Aller au contenu

Frankenstein, ou le Prométhée moderne (trad. Saladin)/15

La bibliothèque libre.
Traduction par Jules Saladin.
Corréard (2p. 48-74).


CHAPITRE X.


« J’ai beaucoup de peine à me rappeler les premiers momens de mon existence ; tous les événemens de cette époque ne se retracent à ma mémoire qu’avec confusion et en désordre. Une étrange multiplicité de sensations me saisit ; je vis, je touchai, j’entendis et je sentis à la fois ; mais ce ne fut que long-temps après que j’appris à distinguer les opérations de mes divers sens. Je me souviens que, par degrés, une lumière plus forte agit sur mes nerfs, et me força de fermer les yeux. L’obscurité qui vint à régner me troubla ; mais à peine m’en étais-je aperçu, qu’en ouvrant les yeux, comme je le suppose maintenant, la lumière vint de nouveau m’éclairer. Je marchai, et je crois que je descendis ; mais je remarquai, dans ce moment, que mes sensations subissaient un grand changement. Auparavant, des corps sombres et opaques m’avaient entouré, sans que je pusse ni les toucher ni les voir ; je vis alors que je pouvais errer en liberté, sans aucun obstacle que je ne pusse ou surmonter ou éviter. La lumière devint de plus en plus oppressive pour moi, et la chaleur me fatiguant à mesure que je marchais, je cherchai un endroit pour être à l’ombre. Ce fut dans la forêt, près d’Ingolstadt, que je me reposai de ma fatigue sur le bord d’un ruisseau, jusqu’à ce que, tourmenté par la faim et la soif, je m’éveillai de mon assoupissement. Je mangeai quelques graines que je trouvai sur les arbres ou sur le sol ; j’étanchai ma soif au ruisseau, je m’étendis à terre, et m’endormis. Tout me parut sombre autour de moi lorsque je me réveillai ; l’air était froid, et je fus presque effrayé, comme par instinct, de me trouver ainsi isolé. Avant de quitter votre appartement, j’avais ressenti le froid, et je m’étais couvert de quelques hardes ; mais elles ne pouvaient suffire pour me protéger contre les rosées de la nuit. J’étais un malheureux sans appui, et digne de pitié ; je ne connaissais rien et ne pouvais rien distinguer ; mais, dominé par le chagrin qui me gagnait de toutes les manières, je m’assis et pleurai.

» Bientôt une douce lumière brilla dans les cieux, et me fit éprouver un sentiment de plaisir. Je me levai et vis un astre rayonnant sortir du milieu des arbres. Je contemplai avec une sorte d’étonnement cet astre dont la marche était lente, mais dont la lumière éclairait ma route, et j’allai de nouveau chercher des graines. J’avais encore froid, mais je trouvai, par hasard, sous un arbre un large manteau dont je me couvris, et je m’assis à terre. Aucune idée distincte n’occupait mon esprit ; tout était confus. Je sentais la faim, la soif, la lumière et l’obscurité ; d’innombrables sons frappaient mes oreilles, et des parfums divers mon odorat. Le seul objet que je pusse distinguer était la brillante lune, sur laquelle je fixai mes yeux avec plaisir.

» Les jours et les nuits s’étaient déjà succédés plusieurs fois, et l’astre de la nuit était considérablement diminué, lorsque je commençai à démêler mes sensations les unes des autres. Je distinguai insensiblement le clair ruisseau où j’étanchais ma soif, et les arbres qui m’ombrageaient de leur feuillage. Je fus dans l’enchantement d’avoir découvert qu’un son agréable, qui souvent frappait mon oreille, sortait du gosier des petits animaux aîlés, dont la masse innombrable avait bien souvent intercepté la lumière à mes yeux. Je commençai aussi à observer, avec plus de soin, les formes qui m’entouraient, et à voir les limites de la brillante voûte de lumière qui me couvrait. Tantôt je cherchais à imiter les chants agréables des oiseaux, sans pouvoir y réussir ; tantôt je voulais exprimer mes sensations à ma manière ; mais je rendais des sons rudes et inarticulés dont j’étais effrayé, alors même que je ne les entendais plus.

» La lune avait cessé de paraître ; mais j’étais encore dans la forêt, quand son disque reparut de nouveau moins étendu. Pendant ce temps, mes sensations étaient devenues plus nettes, et mon esprit recevait chaque jour de nouvelles idées. Mes yeux s’accoutumaient à la lumière ; je voyais les objets dans leur véritable forme ; je distinguai l’insecte de l’herbe, et, par degrés, une herbe d’une autre. Le chant du passereau me sembla grossier, tandis que celui du merle et de la grive était doux et enchanteur.

