Fragment sur l’histoire générale/Édition Garnier/14

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ARTICLE XIV.

Fragment sur la Saint-Barthélemy.

On prétend en vain[1] que le chancelier de L’Hospital et Christophe de Thou, premier président, disaient souvent : Excidat illa dies (que ce jour périsse). Il ne périra point ; ces vers même en conservent la mémoire[2]. Nous fîmes aussi nos efforts autrefois pour la perpétuer[3]. Virgile avait mieux réussi que nous à transmettre aux siècles futurs la journée de la ruine de Troie. La grande poésie s’occupa toujours d’éterniser les malheurs des hommes.

Nous fûmes étonnés de trouver, en 1758, près de deux cents ans après la Saint-Barthélemy, un livre[4] contre les protestants dans lequel est une dissertation sur ces massacres ; l’auteur veut prouver ces quatre points qu’il énonce ainsi[5] :

1o  Que la religion n’y a eu aucune part ;

2o  Que ce fut une affaire de proscription ;

3o  Qu’elle n’a dû regarder que Paris ;

4o  Qu’il y a péri beaucoup moins de monde qu’on n’a écrit.

Au 1o  nous répondrons : Non, sans doute, ce ne fut pas la religion qui médita et qui exécuta les massacres de la Saint-Barthélemy ; ce fut le fanatisme le plus exécrable. La religion est humaine, parce qu’elle est divine ; elle prie pour les pécheurs, et ne les extermine pas ; elle n’égorge point ceux qu’elle veut instruire. Mais si on entend ici par religion ces querelles sanguinaires de religion, ces guerres intestines qui couvrirent de cadavres la France entière pendant plus de quarante années, il faut avouer que cet effroyable abus de la religion arma les mains qui commirent les meurtres de la Saint-Barthélemy. Nous convenons que Catherine de Médicis, le duc de Guise, le cardinal de Birague, et le maréchal de Retz, qui conseillèrent ces massacres, n’avaient pas plus de religion que monsieur l’abbé, qui en veut diminuer l’horreur. Il nous reproche[6] d’avoir appelé Birague cardinal, sous prétexte qu’il ne fut décoré de la pourpre romaine qu’après avoir répandu le sang des Français. Mais ne dit-on pas tous les jours que le cardinal de Retz fit la première guerre de la Fronde, quoiqu’il ne fût alors que coadjuteur de Paris ? Que fait aux massacres de la Saint-Barthélemy le quantième du mois où un Birague reçut sa barrette ? Est-ce par de tels subterfuges qu’on peut défendre une si détestable cause ? Oui, le fanatisme religieux arma la moitié de la France contre l’autre ; oui, il changea en assassins ces Français aujourd’hui si doux et si polis, qui s’occupent gaiement d’opéras-comiques, de querelles de danseuses, et de brochures. Il faut le redire cent fois ; il faut le crier tous les ans, le 24 auguste, ou le 24 août, afin que nos neveux ne soient jamais tentés de renouveler religieusement les crimes de nos détestables pères.

Que ce fut une affaire de proscription.

Quelle affaire ! proscrire ses propres sujets, ses meilleurs capitaines, ses parents, le prince de Condé, notre Henri IV, depuis restaurateur de la France, notre héros, notre père, qui n’échappa qu’à peine à cette boucherie ! On dit une affaire de finance, une affaire d’honneur ou d’intérêt, affaire de barreau, affaire au conseil, affaires du roi, hommes d’affaires. Mais qui avait jamais entendu parler d’affaires de proscription ? Il semble que ce soit une chose simple et en usage. Il n’est que trop vrai que ce fut une proscription ; et c’est ce qui excitera toujours nos cris et nos larmes.

Mais on laissa au peuple fanatique et barbare le soin de choisir ses victimes. Le frère pouvait assassiner son frère ; le fils plonger le couteau dans les mamelles qui l’avaient allaité. Il n’est que trop vrai qu’on égorgea des femmes et des enfants. « Les charrettes chargées de corps morts de damoiselles, femmes, filles et enfants, étaient menées et déchargées dans la rivière[7]. » Quelle affaire !

Que cette affaire n’a jamais dû regarder que Paris.

Et, pour nous prouver cette étrange assertion, monsieur l’abbé nous assure qu’à Troyes un catholique voulut sauver la vie à Étienne Marguien[8] ; mais il ne nous dit point qu’Étienne Marguien échappa au carnage. Si cette affaire n’avait regardé que Paris, pourquoi la cour envoya-t-elle des ordres à tous les gouverneurs des provinces et des villes de répandre partout le sang des sujets ? Il y en eut qui s’en excusèrent. Les seigneurs de Saint-Hérem[9], de Chabot, d’Ortez, d’Ognon, de La Guiche, Gordes, et d’autres, écrivirent au roi, en différents termes, qu’ils avaient des soldats pour son service, et non des bourreaux.

Au reste il nous doit être permis d’en croire les véridiques Auguste de Thou et Maximilien, duc de Sully, qui virent de bien plus près la Saint-Barthélemy que monsieur l’abbé, qui n’y était pas, et qui ne passe peut-être pas pour aussi véridique.

