Frontenac et ses amis/La légende du coffret d’argent

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Dussault & Proulx, Imprimeurs (p. 143-164).


La légende du coffret d’argent.


La mort du comte de Frontenac fut, pour ses ennemis, l’occasion et le sujet d’une anecdote scandaleuse dont les auteurs masqués, ils le sont encore dans notre histoire, se promettaient grand succès. Ce potin-là, un chef-d’œuvre de haine et de perfidie, devait sûrement tuer, et à brève échéance, la bonne renommée de Madame de Frontenac, la perdre sans retour dans l’estime de ses contemporains en attendant que l’Histoire confirmât, sans recours d’appel, le verdict infamant prononce en première instance par le jury, toujours incompétent, de l’opinion publique.

Par bonheur pour la mémoire de la Divine, l’Histoire siégeant en permanence, n’a point adopté la procédure des Cours de Justice. Les enquêtes ouvertes devant son tribunal n’y sont jamais closes ; les témoins nouveaux toujours entendus, les nouvelles preuves toujours admises, si tard qu’on les présente et à quel qu’étage que l’on en soit rendu dans l’instruction de la cause. Ce qui me permet de plaider ici en cassation du jugement rendu.

On avait donc entendu dire qu’à la mort de Monsieur de Frontenac, son cœur, enfermé dans une boîte de plomb — d’autres prétendent coffret d’argent — avait été envoyé à la comtesse sa femme qui l’avait orgueilleusement refusé disant : « qu’elle ne voulait point d’un cœur mort qui, vivant, ne lui avait point appartenu ! »

Et cette calomnie, faisant boule de neige, se grossissait, comme à plaisir, de détails inédits autant que persuasifs. Ainsi, le racontar nommait avec un bel aplomb le révérend Père récollet dont la mission charitable avait si piteusement échoué auprès de l’inexorable Divine et qui, plus honteux qu’un renard qu’une poule aurait pris, s’en était revenu placer le cœur répudié de Frontenac sur son cercueil où tous deux dormirent ensemble près de cent ans (1699-1796) comme la Belle au Bois des contes de Perrault. Puis était advenu l’incendie du couvent des Récollets : alors cercueil et coffret s’en étaient allés, toujours de compagnie, continuer leur somme à la cathédrale de Québec, primo loco, sous la chapelle de Notre-Dame-de-Pitié, et, secondo loco, sous le parvis du sanctuaire de la chapelle Sainte-Anne, dans la même église, etc, etc. Toutes et chacune dites pérégrinations constatées par moults bons témoins.

Or, cette malice posthume n’a pas été conservée mais inventée par la tradition. Cette tradition, rien moins qu’historique, n’est pas d’origine française, mais canadienne, québecquoise seulement. Imaginée de ce côté-ci de l’Atlantique, cette anecdote malveillante n’est rapportée par aucun des chroniqueurs et des historiographes français du 17ième ou 18ième siècle. Rendons hommage, je ne dirai pas à la sagacité, mais au simple bon sens de ces écrivains : aucun d’eux ne fit à cet odieux potin l’honneur de le prendre au sérieux, de le considérer comme un commérage vraisemblable.

Seuls, quelques auteurs canadiens-français osèrent lui donner asile dans leurs ouvrages au risque d’en compromettre l’autorité auprès des gens sérieux[1]. Sans constater, au préalable, si cette anecdote était fille légitime de l’Histoire, ou enfant naturelle de la Fable, ils la publièrent dans leurs livres. Puis les journaux, les revues, s’en emparèrent et la vulgarisèrent à leur tour dans l’esprit des foules. Mais un roman qui, plus que toutes les œuvres littéraires et historiques de ces auteurs réunies, répandit cette anecdote aux quatre coins de la province de Québec, est indéniablement le François de Bienville de M. Joseph Marmette, publié en 1870.

