Flamarande/40

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Michel Lévy frères (p. 197-203).



XL


Ainsi toutes les réponses facétieuses de ce bonhomme avaient pour moi un sens que je croyais toujours dirigé contre moi, et, quand je me disais qu’il n’y songeait peut-être pas du tout, je me trouvais sot et malheureux. Vingt fois par jour je me sentais prêt à lui dire :

— Ne jouons donc pas au plus fin, entendons-nous plutôt pour rendre l’enfant à sa mère. Chargez-vous de lui porter cette révélation. Ce secret me pèse, rendez-moi le service de m’en débarrasser.

Mais alors une mauvaise honte me retenait. J’avais mis de l’amour-propre à mener à bien la chose qu’au premier abord j’avais jugée impossible ; confesser à ce bohémien qu’il était plus habile que moi me causait une répugnance insurmontable. Ainsi, partagé entre la lassitude de mon méchant rôle et la crainte de voir le triomphe d’Ambroise, je me consumais et devenais de plus en plus malade, si bien que je fus pris d’une grosse fièvre et dus garder le lit pendant quatre jours. Les Michelin me soignèrent très-affectueusement ; mais ce fut Yvoine qui me guérit en m’administrant un breuvage de sa façon, composé avec des plantes de la montagne. Je le pris sans avoir conscience de rien, car durant quarante-huit heures je perdis la notion du lieu où j’étais et des personnes qui m’entouraient.

Quand je revins à moi, le jour paraissait à peine ; je regardai autour de moi avec étonnement, surpris de sortir du chaos de rêves où je me débattais, et de voir Ambroise à mon chevet. Je l’interrogeai ; il m’apprit que j’avais beaucoup battu la campagne, mais qu’il connaissait cette fièvre-là et m’avait servi de médecin. Je continuai à prendre ses médecines et m’en trouvai fort bien, car, au bout de quelques jours, j’étais délivré de tous les malaises que j’avais éprouvés auparavant.

— Mon brave Ambroise, lui dis-je un matin en déjeunant avec un appétit que je n’avais pas eu depuis six mois, je ne sais pas si je vous dois la vie ; mais, à coup sûr, je vous dois la santé. Et puis je sais à présent que vous m’avez soigné comme si j’eusse été votre frère. Vous avez passé des nuits debout et des jours sans me quitter un instant. Je voudrais vous témoigner ma reconnaissance ; dites-moi ce qui vous ferait plaisir.

— Je ne vous demande rien que de vous bien porter, monsieur Charles, répondit-il d’un air de franchise ; je ne suis pas malheureux et n’ai guère de fantaisies. Pourtant j’en ai une, qui est de demeurer dans cette ferme, ma vie durant. Vous savez que j’ai choisi cette famille Michelin pour la mienne. J’ai amassé quatre ou cinq sous, et, comme je n’ai pas de descendance, mon frère d’Orléans n’en ayant pas non plus, moi, j’aimerais à mourir ici et à laisser ce que j’ai à un des petits enfants, à votre filleule, ou votre commère, ou le petit Espérance, si sa famille vient à l’abandonner. J’en ai touché deux mots à Michelin et à sa femme, et ils m’ont dit que, si vous approuviez, ils me garderaient ici volontiers. Alors c’est à vous de décider, car, si nous avons déjà parlé de cela en riant, à présent c’est chose sérieuse. J’ai senti mes premiers rhumatismes l’hiver dernier, et je ne veux pas finir dans un fossé. Je pourrai encore courir par le beau temps ; mais, quand viendra la neige, je veux avoir mon gîte comme un vieux lièvre ; ça vous va-t-il ?

Je ne pouvais certes pas refuser, et je montrai même de la joie de pouvoir être agréable à Yvoine ; mais cette apparente insistance à demeurer auprès d’Espérance me donna encore à penser. J’essayai en vain de lui arracher quelque aveu. Je dus reconnaître que, s’il s’était emparé de mon secret, il était plus habile que moi à le garder. Et n’en devait-il pas être ainsi ? N’avait-il pas le beau rôle, le rôle généreux, tandis que, contrairement à ma conscience et à mes instincts, j’avais le rôle du traître dans cette comédie ?

Je passai encore six semaines à Flamarande. Je m’y sentis plus calme et, en dehors de mon chagrin intérieur, plus heureux que je ne l’avais été depuis longtemps. Ces Michelin étaient réellement de braves personnes, leurs enfants m’aimaient, et Ambroise me distrayait par son esprit enjoué et actif. Je me portais bien, je chassais un peu ; je n’avais plus le spectacle des larmes de madame de Flamarande et le supplice des confidences de son mari. Je m’appartenais enfin, et peu à peu je m’habituais à l’idée de secouer le joug qui m’avait été imposé. Je prenais la résolution d’écrire à madame la comtesse pour l’informer de l’existence et de la bonne santé de son fils aîné. Je lui écrivis même beaucoup de lettres, que je brûlai toutes, retenu par la crainte qu’elles ne fussent surprises par son mari.