» Un jour que j’étais transi de froid, je trouvai un feu qui avait été laissé par quelques mendians vagabonds, et dont la chaleur me réchauffa agréablement. Dans ma joie, je mis la main sur les braises ardentes, mais je la retirai sur-le-champ en laissant échapper un cri de douleur. Combien il me sembla étrange que la même cause produisit des effets si opposés ! J’examinai les matières du feu, et à ma satisfaction, je m’aperçus qu’il était composé de bois. Je réunis promptement quelques branches ; mais elles étaient humides et ne purent s’allumer. J’en fus affligé, et je m’assis en examinant de nouveau l’action du feu. Le bois mouillé que j’avais placé auprès, se sécha et s’enflamma. Je réfléchis sur ce fait, et en touchant les branches je découvris la cause, et m’occupai à rassembler une grande quantité de bois que je mis à sécher, et que je destinai à l’entretien du feu. La nuit vint, et le sommeil avec elle ; j’eus la plus grande crainte que mon feu ne s’éteignît ; je le couvris avec soin de bois sec et de feuilles, au-dessus desquelles je plaçai des branches humides ; j’étendis alors mon manteau, me couchai sur la terre, et me livrai au sommeil.

» Réveillé dès le matin, j’eus pour premier soin de visiter le feu. Je ne l’eus pas plutôt mis à découvert, qu’un léger vent l’enflamma bientôt. Ce fut une nouvelle remarque pour moi ; je fis avec des branches une espèce d’éventail pour rallumer les braises, si elles étaient près de s’éteindre. Au retour de la nuit, je vis avec plaisir que le feu avait le double avantage d’éclairer et de chauffer, et que la découverte de cet élément m’était utile pour ma nourriture ; car il me parut que quelques-uns des mets, que les voyageurs avaient laissés, étaient cuits, et avaient bien meilleur goût que les graines que je cueillais aux arbres. J’essayai donc de préparer ma nourriture de la même manière, en la plaçant sur les charbons embrâsés. Je vis que les graines étaient dépouillées par cette opération, et que les noix et les racines en étaient bien meilleures.

» Cependant, la nourriture devint rare, au point que je passais souvent la journée entière à chercher vainement quelques glands pour assouvir ma faim. Frappé de cette observation, je résolus de quitter le lieu que j’avais habité, pour en chercher un où je pourrais plus facilement satisfaire le petit nombre de besoins que j’éprouvais. Dans cette émigration, je m’affligeai profondément de la perte du feu que le hasard m’avait présenté, et que je ne savais comment rallumer. Je passai plusieurs heures à réfléchir sérieusement à cette difficulté ; mais je fus obligé d’abandonner tous les essais que je faisais pour la vaincre ; et, enveloppé de mon manteau, je m’enfonçai dans le bois, en me dirigeant vers le soleil couchant. Je passai trois jours à errer de cette manière, et enfin je découvris la campagne. La neige était tombée en abondance pendant la nuit précédente, et les champs étaient d’une blancheur uniforme. Cette vue me parut triste, et je sentis mes pieds glacés par la substance froide et humide qui couvrait la terre.

» Sept heures venaient de sonner : j’étais impatient de pourvoir à ma nourriture et de trouver un abri. Enfin, j’aperçus une petite cabane sur un terrain élevé, et qui avait sans doute été bâtie pour la commodité de quelque berger. C’était un spectacle nouveau pour moi : j’en examinai la structure avec beaucoup de curiosité. La porte était ouverte ; j’entrai. Un vieillard était assis près d’un feu, sur lequel il préparait son déjeûner. Au bruit qu’il entend, il se retourne, me voit, pousse un cri, sort de la cabane, et court à travers les champs avec une rapidité dont il paraissait à peine capable à son extérieur débile. Je fus un peu surpris de sa forme, qui ne ressemblait à rien de ce que j’avais vu, et surtout de sa fuite. Mais je fus enchanté en regardant la cabane. La neige ni la pluie n’y pouvaient pénétrer ; la terre était sèche, et elle me présentait alors une retraite aussi délicieuse et aussi belle, que semblait le Pandœmonium aux génies de l’Enfer, après leurs souffrances dans le lac de feu. Je dévorai avec joie les restes du déjeûner du berger, qui consistait en pain, en fromage, en lait et en vin ; mais sans être flatté de ce dernier objet ; accablé par la fatigue, je m’étendis sur la paille et je m’endormis.