Voici, en effet, ce que nous lisons, en note, au pied de la page 270 de la première édition :

« Frontenac, comme chacun sait, mourut en 1698 et fut enterré dans l’église des Récollets.[2] Lors de l’incendie de cette église, le six septembre 1796, on releva les corps qui y avaient été inhumés. Ceux des personnages importants, entr’autres celui de M. de Frontenac, furent inhumés dans la cathédrale, et, dit-on, sous la chapelle de Notre-Dame-de-Pitié. Les cerceuils en plomb qui, paraît-il, étaient placés sur des barres de fer dans l’église des Récollets, avaient été en partie fondus par le feu. On retrouva dans celui de M. de Frontenac une petite boîte en plomb qui contenait le cœur de l’ancien gouverneur. D’après une tradition, conservée par le Frère Louis, récollet, le cœur du comte de Frontenac fut envoyé, après sa mort, à sa veuve. Mais l’altière comtesse ne voulut pas le recevoir, disant : qu’elle ne voulait pas d’un cœur mort qui, vivant, ne lui avait pas appartenu. La boîte qui le renfermait fut renvoyée au Canada et replacée dans le cercueil du comte où on la retrouva après l’incendie. »[3] M. Joseph Marmotte ajoutait ; « Ces précieux détails me sont fournis par mon ami, aussi bienveillant qu’éclairé, M. l’abbé H. R. Casgrain. »

L’année suivante, 1871, Mgr  Tanguay publiait le premier tome de son fameux Dictionnaire Généalogique. La légende racontée à M. Joseph Marmette par son ami l’abbé Raymond Casgrain s’y trouvait reproduite. En l’acceptant dans son livre l’auteur lui donnait, ipso facto, non seulement une présomption, mais un caractère d’authenticité aussi sérieux qu’indéniable.

Voici, en effet, ce que nous lisons à la note 4, pages 243 et 244 du Dictionnaire : « Le monastère des Récollets avait été incendié le 6 septembre 1796, et le 14, les religieux étaient sécularisés.

« À ce sujet la tradition rapportait d’après le Frère Louis, récollet, qu’à la mort de M. de Frontenac, son cœur, enfermé dans une boîte de plomb, fut envoyé à la comtesse sa femme qui ne voulut point l’accepter. Elle le renvoya au Canada en disant qu’elle ne voulait point d’un cœur mort qui, de son vivant, ne lui avait point appartenu !!

« Il paraît, d’après M. le major Lafleur et M. de Gaspé (auteur des Anciens Canadiens) lequel fut témoin oculaire de l’incendie de l’église des Récollets, que les cercueils de plomb qui se trouvaient sous les voûtes de l’église, placés sur des tablettes en fer, étaient en partie fondus. La petite boîte de plomb contenant le cœur de M. de Frontenac, se trouvait, dit-on, sur son cercueil. »

M. Thompson (James Thompson)[4] ami de M. de Gaspé, avait vu, paraît-il, inhumer les ossements des anciens gouverneurs dans la chapelle de Notre-Dame-de-Pitié, près la muraille, côté de l’Évangile.

Ce qui frappe, à première lecture, dans cette page, ce n’est pas le caractère vague, flottant, du récit, mais l’hésitation du narrateur. Il manque évidemment de conviction et je l’en félicite. À ce sujet la tradition rapportait d’après le Frère Louis, etc ; il paraît, d’après M. le major Lafleur et M. de Gaspé ; la petite boîte de plomb se trouvait, dit-on, sur son cercueil, etc ; — M. Thompson avait vu, paraît-il, etc., etc. Comme il hésite, comme il craint, et certes avec raison, d’être trop affirmatif ! Comme il lui répugne de laisser imprimer dans son Dictionnaire Généalogique ce racontar, diffamatoire au premier chef. Son flair d’historien ne le trompe pas : cette anecdote sent mauvais, elle fleure la calomnie à cent pas ; de suite, sa conscience d’honnête homme en éprouve le pressentiment et la répugnance.

