Flamarande/10

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Michel Lévy frères (p. 44-47).



X


Le soir, comme j’étais dans un coin du vestibule, madame descendait l’escalier sans me voir, et M. de Salcède montait.

— On va danser, lui dit-elle ; est-ce que vous vous retirez ?

— Il le faut, répondit-il d’un ton navré.

— Comment, il le faut ? Pourquoi ?

— Je suis un peu souffrant.

— Si ce n’est qu’un peu, la danse vous guérira. Voyons, je compte sur vous. Promettez-moi de redescendre.

Il s’inclina et ils se croisèrent. Elle, légère comme un oiseau et légèrement vêtue de gaze, car il faisait très-chaud, disparut dans les détours vaguement éclairés de la rampe. Lui, après avoir monté deux ou trois marches, se retourna et resta immobile, la suivant des yeux, en proie à une émotion si violente, que je crus qu’il allait mourir. Quand il fut remonté chez lui, je descendis à mon tour pour veiller aux rafraîchissements de la soirée, et je me trouvai face à face avec le comte de Flamarande, qui sortait de l’ombre d’un couloir. Lui aussi avait observé, et il était plus agité encore que M. de Salcède ; il était pâle comme la mort et parlait seul, les dents serrées comme s’il eût voulu rugir.

— Il me trompe ! disait-il. Infâme, infâme !

Il ne me vit pas, tant il était préoccupé, et descendit au salon, où M. de Salcède ne vint pas ce soir-là, au grand déplaisir de la baronne, qui ne s’en cachait guère. Madame, plus indifférente ou plus habile, dansa gaiement et ne parut point contrariée. M. le comte ne la quittait pas des yeux. S’en apercevait-elle ?

Le lendemain, Julie m’apprit que nous partions le jour même, et, peu d’instants après, le comte m’ordonna de veiller à ses paquets. Les chevaux de poste arrivèrent au moment du déjeuner. Monsieur fit croire à son hôtesse qu’il avait reçu de Paris des lettres pressantes, qu’une affaire grave le rappelait, qu’il lui fallait se hâter. M. de Salcède était là et reçut le coup en pleine poitrine. Il ne s’y attendait pas. Il croyait avoir apaisé les doutes de son ami.

— Pourquoi ce départ ? lui dit-il en l’attirant dans une embrasure où je me trouvais occupé à arranger une poulie de rideau qui ne marchait pas.

Le rideau me cachait, et, comme monsieur ne répondait pas :

— Puisque ma soumission n’a pu désarmer vos injurieux soupçons, reprit-il, c’est à moi de vous céder la place. Je vais partir à l’instant même.

— Je vous le défends, répliqua le comte d’un ton sec. Ce serait affliger trop vivement madame de Montesparre. Il vous a convenu de feindre avec elle, vous êtes forcé de continuer le rôle de prétendant.

M. de Salcède allait répliquer. Il m’aperçut au-dessus de lui sur un marchepied et ne répliqua point.

On déjeuna, la voiture roula sur le sable du parterre. Madame de Montesparre paraissait désolée de perdre si tôt sa jeune amie ; il me sembla, à moi, qu’elle était contente d’être délivrée d’une rivale si redoutable. Quant à M. de Salcède, il fit bonne contenance, et madame Rolande, soit qu’elle fût une personne froide, soit qu’elle eût une grande force d’habileté, ne parut que surprise par l’événement et incapable de se révolter contre les circonstances.

À midi, nous roulions sur la route de Paris lorsque, au détour que faisait la route en face du chemin de Flamarande, une roue cassa à la descente, et la voiture versa. Heureusement personne ne fut blessé, et on put faire tenir la roue tant bien que mal pour sortir de là ; mais il fallait prendre un parti. Le relais de poste le plus rapproché était à quatre lieues ; c’était un pauvre hameau où il serait impossible de faire réparer la voiture, qui certes n’était pas en état d’aller plus loin. M. le comte proposa à madame d’aller coucher à Flamarande. On chercha un moyen de transport ; il n’y en avait pas. Madame, qui était la résignation même, assura qu’elle irait fort bien à pied, et on allait s’y décider lorsqu’un équipage passa sur la route et nous héla à grands cris.

C’était la famille de Léville qui s’en allait dîner à Montesparre et qui, voyant notre détresse, jugea que nous étions fous de ne pas retourner à ce bon gîte, où les moyens de réparer notre véhicule étaient assurés. Ces braves voisins insistèrent tellement que monsieur dut céder pour n’être pas ridicule dans son caprice et inhumain pour sa jeune femme, condamnée à faire deux lieues à pied pour aller coucher sur la paille à Flamarande. On s’empila donc dans la voiture des Léville ; la nôtre suivit de loin, au pas. Nous rentrâmes à Montesparre six heures après l’avoir quitté.