Fragments historiques sur l’Inde/Édition Garnier/Article 11

La bibliothèque libre.
◄  Article X Article XII   ►

ARTICLE XI.

SUITE DE LA CONNAISSANCE DES CÔTES DE L’INDE.

Enfin on double ce fameux cap de Comor ou Comorin, connu des anciens Romains dès le temps d’Auguste, et alors on est sur cette côte des perles qu’on appelle la Pêcherie. C’est de là que les plongeurs indiens fournissaient des perles à l’Orient et à l’Occident. On en trouvait encore beaucoup lorsque les Portugais découvrirent et envahirent ce rivage dans notre xvie siècle. Depuis ce temps-là, cette branche immense de commerce a diminué de jour en jour, soit que les mers plus orientales

produisent aujourd’hui des perles d’une plus belle eau, soit que la matière qui les forme ait changé sur la plage de ce promontoire de l’Inde, comme tant de mines d’or, d’argent, et de tous les métaux, se sont épuisées dans tant de terres.

Vous allez alors un peu au nord du huitième degré de l’équateur où vous êtes, et vous voyez à votre droite la Trapobane ou Taprobane des anciens, nommée depuis par les Arabes l’île de Serindib, et enfin Ceilan. C’est assez, pour la faire connaître, de dire que le roi de Portugal Emmanuel, demandant à un de ses capitaines de vaisseau, qui en revenait, si elle méritait sa réputation, cet officier lui répondit : « J’y ai vu une mer semée de perles, des rivages couverts d’ambre gris, des forêts d’ébène et de cannelle, des montagnes de rubis, des cavernes de cristal de roche, et je vous en apporte dans mon vaisseau. » Quelle réponse ! et il n’exagérait pas.

Les Hollandais n’ont pas manqué de chasser les Portugais de cette île des trésors. Il semblait que le Portugal n’eût entrepris tant de pénibles voyages, et conquis tant d’États au fond de l’Asie, que pour les Hollandais. Ceux-ci s’étant rendus maîtres de toutes les côtes de Ceilan, en interdisent l’abord à tous les peuples. Ils ont fait le souverain de l’île leur tributaire ; et il n’est jamais tombé dans l’esprit des raïas, des nababs, et des soubas de l’Inde, de tenter seulement de les en déposséder.

Vous remontez de la côte de Malabar, que nous avons parcourue, à celles de Coromandel et de Bengale, théâtres des guerres entre les princes du pays, et entre la France et l’Angleterre.

Nous ne parlerons plus ici de monarques et de zamorins, rois des rois, mais de soubas, de nababs, de raïas. Cette côte de Coromandel est peuplée d’Européans comme celle de Malabar. Ce sont d’abord les Hollandais à Négapatam, qu’ils ont encore enlevé au Portugal, et dont ils ont fait, dit-on, une ville assez florissante.

Plus haut c’est Tranquebar, petit terrain que les Danois ont acheté, et où ils ont fondé une ville plus belle que Négapatam. Près de Tranquebar, les Français avaient le comptoir et le fort de Karical. Les Anglais, au-dessus, celui de Goudelour et celui de Saint-David.

Tout près du fort Saint-David, dans une plaine aride et sans port, les Français ayant, comme les autres, acheté du souba de la province de Décan un petit territoire où ils bâtirent une loge, ils firent, avec le temps, de cette loge une ville considérable : c’est Pondichéry, dont nous avons déjà parlé.

Ce n’était d’abord qu’un comptoir entouré d’une forte haie d’acacias, de palmiers, de cocotiers, d’aloès ; et on appelait cette place la Haie des Limites.