Par bonheur ce potin empoisonné renferme sa propre antidote. Pour peu que l’on observe et lise attentivement on la trouve à la page même de l’ouvrage cité. Il suffit, en effet, de comparer les témoignages de Mgr  Plessis et de M. de Gaspé : tout cet échafaudage d’inexactitudes, si laborieusement édifié, s’écroule à plat comme un château de cartes.

Mais entrons plus avant dans la minutie des détails. La calomnie est un bacille qui requiert, plus que tout autre microbe dangereux, un examen microscopique.

Disons d’abord un mot de la personnalité des témoins, avant de peser la valeur de leurs dépositions.

Barthélemy Simon dit Lafleur — le futur major Lafleur — naquit à Québec le 23 août 1794. Conséquemment, il avait deux ans à peine le 6 septembre 1796, date de l’incendie du couvent des Récollets. Impossible donc de le considérer comme un témoin oculaire qui se rappelle avoir vu la fameuse boîte de plomb déposée sur le cercueil de Frontenac.[5]

M. de Gaspé, l’aimable auteur des Anciens Canadiens, Philippe-Aubert de Gaspé, avait dix ans en 1796. Lui-même nous l’apprend dans ses Mémoires (p. 55) : « J’ai toujours aimé les Récollets : j’avais dix ans, le 6 septembre de l’année 1796, lorsque leur communauté fut dissoute après l’incendie de leur couvent et de leur église. »

Doit-on récuser son témoignage à cause de son âge ? Mais des enfants, plus jeunes que lui encore, ont été entendus devant nos tribunaux criminels. Que dit-il donc, et qu’a-t-il vu ?

« Les cercueils de plomb (des anciens religieux et des quatre gouverneurs) qui se trouvaient sous les voûtes de l’église, placés sur des tablettes en fer, étaient en partie fondus. La petite boîte de plomb contenant le cœur de M. de Frontenac se trouvait, dit-on, sur son cercueil. »

Écoutez maintenant l’abbé Joseph-Octave Plessis, curé de Québec, lisant au prône du 17ième dimanche après la Pentecôte (11 septembre 1796), l’annonce suivante :

« Dans la masure des RR. PP. Récollets on a trouvé les ossements réunis d’un certain nombre d’anciens religieux, et même quelques cendres des anciens gouverneurs du pays qui y avaient été enterrés. On a mis tous ces précieux restes dans un cercueil pour être transportés et inhumés dans la cathédrale. Cette translation se fera immédiatement après la grand’messe de ce jour et vous êtes priés d’y assister. »

Non seulement les cercueils de plomb étaient en partie fondus, mais ils l’étaient si complètement que l’on ne retrouva plus, dans les ruines de l’église des Récollets, que les ossements réunis, c’est-à-dire confondus, mêlés ensemble, d’un certain nombre de religieux et quelques cendres des anciens gouverneurs du pays. Les quelques cendres des cadavres des quatre gouverneurs se réduisent à si peu de chose qu’elles tiennent à l’aise dans un seul cercueil avec les ossements retrouvés de tous les récollets ensevelis sous les voûtes de l’église ! Que devient alors la petite boîte de plomb placée sur le cercueil de M. de Frontenac et si bien remarquée, après l’incendie, par Messieurs Lafleur et de Gaspé ? Tout commentaire est inutile n’est-ce pas, et le ridicule de cette fable s’impose.

