Firmin ou le Jouet de la fortune/I/13

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Pigoreau (Ip. 148-170).

CHAPITRE XIII.

Je change de batterie, je consacre mes talens au théâtre ; nouveaux désagrémens ; je suis forcé de confondre les procédés des comédiens avec ceux des libraires.



Cependant il fallait exister ; sans appui, sans protection, sans amis sur la terre, que faire ? que devenir ? je n’avais que ma plume, il me fallut bien employer cette dernière ressource. Je me déterminai seulement à changer de batterie ; le genre de littérature que j’avais adopté me paraissait ingrat ; j’en cherchai un plus lucratif, et, pour parvenir à la fortune plus promptement et avec plus de certitude, je pris le parti d’embrasser la carrière dramatique. Dans mon transport sublime je résolus de forcer le public à reconnaître mon mérite. Le choix du théâtre m’embarrassait encore ; mais après un mûr examen, celui des italiens me parut le seul digne de composer avec le vrai talent. Je me mis donc aussi-tôt à l’ouvrage, et en moins de deux mois j’eus terminé un opéra en trois actes, dont le succès me parut certain. Lorsqu’il fut entièrement achevé, je goûtai le repos d’Hercule après ses longs travaux. Je me contemplai, je m’admirai dans mon propre ouvrage, je lus ma pièce à tous ceux qui voulaient bien en entendre la lecture ; toutes les fois que je sortais de chez moi, j’avais le soin de la porter dans ma poche, j’en étourdissais tous ceux que je rencontrais ; les éloges de mes amis me semblaient un hommage mérité ; je réfléchissais avec une complaisance infinie sur la sensation que j’allais produire dans le public ; je jouissais d’avance de l’avenir et de mon élévation future, que je regardais comme assurée ; et me félicitant de n’être plus en butte aux mauvais procédés des libraires, je me disposai à me présenter à l’administration que j’avais choisie. Pour y parvenir plus sûrement, je pris un parti qui me parut le plus court ; je connaissais un artiste italien, je lui communiquai le projet que j’avais formé de consacrer mes veilles uniquement à son théâtre. « Cela ne vous sera point aussi aisé que vous le pensez, me dit-il en secouant la tête ; le théâtre italien est partagé entre des auteurs connus qui souffrent difficilement la rivalité ; pour l’éviter ils ont soin d’éloigner les jeunes littérateurs qui peuvent leur porter ombrage ; les compositeurs de musique eux-mêmes, qui ont consacré leurs talens à ce spectacle, ne se décideront que difficilement à travailler sur la production d’un jeune homme dont la réputation n’est point encore faite ; rien n’est plus difficile pour un débutant que de faire accepter ses ouvrages à notre comité ; je doute même qu’il consente à en entendre la lecture ; au surplus, confiez-moi votre manuscrit, et je vous promets de faire tous mes efforts pour le faire accepter. Repassez dans huit jours, je vous rendrai réponse. »

Je remerciai cet ami obligeant, et quoiqu’il eût un peu diminué les heureuses chimères qui me troublaient la tête, j’attendis avec empressement l’expiration du délai. Au jour et à l’heure fixée, je me rendis chez lui avec exactitude. Je vous l’avais bien prédit, me dit-il en me remettant ma pièce, le comité a refusé d’en entendre la lecture, il s’est contenté de nommer un commissaire qu’il a chargé de l’examen ; ce commissaire est un de nos auteurs attitrés, vous devez croire que son jugement n’a pas été en votre faveur ; il a trouvé des longueurs, des réminiscences, des incorrections, en un mot il ne l’a pas jugée susceptible d’occuper une place dans le répertoire italien : cependant il ne faut point vous décourager ni vous laisser abattre par les difficultés ; je vous invite à vous adresser au théâtre Feydeau, les administrateurs sont moins difficiles, et ils accueillent plus favorablement les jeunes auteurs ; croyez-moi, portez leur votre pièce, vous en serez bien reçu.

Je suivis ce conseil de point en point, et, pour réparer le temps perdu, je m’empressai de porter mon opéra au directeur de Feydeau. Celui-ci me reçut avec la plus grande honnêteté ; il me remercia de la préférence que j’avais donnée à son spectacle, et me promit de faire passer ma pièce à l’étude, mais qu’il fallait qu’elle attendît son tour. — Rien n’est plus juste, lui répondis-je, mais au moins pourrai-je savoir à-peu-près le délai que cela exige. — Je conviens, ajouta-t-il, que cela pourra être un peu long ; cependant vous pouvez être sûr que vous ne serez point oublié. – Mais encore… – Nous avons ici des pièces depuis 1791 qui attendent leur tour, mais comme la vôtre nous convient particulièrement, nous pourrons, en sa faveur, déranger l’ordre adopté, et la faire passer à l’étude de préférence ; j’espère qu’elle sera jouée sous peu ; en pressant le compositeur de musique vous pourrez jouir de votre ouvrage avant deux ans.

