Fragments historiques sur l’Inde/Édition Garnier/Article 18

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ARTICLE XVIII.

LALLY ET LES AUTRES PRISONNIERS CONDUITS EN ANGLETERRE, RELÂCHÉS SUR LEUR PAROLE. PROCÈS CRIMINEL DE LALLY.

Les prisonniers continuèrent dans la route et en Angleterre leurs reproches mutuels, que le désespoir aigrissait encore. Le général avait ses partisans, surtout parmi les officiers du régiment de son nom : presque tous les autres étaient ses ennemis déclarés ; chacun écrivait aux ministres de France, chacun accusait le parti opposé d’être la cause du désastre. Mais la véritable cause était la même que dans les autres parties du monde : la supériorité des flottes anglaises, l’opiniâtreté attentive de la nation, son crédit, son argent comptant, et cet esprit de patriotisme qui est plus fort à la longue que l’esprit mercantile et que la cupidité des richesses.

Le général Lally obtint de l’amirauté d’Angleterre la permission de repasser en France sur sa parole. Son premier soin fut de payer ce qu’il avait emprunté pour le service public. La plupart de ses ennemis revinrent en même temps que lui ; ils arrivèrent précédés de toutes les plaintes, des accusations formées de part et d’autre, et de mille écrits dont Paris était inondé. Les partisans de Lally étaient en très-petit nombre, et ses adversaires innombrables.

Un conseil entier, deux cents employés sans ressources ; les directeurs de la compagnie des Indes voyant leur grand établissement anéanti ; les actionnaires tremblant pour leur fortune ; des officiers irrités : tous se déchaînaient avec d’autant plus d’animosité contre Lally qu’ils croyaient qu’en perdant Pondichéry il avait gagné des millions. Les femmes, toujours moins modérées que les hommes dans leurs terreurs et dans leurs plaintes, criaient au traître, au concussionnaire, au criminel de lèse-majesté.

Le conseil de Pondichéry en corps présenta une requête contre lui au contrôleur général. Il disait dans cette requête : « Ce n’est point le désir de venger nos injures et notre ruine personnelle qui nous anime ; c’est la force de la vérité, c’est le sentiment pur de nos consciences, c’est le cri général. »

Il paraissait pourtant que le sentiment pur des consciences était un peu corrompu par la douleur d’avoir tout perdu, par une haine personnelle peut-être excusable, et par la soif de la vengeance, qu’on ne peut excuser.

Un très-brave officier, de la noblesse la plus antique, fort mal à propos outragé par le général, et même dans son honneur, écrivait en termes beaucoup plus violents que le conseil de Pondichéry. « Voilà, disait-il, ce qu’un étranger sans nom, sans actions devers lui, sans naissance, sans aucun titre enfin, comblé cependant des honneurs de son maître, prépare en général à toute cette colonie. Rien n’a été sacré pour ses mains sacriléges ; ce chef les a portées jusqu’à l’autel, en s’appropriant six chandeliers d’argent et un crucifix, que le général anglais lui a fait rendre à la sollicitation du supérieur des capucins, etc., etc. »

Le général s’était attiré par ses fougues indiscrètes et par ses reproches injustes une accusation si cruelle : il est vrai qu’il avait fait porter chez lui ces chandeliers et ce crucifix, mais si publiquement qu’il n’était pas possible qu’au milieu de tant de grands intérêts il voulût s’emparer d’un objet si mince. Aussi l’arrêt qui le condamna ne parle point de sacrilége.

Le reproche d’une basse naissance était bien injuste : nous avons ses titres munis du grand sceau du roi Jacques. Sa maison était très-ancienne[1]. On passait donc les bornes avec lui, comme il les avait passées avec tant d’autres. Si quelque chose doit inspirer aux hommes la modération, c’est sans doute cette fatale aventure.

Le ministre des finances devait naturellement protéger une compagnie de commerce dont la ruine semblait si préjudiciable au royaume : il y eut un ordre secret d’enfermer Lally à la Bastille. Lui-même offrit de s’y rendre ; il écrivit au duc de Choiseul : « J’apporte ici ma tête et mon innocence. J’attends vos ordres. » Quelque temps auparavant, un des agents de ses ennemis lui avait offert de lui révéler toutes leurs intrigues, et il refusa cette offre avec mépris.

Le duc de Choiseul, ministre de la guerre et des affaires étrangères, était généreux à l’excès, bienfaisant et juste ; la hauteur de son âme était égale à la grandeur de ses vues ; mais il eut le malheur de céder aux clameurs de Paris : on avait décidé d’abord qu’on ne prendrait un parti qu’après le rapport fait au conseil des accusations intentées contre Lally, et des preuves sur lesquelles on les appuyait. Cette résolution si sage ne fut pas suivie. Lally fut enfermé à la Bastille dans la même chambre où avait été La Bourdonnaie, et n’en sortit pas de même.