» Il était midi quand je me réveillai. Excité par la chaleur du soleil, qui se réfléchissait avec éclat sur la terre couverte de neige, je me déterminai à recommencer mes voyages ; je pris soin de placer les restes du déjeûner du paysan dans une besace que je trouvai ; et, pendant plusieurs heures, je poursuivis ma route à travers champs, jusqu’à un village où je parvins au coucher du soleil : je fus émerveillé. Des cabanes, d’agréables chaumières et d’élégantes maisons appelaient tour à tour mon admiration. Les végétaux dans les jardins, le lait et le fromage sur les fenêtres de quelques chaumières, excitaient mon appétit. J’entrai dans l’une des plus apparentes ; mais j’avais à peine franchi le seuil de la porte, que les enfans jetèrent des cris, et qu’une des femmes s’évanouit. Tout le village fut en l’air ; les uns se mirent à fuir, les autres à m’attaquer, au point que, fortement meurtri par les pierres et autres projectiles qu’on me lançait, je m’échappai dans la campagne, et me réfugiai, rempli d’effroi, dans une petite cabane abandonnée, et qui me paraissait bien chétive auprès des palais que j’avais vus dans le village. Cette cabane, cependant, était contiguë à une chaumière d’une apparence agréable ; mais, après l’expérience que je venais de faire, et qui m’avait coûté si cher, je n’osai pas y rentrer. Le lieu qui me servait d’asile était construit en bois ; mais il était si bas, que je ne pouvais m’y tenir debout qu’avec peine. Le sol n’était pas recouvert d’un plancher, mais il était très-sec. J’avais l’avantage de pouvoir me garantir dans cette enceinte de la neige et de la pluie, malgré le vent qui y pénétrait par d’innombrables fentes.

» Dans cette retraite, je m’étendis à terre, heureux de l’avoir trouvée, quelque mauvaise qu’elle fût, contre l’intempérie de la saison, et encore plus contre la barbarie des hommes.

» Dès le matin, je sortis de ma cabane pour voir la chaumière adjacente, et examiner si je pouvais rester dans l’habitation que j’avais trouvée. Elle était adossée à la chaumière, et entourée, sur les côtés qui étaient exposés, d’une étable à cochons et d’une source d’eau limpide. De l’autre côté, elle présentait une ouverture par laquelle j’étais entré. Je couvris alors de pierres et de bois toutes les crevasses par lesquelles je pouvais être aperçu, mais de manière à pouvoir les déranger dans l’occasion pour sortir : je ne recevais la lumière que par l’étable, mais je n’avais pas besoin d’en recevoir davantage.

» Je venais de disposer ainsi mon habitation, et de la garnir de paille fraîche, quand je vis de loin la figure d’un homme. Je rentrai ; car je me souvenais trop bien du traitement que j’avais éprouvé la veille, pour me mettre en son pouvoir. Cependant, j’avais pourvu à ma subsistance pour ce jour-là, en enlevant un morceau de pain grossier ; je m’étais emparé aussi d’une coupe, afin de boire, plus commodément que dans ma main, l’eau pure qui coulait auprès de ma retraite. Du reste, j’étais à l’abri de l’humidité, et je pouvais même éprouver quelque chaleur dans le voisinage de la cheminée de la chaumière.

» Avec ces précautions, je résolus de résider dans cette cabane, jusqu’à ce qu’une nouvelle circonstance me détournât de cette résolution. C’était vraiment un paradis, en comparaison de la sombre forêt, ma première résidence, des branches à travers lesquelles je recevais la pluie, et de la terre toujours humide. Je déjeûnai avec plaisir : après ce repas, j’allais enlever une planche pour puiser un peu d’eau, lorsque j’entendis un pas. Je mis l’œil à une petite fente, et je vis une jeune personne, un seau sur la tête, passer devant ma cabane. Elle était jeune et gentille, différente de ce que m’ont paru depuis les villageoises et les servantes de ferme. Son vêtement était simple, et se composait d’un jupon bleu et grossier, et d’une jaquette de toile ; sa belle chevelure était tressée, mais sans ornement ; son visage avait l’expression de la souffrance et de la tristesse. Elle disparut ; mais elle revint bientôt, portant le seau qui était alors presque rempli de lait. Au moment où elle passa, elle parut incommodée du fardeau. Un jeune homme, dont la figure exprimait le plus profond désespoir, vint au devant d’elle, prononça quelques mots avec un air de mélancolie, prit le seau sur la tête de la jeune fille, et le porta lui-même dans la chaumière. Elle le suivit, et ils disparurent. Peu après, je vis le jeune homme, quelques outils à la main, traverser le champ derrière la chaumière. La jeune fille avait d’autres soins, tantôt dans la maison, tantôt dans la basse-cour.