Je fus singulièrement étourdi d’un retard aussi considérable ; deux ans d’attente, sur-tout pour un auteur affamé, sont bien longs. Je crus devoir, en cette occasion, sacrifier une partie de ma gloire à mon intérêt, et je préférai porter ma pièce à un petit spectacle plutôt que d’attendre deux années entières pour retirer le fruit de mon travail. Je me décidai à m’adresser directement à mademoiselle Montansier ; on jouait alors à son spectacle la tragédie, l’opéra, la comédie, le pantomime ; tous les genres lui étaient propres. Je ne doutai nullement que ma pièce n’y fît fortune ; ma tête se remplissait d’idées agréables ; je voyais tout Paris accourir et s’empresser d’embellir mon triomphe par ses suffrages ; je jouissais d’avance des regrets que mes succès allaient causer aux italiens, et je me félicitais de la vengeance éclatante que j’allais en tirer tout en punissant leur injustice et leur mauvais goût. Les difficultés semblaient s’applanir devant moi ; j’étais parvenu à convoquer une assemblée pour y faire lecture de mon chef-d’œuvre. On doit bien présumer que le jour fixé, je ne me fis pas attendre. J’étais déjà rendu au foyer que mes juges n’y songeaient pas encore ; j’allais, je venais, je me promenais en long et en large, et afin de diminuer la longueur du temps, mon imagination se repaissait de mille chimères différentes ; je calculais le produit que j’allais retirer de mon travail ; ma modestie souffrait d’avance des éloges que l’on me prodiguait ; en un mot je ne cessais de bâtir des châteaux en Espagne, et je m’enivrais de ma gloire future.

Je ne fus distrait de mes douces réflexions que par l’arrivée d’un garçon de théâtre qui, la cloche en main, faisait un bruit effroyable pour annoncer la répétition d’une pièce nouvelle. On avait oublié que je devais être entendu ce jour-là, et ce ne fut qu’avec bien de la peine que je parvins à rappeller au régisseur la parole qui m’avait été donnée. Cet oubli de la part d’une société d’artistes, dont je devais faire la fortune, me parut une insulte, un outrage qu’il me fallut supporter sans me plaindre et sans mot dire ; mes droits n’étaient pas encore suffisamment établis pour me permettre des reproches, et je pris le sage parti de dissimuler. Le régisseur, pendant la répétition, se chargea de prévenir en particulier tous les membres qui devaient composer le comité de censure. Il est trop tard, disait l’un, j’ai affaire, disait l’autre, je n’ai pas déjeuné, disait un troisième. J’étais sur les épines ; j’étais sur le point d’éclater et de confondre les procédés des comédiens avec ceux des libraires, lorsque l’on vint m’annoncer que l’assemblée allait commencer, et que l’on avait remplacé les absens par les premiers venus. Tant mieux, me dis-je en moi-même, mon jugement en sera moins rigoureux ; je me trompais, il n’en fut que plus sévère.

Enfin les membres du conseil prirent des sièges, se rangèrent en cercle et se disposèrent à m’entendre. Ils eurent beaucoup de peines à observer un moment de silence ; ils étaient composés de jeunes étourdis qui pirouettaient avec grâce, et débitaient des fadaises le plus joliment du monde ; on y remarquait des actrices agaçantes, à l’œil lascif, et du reste fort indifférentes sur les beautés qui allaient frapper leurs oreilles. Dépêchons-nous, disait l’une, ma femme-de-chambre est malade, et je ne saurais rester long-temps. Je dois aller dîner au bois de Boulogne, disait sa compagne, et je n’ai pas de temps à perdre. Toutes paraissaient pressées, et toutes se retardaient elles-mêmes par leur babil continuel. J’enrageais, je suais d’impatience, et j’étais sur le point de leur tourner le dos, lorsque le régisseur parvint à se faire entendre ; il réclama d’une voix de Stentor un profond silence. Chacun lui obéit pour un moment, et l’on m’invita à commencer.

Je déroulai mon cahier avec un air d’assurance, et après m’être composé de mon mieux, je commençai la lecture intéressante qui devait forcer ces ignorans personnages à reconnaître ma supériorité. Lorsque je touchais à des endroits faibles, je glissais dessus avec légèreté et promptitude, afin d’éviter les observations judicieuses ; mais lorsque j’en étais aux passages qui me plaisaient de préférence, j’élevais la voix insensiblement, et j’appuyais avec force sur ceux qui devaient frapper mon auditoire. Je parvins à un morceau que je supposais sublime, et devoir produire un effet immanquable ; je redoublai de chaleur et de véhémence par progression, et tout d’un coup je m’arrêtai sous le prétexte de tirer mon mouchoir de ma poche, autant pour donner aux spectateurs la facilité de m’adresser leurs complimens, que pour voir la sensation que produisait sur eux mon plus beau morceau ; mais qu’elle fut ma surprise et mon indignation, lorsque je vis les trois-quarts des assistans endormis ou bâillans à l’envi ; quelques-uns même avaient déjà disparu, les autres paraissaient s’ennuyer cordialement. Cette remarque m’étourdit à un point que je ne pus moi-même retrouver la suite de ma lecture. J’aurais eu de la peine à sortir de cet embarras, si l’on ne fût venu annoncer l’arrivée de l’homme par excellence. Cet homme rare était l’auteur de la comète, ou la fin du monde, qui pour complaire aux comédiens venait faire, pour la troisième fois, la lecture de sa pièce. Tous me quittèrent aussi-tôt, et désertèrent la place pour aller entendre la misérable farce qui avait à leurs yeux un mérite infini, et sans daigner s’excuser sur leur impolitesse, ils me tournèrent le dos et nous abandonnèrent, moi et mon manuscrit, à notre destinée.