Qu’il y a péri beaucoup moins de monde qu’on n’a écrit.

Il n’est pas possible de savoir le nombre des morts ; on ne sait pas dans les villes le nombre des vivants. Tel auteur exagère, tel autre diminue, personne ne compte. Nous n’avons jamais cru aux trois cent mille Sarrasins tués par Charles Martel ; il n’est pas question ici de savoir au juste combien de Français furent massacrés par leurs compatriotes. Qui pourra jamais avoir une liste exacte des habitants de Thessalonique égorgés par l’ordre de Théodose dans le cirque où il les invita par des jeux solennels ? Il est avéré que tout ce qui entra fut tué. Thessalonique était une ville marchande, opulente, et peuplée. Il n’est pas vraisemblable qu’elle ne contînt que sept mille âmes. Mais que Théodose, dans sa Saint-Barthélemy, ait fait massacrer quinze mille de ses sujets, ou trente mille, le crime est égal.

L’archevêque Péréfixe pousse jusqu’à cent mille[10] le nombre des victimes frappées dans la proscription de Charles IX. Le sage de Thou réduit ce nombre à soixante et dix mille[11]. Prenons une moyenne proportionnelle arithmétique, nous aurons quatre-vingt-cinq mille. Quelle affaire ! encore une fois.

De nos jours, un avocat irlandais[12] a plaidé pour les massacres d’Irlande, exécutés sous le règne de l’infortuné Charles Ier. Il a soutenu que les Irlandais catholiques n’avaient assassiné que quarante mille protestants. Nous ne voulons pas compter après lui ; mais en vérité ce n’est pas peu de chose que quarante mille citoyens expirants dans des tourments recherchés, des filles attachées vivantes encore au cou de leurs mères suspendues à des potences ; les parties génitales des pères de famille mises toutes sanglantes dans la bouche de leurs femmes égorgées, et leurs enfants coupés par morceaux sous les yeux des pères et des mères, le tout à la plus grande gloire de Dieu.

Nous aurions mauvaise grâce de nous plaindre des reproches[13] que nous fait monsieur l’abbé sur ce que nous fîmes, il y a cinquante ans, je ne sais quel poëme épique dans lequel il est parlé de la Saint-Barthélemy. Un de nos parents fut tué dans cette journée ; mais nous nous tenons très-heureux d’en être quitte aujourd’hui pour des injures.


  1. Caveyrac, à la page 43 de sa Dissertation sur la Saint-Barthélemy, imprimée à la suite de son Apologie de Louis XIV et de son conseil sur la révocation de l’édit de Nantes, etc., 1758, in-8o. Voltaire avait déjà fait une Réponse à Caveyrac ; voyez tome XXVIII, page 556.
  2. Ce sont des vers de Silius Italicus :

    Excidat illa dies ævo, nec postera credant
    Secula.

    (Note de Voltaire.)

    — Ce passage n’est pas de Silius Italicus, mais de Stace, livre V des Sylves, ii, 88-89. Dans son Essai sur les Mœurs, voyez tome XII, page 511, Voltaire mettait cette citation dans la bouche de L’Hospital. Caveyrac dit, page 43 de sa Dissertation, que c’était le président de Thou qui les citait ; voilà sans doute pourquoi ce dernier est nommé ici par Voltaire. (B.)

  3. Dans le chant II de la Henriade.
  4. La Dissertation dont il vient d’être question.
  5. Page 1 de la Dissertation.
  6. Dissertation, page 3.
  7. Texte rapporté page 30 de la Dissertation sur la Saint-Barthélemy.
  8. Dissertation, page 5.
  9. Voyez, tome VIII, une des notes de l’Essai sur les Guerres civiles.
  10. « Six jours après, qui fut le jour de la Saint-Barthélemy, tous les huguenots qui étaient venus à la fête furent égorgés ; entre autres l’amiral... puis par toutes les villes du royaume, à l’exemple de Paris, près de cent mille hommes. » (Histoire de Henri le Grand, première partie, 1572.)
  11. De Thou dit plus de trente initie hommes, voici son texte : « Proditumque a multis plus xxx hominum millia toto regno in his tumultibus varia peste exstincta ; quamvis aliquanto minorem numerum credo. » (Hist., lii, 12.) Mais Sully (Œconomies royales, page 12 de l’édition des vvv verts) dit plus de soixante et dix mille personnes. Voltaire lui-même a cité Sully dans son écrit Des Conspirations (voyez tome XXVI, page 10). Ce qui peut l’avoir induit ici en erreur c’est la citation des trois auteurs (de Thou, Sully, et Péréfixe), faite par Caveyrac, à la page 36 de sa Dissertation sur la Saint-Barthélemy. (B.)
  12. Brooke, né en 1706, mort en 1783 ; littérateur, ami de Pope et de Swift.
  13. Dans une note du chant II de la Henriade, Voltaire parle d’un gentilhomme qui, étant fort jeune dans les gardes du roi Charles IX, chargeait son arquebuse. Caveyrac, pages 42 et 43 de sa Dissertation, reprochait à Voltaire d’avoir rapporté cette circonstance. (B.)