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Firmin ou le Jouet de la fortune/I/12

La bibliothèque libre.


Pigoreau (Ip. 139-147).

CHAPITRE XII.

Me voilà aux prises avec les Libraires.



Jemployai trois mois à confectionner mon premier ouvrage. Lorsqu’il fut achevé, je m’empressai d’aller le porter à un certain libraire, renommé pour la vente, et plus encore pour la contre-façon des romans ; je croyais déjà avoir enchaîné par mes talens, cette fortune fugitive qui m’avait abandonné, et je me présentai chez lui avec assurance. Afin de donner une idée des humiliations que j’éprouvai en cette occasion, je vais rapporter ici la conversation que j’eus avec ce libraire, qui prouve combien il était éloigné d’avoir la délicatesse ou les talens des Didot, ou des Pankoukes.

— Qu’avez-vous déjà fait, me dit-il en pesant sur sa main mon manuscrit. — Rien encore, lui répondis-je, voici mon début dont le succès ne dépend nullement des circonstances. — Du succès, vous osez en espérer n’étant point encore connu ! — Ce n’est point à moi à prononcer sur mon ouvrage, mais si vous voulez en entendre la lecture… — C’est inutile, cela serait trop long ; d’ailleurs, je vois d’un coup-d’œil ce que cela peut-être. — Comment pouvez-vous porter un jugement sur un ouvrage, si vous ne prenez la peine de le lire ? — C’est affaire d’habitude, il m’en passe tant par les mains, vous devez savoir que c’est moi qui imprime tous les bons ouvrages qui paraissent depuis la révolution, et d’après cela il n’est pas étonnant que j’aie acquis une certaine expérience… — Mais encore je ne puis concevoir votre manière d’opérer : en imprimant un ouvrage sans le lire, vous vous exposez à faire paraître des choses détestables. — Il me suffit de lire la première et la dernière ligne, pour me donner une idée de l’ouvrage ; je suis connu pour avoir du discernement. — Je n’en doute nullement ; cependant je ne croyais pas qu’il fût possible de porter un jugement sur une chose quelconque avant de la connaître. — Je sais d’avance à quoi m’en tenir ; un auteur qui n’est point connu ne peut faire que des choses très-ordinaires. — Je vous observe que l’homme de lettres le plus célèbre n’avait point encore de réputation formée avant d’avoir débuté, et que par conséquent il y aurait de l’injustice à supposer qu’un ouvrage ne vaut rien par la raison que son auteur n’est point encore connu. — Votre manuscrit est bien petit, cela ne peut former tout au plus qu’un faible volume, et la vente en sera plus dure ; au surplus si je juge que cela puisse me convenir, je prendrai avec vous des arrangemens pour le faire allonger. — Allonger ! mon plan est pris et exécuté, et il me serait impossible de faire des additions à mon ouvrage sans lui faire du tort. — Bah ! bah ! rien n’est plus aisé, et des épisodes… croyez-vous que l’on ne puisse pas en glisser quelques-unes par-ci, par-là… — Le trop grand nombre des épisodes ne peut que nuire à un ouvrage en y semant des longueurs qui servent toujours à détruire l’intérêt principal, et je ne pourrais faire d’augmentations au mien sans m’écarter de la marche que j’ai adoptée. — Vous devez donc alors en être plus traitable ; voyons, combien estimez-vous votre ouvrage ? — Une production littéraire ne peut avoir une valeur déterminée tel qu’un objet palpable, et dans tous les cas ce ne serait point à moi à en faire l’estimation. Cependant comme le sort des gens de lettres ne fut jamais très-lucratif, je me contenterai d’une petite rétribution, que je regarde moins comme un salaire, que comme une faible indemnité due à mes peines et à mon travail, et c’est à cette considération que je me contenterai de la modique somme de cent écus. — Cent écus ! y pensez-vous ? avec ce prix j’aurais trois pièces de vin ! cent écus ? eh ! bon dieu, avec cela je ferais faire un excellent roman en dix volumes. — J’étais loin de présumer que mes prétentions fussent de nature à vous effrayer. Cependant pour peu que vous les supposiez indiscrètes, je vous invite à les borner vous-même. — Votre ouvrage contient cinq feuilles en les mettant à douze livres l’une dans l’autre, cela fera vingt bons écus, et certes je crois que c’est bien payé.

Je fus tellement indigné de cette offre, que, m’emparant de mon manuscrit avec humeur, je pris aussi-tôt congé de ce libraire. J’allai chez un autre qui me fit à-peu-près la même réponse ; j’éprouvai la même humiliation chez un troisième, et ce ne fut qu’après avoir éprouvé une foule de désagrémens semblables, que je parvins à obtenir de mon ouvrage, tout au plus l’existence d’une quinzaine. Ô combien est à plaindre l’homme de lettres qui, pour vivre, est obligé de faire un trafic de son travail, qui, pour nourrir sa famille, se voit forcé de sacrifier son amour-propre et sa réputation au besoin et à la nécessité ; les productions d’un auteur infortuné doivent nécessairement se ressentir de sa détresse et de la situation de son esprit ; lorsque les inquiétudes et les noirs chagrins l’assiègent, la sphère de ses idées se ressère, elle devient plus étroite, et alors il lui est impossible de se livrer à tout l’essor de son imagination ; d’ailleurs, le poëte qui travaille pour vivre en écrivant avec rapidité, se trouve forcé de renoncer à l’espoir de jamais atteindre au degré de perfection qui peut le faire distinguer de la foule des écrivains obscurs ; son esprit n’éprouve pas tous les jours la même disposition, et cette facilité journalière, accordée à certains individus, est un don naturel dont peu de gens puissent se glorifier : j’étais du nombre.