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Frankenstein, ou le Prométhée moderne (trad. Saladin)/16

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Traduction par Jules Saladin.
Corréard (2p. 75-93).

CHAPITRE XI.


» Je m’étendis sur la paille sans pouvoir dormir. Je pensais à tout ce dont j’avais été témoin pendant le jour. J’étais surtout frappé des manières douces de ces gens ; et je désirais aller les trouver, mais je n’osais m’y résoudre. Je me souvenais trop bien du traitement que j’avais éprouvé le soir précédent de la part des barbares villageois, et je me déterminai, quelque fût la conduite que je dusse tenir par la suite, à rester tranquille dans ma cabane, à observer, et à essayer de découvrir les motifs qui dirigeaient leurs actions.

» Les habitans de la chaumière se levèrent le lendemain matin avant le soleil. La jeune femme arrangea la chaumière et prépara à manger ; le jeune homme partit après le premier repas.

» Cette journée se passa de même que la précédente. Le jeune homme était constamment occupé au dehors, et la jeune fille à différens travaux dans l’intérieur. Le vieillard, que je reconnus bientôt aveugle, passait ses heures de loisir avec son instrument, ou en contemplation. Rien ne pouvait surpasser l’amour et le respect, que les jeunes habitans de la chaumière montraient envers leur vénérable compagnon. Ils lui rendaient avec grâce tous les petits services d’affection et de devoir ; et ils en étaient récompensés par son bienveillant sourire.

» Ils n’étaient pas entièrement heureux. Le jeune homme et sa compagne se retiraient souvent à l’écart, et avaient l’air de pleurer. Je ne connaissais pas le motif de leur malheur ; mais j’en étais profondément affecté. Si ces aimables créatures étaient malheureuses, il était moins étrange que je le fusse, moi qui étais un être imparfait et isolé. Cependant, pourquoi ces êtres charmans étaient-ils malheureux ? Ils possédaient une maison délicieuse qui, du moins, était telle à mes yeux ; ils n’éprouvaient aucun besoin : ils avaient un feu pour les réchauffer lorsqu’ils ressentaient le froid, et des viandes exquises pour appaiser leur faim ; ils étaient couverts de hardes excellentes ; et, de plus, ils jouissaient de la société et de la conversation l’un de l’autre, en échangeant chaque jour des regards d’affection et de bonté. Que voulaient dire leurs larmes ? Exprimaient-elles réellement la douleur ? Je ne pus d’abord résoudre ces questions ; mais une attention suivie et le temps m’expliquèrent beaucoup de choses qui paraissaient d’abord énigmatiques.

» Il se passa beaucoup de temps avant que je découvrisse l’unique cause de l’inquiétude de cette aimable famille ; c’était la pauvreté dont ils avaient à supporter toute l’horreur. Ils n’avaient d’autre nourriture que les végétaux de leur jardin, et le lait d’une vache, qui en avait fort peu pendant l’hiver, et que ses maîtres pouvaient à peine soutenir. Il leur est arrivé souvent, je crois, de souffrir des atteintes poignantes de la faim, surtout aux deux plus jeunes habitans de la chaumière, qui, plusieurs fois, plaçaient à manger devant le vieillard, sans se rien réserver.

» Ce trait de bonté me toucha sensiblement. J’avais l’habitude, pendant la nuit, de dérober une partie de leurs provisions pour ma propre consommation ; mais, touché de la peine que je faisais à ces excellentes gens, je cessai, et me nourris de graines, de noix, et de racines, que je cueillais dans un bois voisin.

» Je découvris aussi d’autres moyens de les aider dans leurs travaux. Je vis que le jeune homme passait une grande partie de ses journées à ramasser du bois pour le feu de la famille ; pendant la nuit je prenais souvent ses outils, dont je connus bientôt l’usage, et je rapportais assez de bois pour la consommation de plusieurs jours.

» Je me souviens qu’à la première fois, la jeune femme en ouvrant la porte le matin, parut très-étonnée de voir une grande pile de bois. Elle dit quelques mots à haute voix, et le jeune homme accourut, en exprimant aussi sa surprise. Je remarquai, avec plaisir, qu’il n’alla pas à la forêt ce jour là, mais qu’il le passa à réparer la chaumière et à cultiver le jardin.

