Fragment sur l’histoire générale/Édition Garnier/13

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ARTICLE XIII.

Défense de Louis XIV contre les Annales politiques
de l’abbé de Saint-Pierre.

Dans un dictionnaire d’impostures et d’ignorance, intitulé les Trois Siècles, voici ce qu’on trouve, tome III, page 262, à l’article de l’abbé Castel de Saint-Pierre :

« Le plus connu de ses autres ouvrages est celui qui a pour titre Annales politiques de Louis XIV, où l’auteur offre un tableau frappant des progrès de l’esprit chez notre nation pendant le règne de ce monarque, et où M. de Voltaire a puisé l’idée si mal remplie de son Siècle de Louis XIV... Le détail des faits ne se présente chez l’un et l’autre écrivain que de profil. »

Il est aussi facile que nécessaire de faire voir qu’il n’y a pas un mot de vérité dans tout ce passage.

Premièrement, il est bien faux que le Siècle de Louis XIV, composé en 1745, et imprimé d’abord en 1750, ait pu être pris des Annales politiques de l’abbé de Saint-Pierre, qui n’ont vu le jour qu’en 1757[1]. Nous ne cesserons de redire[2] qu’il sied bien à un écrivain de ne point répondre quand on attaque son style ; il serait inutile d’examiner si des faits se présentent de profil ; mais il est juste et nécessaire de mettre un frein au mensonge et à la calomnie[3].

Secondement, nous dirons que nous fûmes justement surpris, quand nous lûmes les Annales de l’abbé de Saint-Pierre : il traite Louis XIV et son conseil de grands enfants en trente endroits. Louis XIV fit des fautes comme tant d’autres souverains, et il eut par-dessus eux le courage de l’avouer ; mais ces fautes ne sont pas assurément celles d’un grand enfant.

L’abbé de Saint-Pierre répète souvent que tous les vices du gouvernement de ce monarque venaient de ce qu’il n’avait pas adopté la méthode du scrutin perfectionné, et de ce qu’il n’avait pas pensé à établir la diète européane ou europaine, avec les quinze dominations égales et la paix perpétuelle.

Ces chimères avaient été souvent rebattues par l’abbé de Saint-Pierre, dans plusieurs de ses petits livres, et n’avaient été remarquées que pour leur singularité. Il croyait avoir perfectionné la république de Platon et le gouvernement imaginaire de Salente. Nous avons eu en France, en Angleterre, beaucoup de ces projets, quelques-uns peut-être désirables, et nul de praticable ; nous sommes même encore aujourd’hui accablés de systèmes. Celui de Maximilien de Rosny, duc de Sully, a paru le plus étonnant de tous. Bouleverser toute l’Europe pour y introduire une paix perpétuelle ; changer toutes les dominations pour les rendre égales ; substituer un intérêt général à tous les intérêts de chaque pays ; avoir une ville commune, une armée commune, des finances communes ! Un tel roman n’était bon que dans la comédie du Potier d’étain, ou de Sir Politick[4].

Il se peut que Henri IV et le duc de Sully se fussent quelquefois égayés, dans la conversation, à parler de ce roman ; mais qu’on en ait sérieusement fait le plan ; que Henri IV, la reine Élisabeth, la république de Venise, et plusieurs princes d’Allemagne, se soient ligués ensemble pour l’exécuter : c’est ce qui est démontré faux. La démonstration consiste en ce qu’on n’a jamais retrouvé aucun vestige d’une pareille négociation, ni dans les archives de Londres, ni chez aucun prince d’Allemagne, ni à Venise, ni dans les Mémoires du secrétaire d’État Villeroi, ministre du dehors sous Henri. Le silence en pareil cas parle assez hautement.

L’abbé de Saint-Pierre osa supposer que les projets de gouverner la France par scrutin, et de partager l’Europe en quinze dominations, pour lui assurer une paix perpétuelle, avaient été adoptés et rédigés par le dauphin duc de Bourgogne, père de Sa Majesté Louis XV ; et qu’à la mort de ce prince ils avaient été trouvés parmi ses papiers. On lui remontra qu’il était faux que dans les papiers du duc de Bourgogne on en eût trouvé un seul qui eût le moindre rapport à ces romans politiques ; qu’il n’était pas permis d’abuser ainsi d’un nom si respectable, et de mentir si grossièrement pour autoriser des chimères. Voici ce qu’il répondit en propres mots[5] :

« Je n’en ai de preuves que des ouï-dire vraisemblables. C’était un prince très-appliqué à la science du gouvernement... De là sont nées apparemment les opinions qu’il eût exécuté ces beaux projets si une mort précipitée ne l’eût empêché de régner. Je n’ai donc sur cela que des ouï-dire, etc. »

On pourrait répliquer à l’abbé de Saint-Pierre que ces prétendus ouï-dire n’avaient pas le moindre fondement, et qu’il les inventait pour s’autoriser d’un grand nom. Il ne tenait qu’à M. Caritidès[6] d’attribuer ses projets à Louis XIV.