Furieux de cette sortie inconséquente, je me retirai en maudissant le théâtre et la gente comique. Je rentrai chez moi, et me promis bien de les punir de leur ignorance en renonçant pour toujours à la muse théâtrale. Cependant mon ouvrage était fait, il fallait bien en tirer parti. Je me rejettai sur le théâtre de la Cité, et dès le lendemain j’obtins audience de la direction ; trois de ses membres furent chargés d’examiner ma pièce ; ils étaient tous les trois âgés, et ils en entendirent la lecture jusqu’à la fin avec la gravité d’un tribunal qui doit prononcer un arrêt de mort. Lorsqu’elle fut achevée, le chef de cet auguste aréopage me dit avec dignité, que mon ouvrage n’avait qu’un défaut, celui d’être trop soigné pour eux ; qu’au surplus, si je voulais supprimer les ariettes, les chœurs et les morceaux d’ensemble, et substituer à leur place des incendies, des combats ou des évolutions, que cela ferait parfaitement leur affaire.

Malgré l’envie que j’avais de voir mon nom figurer à côté de celui des Picard, Duval, Marsolier, etc. je ne pus jamais me résoudre à supprimer ce qu’il y avait de meilleur dans mon opéra, et je préférai le porter aux spectacles des boulevards. Quoique mon amour-propre eût beaucoup à souffrir d’une pareille décadence, je me décidai à m’adresser au théâtre de l’Ambigu-Comique, ci-devant Audinot. J’eus autant de peine à obtenir audience des entrepreneurs de ce spectacle, que j’en avais eu auparavant à passer à la censure des italiens ; peut-être même n’en serais-je point venu à bout sans la protection d’une actrice que le hasard m’avait fait connaître ; elle se chargea, moyennant certain tribut de reconnaissance, de faire entendre la lecture de ma pièce. Elle était au mieux avec le directeur, avec les associés, et même la troupe entière lui devait des égards ; aussi ma pièce subit-elle son examen ; mais le croira-t-on, malgré les efforts de ma protectrice, elle fut déclarée hors de leur portée et au-dessus de leurs forces. Ils m’observèrent judicieusement qu’il leur fallait des farces, que le genre relevé ne pouvait leur convenir, et qu’il leur fallait des pièces à grand fracas ; que cependant mon sujet fournissant beaucoup d’intrigues, si je voulais en supprimer le chant et le dialogue et en faire un pantomime, qu’alors ils pourraient en tirer parti. On me fit à-peu-près la même réponse dans tous les autres spectacles auxquels je m’adressai ; les uns voulaient retrancher les ariettes, les autres désiraient que je supprimasse le dialogue, d’autres n’en voulaient conserver que le dénouement, d’autres voulaient réduire mes trois actes en un, et d’autres enfin s’obstinaient au contraire, à en faire cinq ; en un mot j’ai vu le moment où l’on déguiserait mon opéra comique en tragédie.

De pareils désagrémens étaient plus que suffisans pour me rebuter. Dans ma juste indignation je fis le serment de renoncer pour jamais aux faveurs de Melpomène. Le genre dramatique me parut encore plus ingrat et sur-tout plus épineux que celui que j’avais d’abord adopté, et je résolus de me raccommoder avec les libraires. Je sentis qu’il était encore plus facile de faire imprimer un mauvais roman, que de faire jouer une bonne comédie. Je fis marché à tant la feuille avec le plus célèbre marchand de nouveautés. Il s’abonna avec moi, et je me décidai à lui en donner pour son argent ; une production soignée n’eût pas eu à ses yeux un mérite de plus, elle eût exigé trois fois plus de temps. J’étais dans la détresse, mon existence dépendait de la quantité de mes productions, et je me décidai à devenir prolixe. Mon génie créateur enfantait par mois des volumes qui tombaient aussi-tôt dans l’oubli. Cependant ma fécondité ne pouvait encore suffire à mes besoins ; l’état d’un gagne-petit était plus lucratif que le mien ; je sentis d’ailleurs que j’allais me dégrader entièrement, et me perdre pour jamais de réputation. Je rougis de l’état d’avilissement dans lequel je réduisais les lettres, et je m’apperçus qu’il était temps de me frayer un nouveau chemin à la fortune.


Fin de la première partie.