» Peu à peu, je fis une découverte d’un intérêt encore plus grand. Je vis que ces personnes avaient une manière de se communiquer leurs idées et leurs sentimens par des sons articulés. Je m’aperçus que leurs paroles étaient suivies du plaisir ou de la peine, du sourire ou de la tristesse, tantôt dans l’esprit, tantôt sur la physionomie de ceux qui les entendaient. Je les croyais doués d’une science divine, je désirais ardemment l’apprendre ; mais j’étais déconcerté à chaque essai que je tentai. Leur prononciation était vive, et les mots dont ils se servaient, n’ayant aucune concordance apparente avec les objets visibles, je ne pouvais trouver aucun moyen d’éclaircir le mystère de leur rapport. Cependant, à force de persévérance, et après avoir vu dans ma cabane plusieurs phases de la lune, je découvris les noms qui convenaient à quelques-uns des objets les plus familiers du discours : j’appris et appliquai les mots feu, lait, pain et bois. J’appris aussi les noms des habitans de la cabane eux-mêmes. Le jeune homme et sa compagne avaient chacun plusieurs noms ; mais le vieillard n’avait que celui de père. La jeune fille s’appelait sœur ou Agathe, et le jeune homme Félix, frère ou fils. Je ne saurais décrire le plaisir que j’éprouvai en connaissant les idées appropriées à chacun de ces sons, et en parvenant à les prononcer. Je distinguai plusieurs autres mots, sans pouvoir les comprendre ou les appliquer, tels que bon, très-cher, malheureux.

» Je passai l’hiver ainsi. Les habitudes douces et la beauté des habitans de la chaumière me les rendaient chers. Étaient-ils dans l’affliction, je me sentais affligé. Étaient-ils contens, je sympathisais avec eux. Je vis peu d’autres personnes que celles dont je vous parle ; et, si des étrangers entraient dans la cabane, leurs manières dures et leur air grossier ne servaient qu’à relever à mes yeux la supériorité de mes amis. Le vieillard, je pus le voir, essayait souvent d’encourager ses enfans ; et quelquefois il les appelait pour bannir leur tristesse. Il leur parlait avec un air de gaîté, une expression de bonté qui me faisait plaisir à moi-même. Agathe écoutait avec respect, ses yeux se remplissaient quelquefois de pleurs qu’elle cherchait à cacher ; mais en général sa figure et son ton étaient plus gais après les exhortations paternelles. Il n’en était pas de même de Félix. Il était toujours le plus triste du groupe ; et il me parut, même malgré l’inexpérience de mes sens, avoir plus souffert que ses amis. Mais si son air était plus chagrin, sa voix était plus joyeuse que celle de sa sœur, surtout quand il s’adressait au vieillard.

» Je pourrais rapporter des exemples sans nombre, qui ne sont pas importans, mais qui peignent le caractère de ces aimables habitans. Au milieu de la pauvreté et du besoin, Félix aimait à porter à sa sœur la première petite fleur blanche qui perçait la neige. Le matin de bonne heure, avant le lever d’Agathe, il balayait la neige qui obstruait le chemin de la laiterie, tirait de l’eau du puits, et portait le bois qui était au dehors de la maison, où, à son étonnement continuel, il trouvait une provision toujours faite par une main invisible. Pendant le jour, il travaillait quelquefois pour un fermier voisin ; du moins je l’ai pensé, en le voyant sortir souvent, et ne revenir que pour dîner, et sans porter de bois avec lui. Quelquefois il travaillait dans le jardin ; mais il y avait peu à faire dans la saison de la gelée ; alors il lisait pour le vieillard et Agathe.

» Cette lecture m’avait d’abord extrêmement embarrassé ; mais, par degrés, je reconnus qu’il prononçait en lisant les mêmes sons que ceux dont il faisait usage en parlant. J’en tirai la conséquence qu’il trouvait sur le papier des signes pour des paroles, dont il avait le sens. Je désirais vivement les connaître ; mais comment le pouvais-je, moi qui ne comprenais même pas les sons que marquaient les signes ? Cependant, je fis des progrès sensibles dans cette science, mais je n’en fis pas assez pour suivre aucune sorte de conversation, malgré mon application et mes efforts. J’étais porté à ce travail par le désir de me découvrir aux habitans de la chaumière, et par la nécessité de n’en faire l’essai qu’après avoir appris leur langage ; certain que, si je parlais comme eux, je les effrayerais moins de la difformité de ma figure, dont j’avais eu connaissance par le contraste que j’avais continuellement sous les yeux.