» En examinant mon habitation, je reconnus qu’une des fenêtres de la chaumière en avait d’abord occupé une partie, mais les panneaux avaient été fermés avec du bois. Il y avait cependant dans un de ces panneaux, une petite fente presqu’imperceptible, et par laquelle l’œil pouvait à peine pénétrer. À travers cette fente, on distinguait une petite chambre très-propre et très-soignée, mais peu meublée. Dans un coin, auprès d’un petit feu, était assis un vieillard, la tête appuyée sur les mains, dans l’attitude de la douleur. La jeune fille était occupée à arranger la chaumière ; elle prit dans un tiroir un objet qui exigea le mouvement de ses mains, et s’assit auprès du vieillard. Celui-ci tenait un instrument, et en tira bientôt des sons plus doux que le chant de la grive ou du rossignol. Ce tableau était agréable, même pour moi, pauvre malheureux, qui n’avais jamais auparavant rien vu de beau. Les cheveux blancs, et la physionomie bienveillante du vieillard, commandaient le respect, en même temps que les manières douces de la jeune fille inspiraient l’amour. Il joua un air doux et triste, et je vis des larmes couler des yeux de son aimable compagne, tandis que le vieillard n’y prit garde que lorsqu’elle poussa des sanglots. Il prononça quelques mots auxquels la belle créature ne répondit qu’en laissant l’ouvrage, et en tombant à ses pieds. Il la releva, et sourit avec tant de bonté et d’affection, que j’éprouvai des sensations d’une nature particulière et accablante : c’était un mélange de peine et de plaisir, tel que je n’en avais encore jamais éprouvé, soit par la faim ou le froid, soit par la chaleur ou le plaisir de manger. J’étais incapable de soutenir ces émotions : je quittai la fenêtre.

» Bientôt après le jeune homme revint, portant du bois sur ses épaules. La jeune fille le reçut à la porte, aida à le décharger de son fardeau, apporta quelques morceaux de bois, et les mit au feu ; le jeune homme l’amena dans un coin de la chaumière, et lui montra un grand pain et un morceau de fromage. Elle parut contente, et s’empressa d’aller chercher dans le jardin quelques racines et quelques plantes, qu’elle plaça dans l’eau et ensuite sur le feu. Elle se remit ensuite à son ouvrage, pendant que le jeune homme alla dans le jardin, et parut occupé à bêcher la terre et à planter des racines. Une heure après, la jeune femme alla le rejoindre, et ils rentrèrent ensemble dans la chaumière.

» Pendant ce temps, le vieillard était resté pensif ; mais à l’approche de ses compagnons il prit un air plus gai. Ils se mirent à table : le repas fut promptement terminé. La jeune femme fut encore occupée à arranger la chaumière ; le vieillard se promena en dehors au soleil, pendant quelques minutes, appuyé sur le bras du jeune homme. Rien ne pouvait surpasser la beauté du contraste qu’offraient ces deux excellentes créatures. L’un était vieux, avait des cheveux blancs, et une physionomie qui respirait la bienveillance et la tendresse. La figure du jeune homme était douce et gracieuse, et ses traits de la plus belle régularité ; cependant ses yeux et son attitude exprimaient le plus profond chagrin et le désespoir. Le vieillard rentra dans la chaumière ; et le jeune homme, avec des outils différens de ceux dont il s’était servi le matin, dirigea ses pas à travers les champs.

» La nuit arriva bientôt ; mais à mon grand étonnement, je vis que les habitans de la chaumière avaient un moyen de prolonger le jour par l’usage des lumières ; et je fus charmé de voir que le coucher du soleil ne mettait pas fin au plaisir que j’éprouvais à observer mes voisins. Pendant la soirée, la jeune fille et son compagnon se livrèrent à différentes occupations que je ne comprenais pas ; et le vieillard reprit l’instrument, qui produisit les sons divins qui m’avaient enchanté le matin. Dès qu’il eût cessé, le jeune homme se mit, non pas à chanter ; mais à prononcer des sons monotones, qui ne ressemblaient nullement à l’harmonie de l’instrument du vieillard, ni aux chants des oiseaux ; je sus depuis qu’il lisait à haute voix, mais alors je ne connaissais pas la science des mots ou des lettres.

» La famille donna quelques momens à ces différentes occupations, éteignit ses lumières, et se retira, suivant mes conjectures, pour se livrer au repos.