À trente lieues au nord est Madras, comme nous l’avons vu, ce chef-lieu du grand commerce des Anglais, La ville est bâtie en partie des ruines de Méliapour ; et cet ancien Méliapour avait été changé par les Portugais en Saint-Thomé, en l’honneur de saint Thomas Didyme, apôtre. On trouve encore dans ces quartiers des restes de Syriens, nommés d’abord chrétiens de Thomas parce qu’un Thomas, marchand de Syrie et nestorien, était venu s’y établir avec ses facteurs au vie de notre ère. Bientôt après on ne douta pas que ce nestorien n’eût été saint Thomas Didyme lui-même. On a vu partout des traditions, des croyances publiques, des monuments, des usages, fondés sur de telles équivoques. Les Portugais croyaient que saint Thomas était venu à pied de Jérusalem à la côte de Coromandel, en qualité de charpentier, bâtir un palais magnifique pour le roi Gondafer. Le jésuite Tachard a vu près de Madras l’ouverture que fit saint Thomas au milieu d’une montagne, pour s’échapper par ce trou des mains d’un brachmane qui le poursuivait à grands coups de lance, quoique les brachmanes n’aient jamais donné de coups de lance à personne. Les chrétiens anglais et les chrétiens français se sont détruits, de nos jours, à coups de canon sur ce même terrain que la nature ne semblait pas avoir fait pour eux. Du moins les prétendus chrétiens de saint Thomas étaient des marchands paisibles.

Plus loin est le petit fort de Paliacate, appartenant aux Hollandais. C’est de là qu’ils vont acheter des diamants dans la nababie de Golconde.

À cinquante lieues plus au nord, les Anglais et les Français se disputaient Masulipatan, où se fabriquent les plus belles toiles peintes, et où toutes les nations commerçaient. M. Dupleix obtint du nabab cet établissement entier. On voit que des étrangers ont partagé tout ce rivage, et que les Indiens n’ont rien gardé pour eux sur leur propre territoire.

Quand on a franchi la côte de Coromandel, on est à la hauteur de la grande nababie de Golconde, où sont les plus grands objets de l’avarice, les mines de diamants. Les nababs avaient longtemps empêché les nations étrangères de se faire des établissements fixes dans cette province. Les facteurs anglais et hollandais y venaient d’abord acheter les diamants qu’ils vendaient en Europe. Les Anglais possédaient au nord de Golconde la petite ville de Calcutta, bâtie par eux sur le Gange dans le Bengale, province qui passe pour la plus belle, la plus riche et la plus délicieuse contrée de l’univers. Pour les Français, ils avaient Chandernagor, et un autre petit comptoir sur le Gange. C’est à Chandernagor que M. Dupleix commença sa grande fortune, qu’il perdit depuis. Il y avait équipé pour son compte quinze vaisseaux qui allaient dans tous les ports de l’Asie, avant qu’il fût nommé gouverneur de Pondichéry.

Les Hollandais ont la ville d’Ougli entre Calcutta et Chandernagor. Il est bien à remarquer que, dans toutes ces dernières guerres qui ont bouleversé l’Inde, qui ont mis les Anglais sur le penchant de leur ruine, et qui ont détruit les Français, jamais les Hollandais n’ont pris ouvertement de parti : ils ne se sont point exposés, ils ont joui tranquillement des avantages de leur commerce, sans prétendre former des empires. Ils en possèdent un assez beau à Batavia. On les vit agir en grands guerriers contre les Espagnols et les Portugais : mais dans ces dernières guerres, ils se sont conduits en négociants habiles.

Observons surtout que tant de peuples de l’Europe ayant de grands vaisseaux armés en guerre sur tous les rivages de l’Inde, il n’y a que les Indiens qui n’en aient point eu, si nous exceptons un seul pirate. Est-ce faiblesse et ignorance du gouvernement ? Est-ce mollesse, est-ce confiance dans la bonté de leurs vastes et fertiles terres, qui n’ont aucun besoin de nos denrées ? C’est tout cela ensemble.


    un petit peuple nommé les Coleries, dont la loi est que, dans leurs querelles et dans leurs procès, la partie adverse est obligée de faire tout ce que fait l’autre. Celle-ci se crève-t-elle un œil, celle-là est obligée de s’en arracher un. Si un Colerie égorge sa femme et la mange, son adversaire aussitôt assassine et mange la sienne. M. Orm, savant Anglais, qui a vu beaucoup de ces Coleries, assure en propres mots que ces coutumes diaboliques sont absolument inconnues, et que le P. Martin en a menti. (Note de Voltaire.)