France, Algérie et colonies/Algérie/02

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LIbrairie Hachette et Cie (p. 597-600).


CHAPITRE II

LE TELL


Le Tell, ses chaleurs, ses neiges, son climat « humain ». — Ainsi que toute la Berbérie, la terre algérienne se divise en Tell, en Steppes, en Sahara : 15 millions d’hectares y font le Tell, 10 millions les Steppes, 41 à 42 millions le Sahara.

Divisé comme la France, le Tell algérien contiendrait 24 ou 25 départements. D’une mer qui a de brusques fureurs, d’un rivage presque sans ports naturels, il s’élève avec les boursouflements de l’Atlas. Ouvert aux vents du « manoir liquide », il en reçoit les pluies ; en plaine il a des rivières, en montagne il a des torrents, et çà et là des fontaines superbes. C’est le grenier et le cellier de l’Algérie, sa terre à blé, à lin, à vigne, à mûriers, à oliviers, à tabac et à coton.

La plage marine, le Sahel ou Littoral, s’y déroule sous un climat délicieux, tempéré suivant les heures par la brise de terre ou la brise de mer. Bône, Philippeville, Bougie, Alger, Oran, ont une moyenne annuelle d’environ 18 degrés, avec seulement deux saisons : un hiver amenant beaucoup de pluies, un été qui n’en apporte point. Ces pluies hivernales tombent de nuages qui n’attristent pas longtemps l’azur africain, elles sont mêlées des sourires du soleil, et la neige est une rareté sous ce ciel indulgent. L’été prend à ce que nous appelons printemps, à ce que nous nommons automne tous les jours que ne réclame pas l’humide saison ; il y a telle année où il empiète sur l’hiver lui-même : si bien qu’alors, accablé par « le spleen lumineux de l’Orient », l’Algérien soupire ardemment après l’eau du ciel : orages, brouillards, pluies, neiges même, il demande aux nues de ternir la voûte enflammée.

Bienheureux les peuples assis au bord d’un Nil qui sort de son lit pour féconder et non pour détruire ! L’homme du Tell n’a que des torrents soudains, qui passent, qui rongent leur rive et l’emportent vers la mer bleue. C’est qu’il y pleut par caprices, par grands orages, pendant quelques minutes, quelques heures, rarement plusieurs jours de suite, sur une terre sèche et fendue. Ces averses, on les bénit, elles viennent ranimer les jardins, faire naître l’orge ou l’avoine ou le blé, rendre le frais murmure aux fontaines. Un hiver sec fait du Tell un plancher d’airain, mais un hiver humide rend aux vallées la fraîcheur qui valut à ce rivage africain le nom d’Ef-Khodra, le Verdoyant, donné jadis par les Arabes de l’invasion ; sur le littoral algérien, la chute annuelle des pluies est moindre à l’ouest qu’au centre, au centre qu’à l’est : si 500 millimètres en moyenne mouillent annuellement la rive oranaise, 700 à 800 tombent sur la rive algérienne, 800, 1 000, 1 100 sur Bougie, Djidjelli, Philippeville, Bône. Mais cette progression n’a lieu que sur la côte ; dans l’intérieur, sur les plateaux de Sétif et de Batna, il ne pleut pas autant qu’à Tlemcen ou même à Oran, et cela malgré l’altitude plus grande du sol. C’est parce que des montagnes cachent la mer à ces villes du plateau. D’autre part, comme en toute contrée du monde, il tombe sur la sierra beaucoup plus d’eau que sur le plat pays : ainsi Téniet-el-Hâd, à 1 158 mètres d’altitude, et Fort National, à 916 mètres, sont les bourgs les plus mouillés de la province d’Alger ; et Tlemcen, sise à 829 mètres, reçoit bien plus de pluies qu’Oran, Arzeu, ou Mostaganem. On n’a pas encore assez longtemps étudié les climats de l’Algérie, qui sont très nombreux, très divers, par suite de l’infinie variété des sols et des altitudes.

Loin de la côte, dans l’intérieur du Tell, et jusqu’aux montagnes qui cachent les Steppes, le climat, beaucoup plus extrême, terrasse pendant des mois par une chaleur qui monte jusqu’à 45 degrés, les flammes du sirocco, qui sont comme une bouche de four, des soleils luisants, cuisants, pesants, des nuits sans un souffle d’air ; l’été souvent y a des semaines terribles ; et souvent aussi en hiver des vents glacés tombent des sierras, la neige descend du ciel sur vingt villes que les Français croient éternellement torrides, sur Constantine, Tébessa, Aïn-Beida, Batna, Sétif, Aumale, Médéa, Djelfa, Téniet-el-Hâd, Tiaret, Daya, Géryville ; et mainte cité qui touche au Sahara grelotte, en face même du divin soleil, sous 5, 8, 10 ou 12 degrés de froid, quand les gens du nord de la France ne se plaignent que de pluie, de brouillards ou de glace légère. Le Tell a couvert plus de soldats français du linceul de la neige que le Sahara n’a soufflé d’ouragans de sable à la figure de nos bataillons.

C’est un bonheur pour l’Algérie que cette houle élevée du sol. Une Algérie plane, sous le soleil du 30e au 37e degré, entre une mer tiède et un brasier, n’aurait pas le pouvoir d’instituer une race virile. Pris entre la chaleur et les fièvres qui sont un funèbre apanage de beaucoup de pays sans pente, les Algériens n’auraient d’autre avenir que celui d’un peuple nonchalant, fait pour jouir du moment qui passe et pour acclamer des maîtres. Ces latitudes-là n’ont jamais créé de nation solide qu’en trois sortes de pays, dans la Montagne, dans le Désert, au bord d’une Mer sans excès de vapeurs tépides. Or l’Algérie a ces trois sauvegardes : la Méditerranée dont la brise est fraîche et rassemble peu de nuages, le Désert le plus sec du monde, et le Tell, escalier de plateaux. À deux pas d’un rivage où le dattier grandit, près des villes qu’embaume l’oranger, des prairies montent jusqu’à la lisière des chênes, des pins et des cèdres hantés par de blancs hivers. L’Afrique du Nord a tous les climats, moins l’intertropical, seul funeste aux enfants de l’Europe tempérée.

Cette terre salubre a pourtant le renom d’insalubrité, les premières colonies ayant longtemps langui dans le pays bas, à l’orée des marais ou dans les marais mêmes. Jusqu’en 1856 on pouvait dire de l’Algérie qu’elle ne donnait à la France que des dattes et des malades.

La nostalgie, les nuits sous la tente, la neige des plateaux, l’incandescence des gorges, des bas-fonds et du Désert, le fusil du Kabyle, le yatagan de l’Arabe tuèrent moins de soldats que les plaines palustres ne dévorèrent de colons. Quand l’ennemi n’attaquait déjà plus les camps et les cités, l’hyène assiégeait encore les cimetières peuplés avant les villes, car telle colonie perdait vingt à trente hommes sur cent par année. Aujourd’hui, les colons sont acclimatés dans les vallées et sur les plateaux d’où les marais s’effacent, et dans les montagnes où l’eau est claire et brillante et sonnante et salubre.