Cependant, après une telle réponse, il se crut le réformateur du genre humain. Il appela son scrutin perfectionné anthropomètre et basilomètre, et continua à gouverner.

Malheureusement pour lui, parmi quarante de ses volumes on distingua sa Polysynodie, et on y fit quelque attention. Cet ouvrage essuya le même sort que l’Éloge du système de Lass, par l’abbé Terrasson. À peine cet Éloge avait-il paru que le système s’écroula de fond en comble, et lorsque l’abbé de Saint-Pierre démontrait que la polysynodie, c’est-à-dire la multitude des conseils, était la seule forme de gouvernement qu’on pût admettre, le duc d’Orléans, régent, qui d’abord avait adopté cette forme, prenait déjà des mesures pour l’abolir.

Comme l’auteur avait donné au gouvernement de Louis XIV le nom de vizirat et de demi-vizirat, le cardinal de Polignac, et le cardinal de Fleury, alors précepteur du roi, furent choqués de ces expressions : ils crurent que puisqu’on traitait de vizirs les ministres de Louis XIV, on traitait ce monarque chrétien de Grand Turc. Tous deux étaient de l’Académie, ainsi que l’abbé ; ils y portèrent leurs plaintes contre leur confrère dans deux discours qui sont imprimés.

On ne voit pas que le terme de grand vizir soit plus injurieux que celui de préfet du prétoire sous les empereurs romains ; mais enfin les plaintes des deux académiciens prévalurent contre leur confrère, et il fut exclu de l’Académie. Ce qu’il y eut de plus singulier dans cette affaire, et que nous avons remarqué dans le Siècle de Louis XIV[7], c’est que le cardinal de Polignac, en poursuivant l’auteur de la polysynodie, adoptée alors par le duc d’Orléans, régent du royaume, conspirait contre lui dans ce temps-là même. Cependant le régent, qui se doutait déjà des intrigues de Polignac, et qui ne voulut pas manifester ses soupçons, lui abandonna Saint-Pierre, premier aumônier de sa mère ; et ce pauvre aumônier fut la victime du service qu’il avait cru rendre au régent : accident fort commun aux gens de lettres.

L’abbé continua tranquillement à éclairer le monde et à le gouverner. Il publia une ordonnance pour rendre les ducs et pairs utiles à l’État ; il diminua toutes les pensions par un de ses édits, vida tous les procès, permit aux prêtres et aux moines de se marier, et ayant ainsi rendu la terre heureuse, il s’occupa de ses Annales politiques, qui sont poussées jusqu’à l’année 1739, et qui ne furent imprimées que longtemps après sa mort. Elles finissent par une comparaison entre Louis XIV et Henri IV. Il donne la préférence entière à Henri IV, sans concurrence ; et une de ses plus fortes raisons est que ce prince voulait établir, selon lui, la diète europaine et le scrutin perfectionné.

Si nous osions mettre dans la balance Henri IV et Louis XIV, nous laisserions là ce scrutin et cette paix perpétuelle. Nous dirions que Henri IV et Louis XIV naquirent heureusement tous deux, avec des caractères et des talents convenables aux temps où ils vécurent.

Henri, né loin du trône, élevé dans les guerres civiles, toujours éprouvé par elles, persécuté par Philippe II jusqu’à la paix de Vervins, avait besoin du courage d’un soldat. Louis, né sur le trône, maître absolu vers le temps de son mariage, eut cette valeur tranquille que forment l’honneur, la gloire, et la raison : il vit souvent le danger sans s’émouvoir. C’était ce même courage d’esprit qu’il déploya les derniers jours de sa vie : ce n’était pas dans lui l’emportement d’un sang bouillant, comme dans Charles XII ou dans Henri IV.