D’ailleurs, cela ne pouvait pas s’expliquer par écrit. Une femme si pure et si noble ! comment oser lui dire de quoi elle était accusée ? Une mère si passionnée ! comment l’empêcher de commettre quelque imprudence dont le résultat lui eût été funeste ? M. le comte avait trouvé le plus cruel des châtiments en cas de révolte de sa part ; il avait parlé de lui retirer Roger, et il était homme à le faire. Je devais être là, je devais préparer la comtesse à cette révélation ; je ne pouvais en charger personne. Tout cela ne devait avoir lieu qu’à son retour d’Italie. Je m’attachai à cette résolution forcément ajournée, à cet espoir de racheter le repos absolu de mon cœur et de ma conscience, et je pris courage en m’occupant de Gaston avec un profond attendrissement.

Malheureusement pour moi, Gaston ne m’aimait pas, et toutes mes avances le trouvaient insensible. Il n’était ni brutal ni maussade, mais il me répondait d’un air ennuyé et s’essuyait le front du revers de sa main quand je me hasardais à y déposer mes lèvres par surprise.

Son instinct de réserve était moins sensible avec les autres. Les paysans ne sont pas démonstratifs, et personne ne quêtait ses caresses. Il était tout l’opposé de son frère Roger, qui montrait déjà un caractère tout en dehors. Gâté, ardent, fantasque, Roger n’avait pas une minute de repos. Il fallait que tout mobilier ou toute personne lui passât par les mains. Il brisait tout, et dans ses jeux il se souciait peu de vous faire du mal : mais il avait tout aussitôt des repentirs charmants : il vous caressait avec passion, trouvant des mots tendres et comiques pour vous consoler. Ses prières étaient irrésistibles, ses colères effrayantes, ses gentillesses adorables. Tout émotion, il donnait aux autres des émotions continuelles.

Gaston, paisible et méfiant, était très-mystérieux. Sa douceur était inaltérable. Il n’avait aucune fantaisie et s’amusait seul autant qu’avec les autres enfants. Tout paraissait l’intéresser, il examinait des heures entières le travail des fourmis ou celui des abeilles. Il se couchait à plat ventre dans la prairie et contemplait les petits brins d’herbe ou conversait avec les grillons. Il aimait peu les grands animaux, mais il n’en avait pas peur, et, à vrai dire, il ne paraissait jamais effrayé de rien. Il était bon et cédait tout aux fillettes de la maison ; mais il paraissait n’aimer que la plus petite et ne se laissait entraîner à aucune partie bruyante. Recueilli et comme rentré en lui-même, il ne demandait jamais rien, et, si on eût oublié de lui donner à manger, il s’en fût allé cueillir les myrtiles de la montagne et les framboises des bois plutôt que de réclamer.

On ne s’étonnait pas de le voir si différent des autres. On l’avait vu d’abord triste ou résigné, parce qu’il ne pouvait se faire comprendre, et on se rendait assez bien compte du travail imposé à un enfant qui commence à parler, lorsque tout à coup il lui faut oublier une langue et en apprendre une autre. On se disait qu’il deviendrait tout à fait gai quand il pourrait s’exprimer tout à fait ; mais ces bonnes raisons ne me persuadaient pas. Je voyais toujours en lui l’être arraché brusquement à son milieu et condamné à une existence contraire aux instincts et aux tendances de sa race. Les enfants de Suzanne Michelin avaient été vachers et faiseurs de fromage dans le sein de leur mère ; Gaston avait été porté en carrosse et nourri de bouchées à la reine avant de naître ; Espérance ne savait pas cela, mais il le sentait, et, sans donner une forme à ses idées d’enfant, il éprouvait sans doute l’étonnement et peut-être l’effroi de vivre autrement qu’il n’eût vécu sans le comte de Flamarande et sans moi ! Aussi, quand il me regardait, j’étais prêt à baisser les yeux, et, quand il se refusait à mes caresses, je me disais :

— C’est bien fait, tu as ce que tu mérites.

J’avais obtenu de mon maître un mois de vacances, j’en pris deux sans lui en demander la permission. Je craignais de me trouver près de lui et ne désirais que le mécontenter pour avoir le droit de rompre. Il avait répondu de ma dette paternelle, et mes créanciers avaient pris patience ; mais j’étais encore assez jeune pour trouver un emploi, et M. le comte savait bien que j’étais trop scrupuleux pour oublier de m’acquitter.