» J’avais admiré les formes accomplies de mes voisins, leur grâce, leur beauté, et leur teint délicat ; mais combien je fus effrayé quand je me vis dans une eau transparente ! Je reculai d’abord, me refusant à croire que je me fusse réfléchi dans ce miroir ; convaincu enfin que j’étais en réalité le monstre qui est devant vous, je fus pénétré du plus profond désespoir et de la mortification la plus cruelle. Hélas ! je ne connaissais pas encore les funestes effets de cette difformité !

» Le soleil devint plus chaud, et la lumière du jour plus longue. La neige disparut, les arbres cessèrent d’en être couverts, et la terre reprit une couleur noire. Dès-lors Félix eut beaucoup d’occupations, et ces braves gens ne furent plus exposés à l’horrible famine dont ils étaient menacés. Leur nourriture, comme je le remarquai depuis, était grossière, mais abondante ; ils mangeaient suivant leurs besoins. Plusieurs nouvelles espèces de plantes vinrent dans le jardin qu’ils cultivaient ; et ces gages de consolation se multipliaient chaque jour à mesure que la saison avançait.

» Le vieillard, appuyé sur son fils, se promenait tous les jours à midi, lorsqu’il ne pleuvait pas ; car j’entendais dire qu’il pleuvait, quand le ciel versait ses eaux. La pluie tombait souvent ; mais un vent, qui s’élevait, séchait promptement la terre ; et la saison devint enfin bien plus agréable qu’elle n’avait été.

» Mon genre de vie dans la cabane était uniforme. Le matin, je suivais les mouvemens de mes voisins ; et dès qu’ils se dispersaient pour leurs diverses occupations, je dormais : je passais le reste du jour à observer mes amis. Lorsqu’ils s’étaient retirés pour se livrer au repos, j’allais dans la forêt, s’il y avait clair de lune, ou si la nuit était étoilée, chercher ma nourriture et du bois pour la chaumière. À mon retour, il était souvent nécessaire que je balayasse la neige qui était sur leur chemin ; je faisais aussi tous les autres travaux auxquels j’avais vu Félix se livrer. Je remarquais ensuite leur étonnement sur ces travaux exécutés par une main invisible ; et une ou deux fois, je les entendis dans cette occasion, prononcer les mots bon génie, miracle ; mais je ne comprenais pas alors la signification de ces termes.

» Mes pensées devinrent plus actives ; j’étais impatient de découvrir les motifs et les sentimens de ces aimables créatures ; je cherchais à savoir pourquoi Félix paraissait si malheureux et Agathe si triste. Je croyais, insensé que j’étais ! que je pourrais rendre le bonheur à ces êtres qui le méritaient si bien. Pendant mon sommeil ou loin d’eux, les formes du vénérable aveugle, de la douce Agathe et du bon Félix, se présentaient à mon esprit. Je les regardais comme des êtres supérieurs, qui devaient être les arbitres de ma destinée future. Mon imagination se figurait le moment où je me présenterais devant eux, et la réception qu’ils me feraient. Je pensais qu’ils supporteraient difficilement le premier abord, mais que, par une conduite douce et des paroles conciliantes, je pourrais gagner leur faveur, et ensuite leur amour.

» Ces pensées me réjouirent et m’animèrent d’une nouvelle ardeur. Je m’appliquai à apprendre à parler. Mes organes étaient rudes, il est vrai, mais souples ; ma voix ressemblait fort peu à la douce musique de leurs intonations, mais elle prononçait avec assez de facilité les mots que je comprenais.

» Les ondées favorables et la chaleur vivifiante du printemps, changèrent beaucoup l’aspect de la terre. Les hommes, qui, avant cette métamorphose, avaient paru cachés dans des souterrains, se dispersèrent pour s’adonner à différens genres de culture. Les chants des oiseaux furent plus gais, et les feuilles commencèrent à garnir les arbres. Heureuse, heureuse terre, digne d’être habitée par des dieux, qui, un moment auparavant, était froide, humide, et malsaine ! Mes esprits étaient transportés par cet aspect enchanteur de la nature ; le passé fut effacé de ma mémoire, le présent était tranquille, et l’avenir s’embellissait des rayons brillans de l’espérance, et de mille joies anticipées.