[1] de tout temps pour l’auteur infortuné, autant de sang-sues qui ne vivent qu’à ses dépens, et qui se disputent à l’envie sa substance ; il est pour presque tous ces mercenaires, l’instrument dont ils se servent pour corriger la fortune. Ils lui achètent, à vil prix, le travail de plusieurs années, et encore pour la plupart font-ils de ses productions un commerce frauduleux, qu’ils achèvent de déshonorer par leur mauvaise foi, leur turpitude et leur ignorance.

Cependant l’indigence me menaçait de trop près pour faire le difficile, et je me décidai à supporter tous les désagrémens et toutes les humiliations que je devais nécessairement attendre dans la nouvelle carrière que je venais d’embrasser. L’embarras consistait à choisir un genre lucratif et dont le succès fût assuré. Celui du roman me parut réunir ces deux avantages ; j’avais long-temps étudié le caractère du français, et je savais que le genre romanesque était le seul qui l’occupait sérieusement. Toutes les cheminées étaient couvertes de ces productions futiles ; tous les quais, toutes les promenades publiques, étaient tapissées de ces brochures nouvelles, et alors une bibliothèque n’eût pas été bien composée, si elle n’eût offert la collection des romans à la vogue. Cette passion pour les choses extraordinaires et pour les grands évènemens ne faisait pas l’éloge du siècle, mais le français fatigué de politique, ne se piquait pas alors d’érudition ; il ne voulait qu’être amusé, qu’on le fît rire ou pleurer ; je sentis la nécessité de lui complaire, et je me déterminai à prendre la plume.


  1. Je déclare ici que mon intention n’est point d’attaquer en général la classe des libraires ; si j’ai été forcé d’en fronder le plus grand nombre, je dois convenir aussi qu’il en est quelques-uns de probes, instruits et dignes, à tous égards, de la considération dont jouissait l’ancienne librairie ; mais ils sont si rares que dans tout Paris on en compterait tout au plus une vingtaine, à qui l’on puisse réellement donner le nom de libraire. Les autres ne sont à proprement parler, que de misérables brocanteurs qui savent à peine distinguer l’édition originale de la contre-façon ; cependant la plupart d’entr’eux, pour ajouter à leur commerce une branche de plus, se sont rendus éditeurs et même propriétaires des productions de nos meilleurs auteurs : j’en ai connu qui achetaient les manuscrits au poids et à la livre, et qui les marchandaient avec autant d’impudeur qu’ils auraient fait d’un objet qu’ils se seraient procurés au marché ou dans une salle de vente.