Il y avait entre Henri et Louis cette différence qui se trouve si souvent entre un gentilhomme qui a sa fortune à faire, et un autre qui est né avec une fortune toute faite. L’un fut toujours obligé de chercher des ressources ; l’autre trouva tout préparé autour de lui pour seconder en tout genre sa passion pour la gloire, pour la magnificence et pour les plaisirs. Henri IV, par sa position, fut longtemps un chef de parti, forcé de se mesurer souvent avec des aventuriers, qui, dans d’autres temps, auraient attendu respectueusement les ordres de ses domestiques. L’autre, dès qu’il agit par lui-même, attira les regards de l’Europe entière ; tous deux ennemis de la maison d’Autriche, mais Henri accablé trente ans par elle, et Louis XIV l’accablant trente ans de suite du poids de sa grandeur et de sa gloire.

Henri, forcé d’être toujours très-économe ; et Louis, invité par sa puissance et par l’amour de cette gloire à répandre des libéralités, surtout dans ses voyages ; à protéger tous les beaux-arts, non-seulement chez lui, mais chez les étrangers ; à élever des hôpitaux, des palais, des églises, et des forteresses.

Tous deux, quoique d’un caractère opposé, avaient le goût de l’ancienne chevalerie, mêlant la galanterie à la guerre, s’échappant des bras de leurs maîtresses pour aller surprendre une ville. Pellisson, dans ses Lettres[8], nous apprend que Louis XIV lui demanda si la religion lui permettait de proposer un duel à l’empereur Léopold, qui était à peu près de son âge. Il se peut qu’un tel discours ne fût pas inspiré par une envie déterminée de se battre contre ce prince ; mais pour Henri, on sait assez qu’il n’y eut point de rencontre où il ne fît le coup de main, et l’histoire n’a point de héros qu’il n’eût défié au combat. Lorsqu’à l’âge de cinquante-sept ans il était prêt de partir pour aller, sur le Rhin, se mettre à la tête de la ligue qu’on appelait protestante, contre celle à qui l’on donna le nom de papiste, il se préparait à porter les armes comme à l’âge de vingt ans. Louis XIV, après huit ans de désastres dans la guerre de la succession d’Espagne, prit la résolution ferme d’aller combattre lui-même à la tête de ce qui lui restait de troupes, quoique à l’âge de soixante et dix années.

Tous deux portèrent cet esprit de chevalerie dans leurs amours : l’un voulut épouser sa maîtresse, l’autre en effet épousa la sienne.

Il y eut dans Henri plus d’activité, plus d’héroïsme ; dans Louis, plus de majesté et plus d’éclat, plus d’art d’en imposer : l’un semblait né pour être guerrier, l’autre pour être roi.

Si Henri fut plus grand que Louis par l’excès du courage, par une lutte continuelle contre la mauvaise fortune, et contre une foule d’ennemis et de persécutions, le siècle de Louis XIV fut beaucoup plus grand que celui de Henri IV : car il fut le siècle des grands talents dans tous les genres, et celui de Henri fut le siècle des horreurs de la guerre civile, des sombres fureurs du fanatisme, et de l’abrutissement féroce des esprits ignorants.

Voilà à peu près l’idée que nous eûmes de ces deux règnes, sans nous mettre plus en peine du scrutin perfectionné que Henri IV et Louis XIV ne s’en embarrassaient.


  1. La première édition des Annales politiques de l’abbé de Saint-Pierre est de 1757, deux volumes in-8o.
  2. Voyez ci-dessus la note 1 de la page 253.
  3. Voyez l’article xvi de ces Fragments. Voyez aussi les Trois Siècles, à l’article Saint-Didier, où l’abbé Sabatier, auteur de ces Trois Siècles, affirme que la Henriade est pillée d’un poëme de Saint-Didier, intitulé Clovis. Vous remarquerez qu’il y avait déjà trois éditions de la Henriade sous le titre de la Ligue, quand le Clovis de Saint-Didier parut et disparut. (Note de Voltaire.)
  4. Le Potier d’étain, homme d’État, est une comédie danoise, du baron de Holberg ; Sir Politick Wouldbe est une comédie de Saint-Évremond.
  5. Ouvrages de politique, par M. l’abbé de Saint-Pierre, à Rotterdam, chez Bénian, et à Paris, chez Briasson ; tome III, pages 191 et 192, (Note de Voltaire.)
  6. Personnage des Fâcheux, III, ii.
  7. Voyez tome XIV, page 129.
  8. Lettres historiques de M. Pellisson, Paris, 1729, trois volumes in-12. Pellisson, tome II, page 6, dit : « On assure que... il (Louis XIV) demanda à quelqu’un si ces combats singuliers entre deux princes qui se trouvaient à la tête de leurs armées se pouvaient pratiquer en conscience. »