Il s’agissait d’abord de voir quels juges on lui donnerait. Un conseil de guerre semblait le tribunal le plus convenable ; mais on lui imputait des malversations, des concussions, des crimes de péculat, dont les maréchaux de France ne sont pas juges. Le comte de Lally avait d’abord formé ses plaintes : ainsi ses adversaires ne firent en quelque sorte que récriminer. Ce procès était si compliqué, il fallait faire venir tant de témoins, que le prisonnier resta quinze mois à la Bastille sans être interrogé, et sans savoir devant quel tribunal il devait répondre. « C’est là, disaient quelques jurisconsultes, le triste destin des citoyens d’un royaume célèbre par les armes et par les arts, mais qui manque encore de bonnes lois, ou plutôt chez qui les sages lois anciennes sont quelquefois oubliées. »

Le jésuite Lavaur était alors à Paris ; il demandait au gouvernement une modique pension de quatre cents francs pour aller prier Dieu le reste de ses jours au fond du Périgord, où il était né. Il mourut, et on lui trouva douze cent cinquante mille livres dans sa cassette, en or, en diamants, en lettres de change. Cette aventure d’un supérieur des missions de l’Orient, et la banqueroute de trois millions que fit en ce temps-là le supérieur des missions de l’Occident, nommé La Valette[2] excitèrent dans toute la France une indignation égale à celle qu’on inspirait contre Lally, et fut une des causes qui produisirent enfin l’abolissement des jésuites ; mais en même temps la cassette de Lavaur prépara la perte de Lally. On trouva dans ce coffre deux mémoires, l’un en faveur du comte, l’autre qui le chargeait de tous les crimes. Il devait faire usage de l’un ou de l’autre de ces écrits, selon que les affaires tourneraient. De ce couteau tranchant à double lame, on porta au procureur général[3] celle qui blessait l’accusé. Cet homme du roi fit sa plainte au parlement contre le comte, de vexations, de concussions, de trahisons, de crimes de lèse-majesté. Le parlement renvoya l’affaire au Châtelet en première instance, et bientôt après des lettres patentes du roi renvoyèrent à la grand’chambre et à la Tournelle assemblées « la connaissance de tous les délits commis dans l’Inde, pour être le procès fait et parfait aux auteurs desdits délits, selon la rigueur des ordonnances ». Le mot de justice conviendrait mieux peut-être que celui de rigueur.

Comme le procureur général avait inséré dans sa plainte les termes de crime de haute trahison, de lèse-majesté, on refusa un conseil à l’accusé. Il n’eut pour sa défense d’autres secours que lui-même. On lui permit d’écrire : il se servit de cette permission pour son malheur. Ses écrits irritèrent encore ses adversaires, et lui en firent de nouveaux. Il reprochait au comte d’Aché d’avoir été cause de la perte de l’Inde en ne restant pas dans Pondichéry. Mais ce chef d’escadre avait préféré de défendre les îles de Bourbon et de France contre une invasion dont sans doute il les croyait menacées. Il avait combattu trois fois contre la flotte anglaise, et avait été blessé dans ces trois batailles. M. de Lally faisait des reproches sanglants au chevalier de Soupire, qui lui répondit, et qui déposa contre lui avec une modération aussi estimable qu’elle est rare.

Enfin, se rendant à lui-même le témoignage qu’il avait toujours fait rigoureusement son devoir, il se livra avec la plume aux mêmes emportements qu’il avait eus quelquefois dans ses discours. Si on lui eût donné un conseil, ses défenses auraient été plus circonspectes ; mais il pensa toujours qu’il lui suffisait de se croire innocent. Il força surtout M. de Bussy à lui faire une réponse, et cette réponse d’un homme en faveur duquel l’opinion s’était alors déclarée, paraissant quelques jours avant le jugement, ne pouvait manquer de faire effet sur des esprits déjà prévenus. Lally, qui tant de fois avait prodigué sa vie, et que M. de Bussy affectait de soupçonner de manquer de courage, en avait trop en insultant tous ses adversaires dans ses mémoires. C’était se battre seul contre une armée : il n’était guère possible que cette multitude ne l’accablât pas, tant les discours de toute une ville font impression sur les juges, lors même qu’ils croient être en garde contre cette séduction !


  1. Une branche de cette famille a possédé le château de Tollendal en Irlande depuis un temps immémorial jusqu’à la dernière révolution. Le lord Kelly, vice-roi d’Irlande sous Élisabeth, était du nom de Lally, mais d’une autre branche. (Note de Voltaire.)
  2. Voyez tome XVI, page 100 ; et XXVI, 125.
  3. Joly de Fleury, né en 1710, frère aîné d’Orner Joly de Fleury, avocat général.