Flamarande/39

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Michel Lévy frères (p. 193-196).



XXXIX


Un homme de haute taille venait à ma rencontre. Ce n’était qu’un paysan portant un panier et dont le costume n’offrait rien de frappant ; mais, à mesure qu’il s’approchait de moi, j’étais saisi de l’élégance de sa démarche, et le nom de Salcède s’écrivait en lettres de feu dans mon cerveau. La nuit commençait, et je ne pouvais distinguer sa figure. Je doublai le pas pour le voir de plus près, m’apprêtant à le saluer pour le forcer à soulever le chapeau déformé qui lui ombrageait fortement le visage, lorsque, au détour d’une roche qui me le masqua durant quelques secondes, je ne vis plus personne sur le sentier. Il avait disparu comme disparaîtrait un fantôme, car d’un côté le rocher à pic n’offrait aucun interstice dont il eût pu profiter ; de l’autre, le même roc plongeait verticalement dans l’abîme où roulait le torrent. Je restai là quelques instants stupéfait, regardant avec soin de tous côtés ; je ne vis rien qui pût m’expliquer ce qu’il était devenu. Je me demandai si je n’avais pas été le jouet d’une hallucination. Pour moi, le comte de Flamarande était alors un exalté très-près de la démence, et je songeais avec terreur que cet état moral pouvait être contagieux.

Je repris le chemin du manoir et trouvai très-près de là Ambroise, qui rentrait aussi, portant le petit Espérance sur son épaule.

— Nous n’allons pas vite, me dit-il, nous vous attendions. Quel gibier guettiez-vous donc là-bas que vous avez tant regardé et tant cherché ?

— Je cherchais, lui répondis-je, à me rendre compte du chemin qu’avait pu prendre un homme que j’ai vu venir, et que vous avez dû rencontrer.

— Simon, le meunier de Saint-Julien ? Nous n’avons rencontré que lui.

— Par où a-t-il pu passer dans l’endroit où je l’ai perdu de vue ?

— Vous souhaitiez lui parler ?

— Non, je me disais qu’il avait pu tomber dans le précipice, et que le bruit du torrent m’avait empêché d’entendre ses cris.

— Quand Simon de Saint-Julien se laissera tomber, répondit Ambroise en riant, c’est que quelqu’un lui aura cassé les deux jambes.

— Alors vous n’êtes pas inquiet ?

— Moi ? jamais ! rien ne m’inquiète.

Et, se retournant vers l’enfant :

— Qu’est-ce que tu veux, toi ? Tu souhaites marcher ? Eh bien, embrasse-moi, je te mettrai sur tes pattes.

Espérance ne se fit pas prier et l’embrassa, faveur qu’il ne m’avait jamais accordée de bonne grâce. J’en fis la remarque.

— Et pourtant, voyez un peu ! répondit Ambroise, il vient d’embrasser Simon sans en être beaucoup prié. Il faut croire qu’il y a des figures qui lui plaisent et que la vôtre ne lui revient pas.

Simon de Saint-Julien existait-il ? N’était-ce pas un nom improvisé par Yvoine qui avait réponse à tout avec une aisance admirable ? À souper, j’amenai la conversation sur les hommes de belle taille, et je prétendis, que ceux du pays me semblaient être généralement au-dessous de la moyenne.

— Pourtant, ajoutai-je en élevant la voix, j’en ai vu un très-grand aujourd’hui. Comment l’appelez-vous donc, maître Ambroise ?

— Simon le meunier, répondit-il également à voix haute et avec la promptitude qu’il mettait toujours à répondre sur la dernière syllabe de son interlocuteur.

— Vous avez vu Simon aujourd’hui ? dit Michelin. C’est pour de vrai un bel homme et bien découplé. D’où vient donc qu’il n’est pas venu nous dire bonjour en passant ?

— Il était pressé de rentrer, reprit Ambroise ; il avait été jusqu’à Mandaille pour un payement qu’on lui devait.

Je fus encore rassuré ce jour-là, mais les jours suivants, à propos des plus futiles circonstances, je recommençai à me tourmenter. Vraiment Ambroise Yvoine me semblait jouer avec moi comme un chat avec une souris. Il avait des allures qui prêtaient beaucoup à mes soupçons. Il s’était installé dans le donjon, où il avait fait apporter quelques pauvres meubles, et il dirigeait le travail des ouvriers avec beaucoup d’intelligence et de bonne humeur ; mais il n’était pas toujours là, et, quand il disparaissait, nul n’eût pu dire où il était et à quoi il s’occupait. À vrai dire, nul autre que moi ne s’en tourmentait, et, quand je le questionnais, il répondait en riant :

— Ah voilà ! qui peut savoir ce que je fais et où je vais quand je le sais tout au plus moi-même ? Je suis l’oiseau qui voltige de place en place et qui vit pour vivre. Demandez au martinet sur combien de pierres du donjon il a passé en tournant dans les airs. Bien sûr, le soir venu, il n’en sait pas le compte ; pourtant il a son idée, et j’ai souvent la mienne. Il pense à attraper des mouches, et moi, je pense à n’en pas trop gober.