Le témoignage de Mgr  Plessis — un témoin oculaire d’une irrécusable autorité — dispose du même coup et de la version Casgrain et de la version Tanguay. On a remarqué, sans doute, dans la première une légère variante avec la seconde. Tanguay rapporte que la petite boîte était sur le cercueil et Casgrain dans le cercueil de M. de Frontenac. Il importe peu que le coffret de plomb ou d’argent fut dessus ou dessous le couvercle du cercueil, quand le cercueil lui-même — il était en plomb — est fondu, non pas en partie mais entièrement, dans le brasier qu’avait allumé l’incendie. Rappelons-nous qu’un seul cercueil suffit à la translation « des ossements réunis d’un certain nombre d’anciens religieux et des quelques cendres des anciens gouverneurs du pays, » à la cathédrale de Notre-Dame de Québec. Ce cercueil, à plusieurs locataires, fut déposé sous la chapelle de Notre-Dame-de-Pitié, près de la muraille, côté de l’Évangile, où il demeura jusqu’en 1828. Cette année-là, tous les cadavres inhumés dans cette chapelle furent relevés, les ossements placés dans une boîte et transportés sous le sanctuaire de la chapelle Sainte-Anne, près de la muraille, côté de l’Évangile, où ils reposèrent jusqu’en 1877, année où des travaux d’excavation considérables nécessitèrent un troisième déménagement de ces malheureux crânes et tibias qui commencèrent à penser que le repos éternel n’était qu’une farce. Or, le mystérieux coffret d’argent, ou de plomb, ne fut pas plus retrouvé, en 1877, par M. l’abbé Georges Côté, qu’il ne fut promené, en 1828, par le bedeau-fossoyeur Raphaël Martin, ou vu, en 1796, par le petit Philippe Aubert de Gaspé, pour cette unique mais décisive raison qu’il était en France, à Paris, à Saint-Nicolas-des-Champs, dans la chapelle des Messieurs de Montmort, depuis décembre 1698 ![6]

Ici devrait s’arrêter ma démonstration, comme on dit en géométrie, car elle est concluante prima facie. Par malheur, le Dictionnaire Généalogique n’est pas le seul ouvrage qui ait ébruité ce commérage. Deux autres livres du même auteur, À travers les registres et le Répertoire général du Clergé canadien, le reproduisent, avec de nouvelles affirmations à l’appui. Que valent-elles comme preuves ? Nous allons précisément le constater.

En 1886, Mgr  Tanguay publiait un recueil de notes historiques intitulé : À travers les registres. Or, nous lisons aux pages 226 et 227 de cet ouvrage : « Les ossements des anciens gouverneurs, d’abord transférés des ruines de l’église des Récollets à la chapelle de Notre-Dame de Pitié dans la cathédrale de Québec furent, quelques années plus tard[7], déposés dans les voûtes de la chapelle Sainte-Anne, dans le bas-chœur, du côté de l’Évangile, où ils sont encore, ainsi que le cœur de M. de Frontenac. »[8]

Voilà qui est bien clair et absolument certain n’est-ce pas ?

Rappelons-nous que ceci a été publié en 1886. Or, en 1877, neuf années conséquemment avant cette date, avaient lieu, sous la surveillance intelligente et éclairée de M. l’abbé Georges Côté, curé actuel de la paroisse Ste-Croix, dans le diocèse de Québec, des travaux d’excavation des plus considérables à la basilique de Notre-Dame de Québec. Or, c’est précisément ce coin de terre mentionné qui a été fouillé de fond en comble, et l’un des premiers. Rien n’y a été découvert en 1877, comment voudriez-vous que le cœur de Frontenac y fût encore en 1886 ?[9]

Mais poursuivons la citation de l’ouvrage, À travers les registres :

« La tradition conservée par le Frère Louis, et reproduite par M. de Gaspé dans les Anciens Canadiens, se trouve être bien constatée dans une lettre écrite quelque temps après la mort du gouverneur de Frontenac, lettre qui fait même connaître le nom du Père récollet qui avait été chargé de porter en France le cœur de M. de Frontenac. Nous lisons, en effet, dans la lettre ci-haut citée :

« Le R. P. Joseph[10], canadien, supérieur du couvent des Récollets de Québec, a été chargé de porter son cœur (celui de Frontenac) en France. Ce bon père est d’un mérite extraordinaire dont la piété exemplaire peut servir de modèle à ceux qui veulent s’avancer dans la vertu. Les Pères de ce même couvent sont les dépositaires de ses mânes, dans la magnifique église que ce gouverneur leur a fait bâtir à ses dépens. »

Remarquons tout d’abord l’astuce savante des ennemis de Frontenac. Pour donner à cette calomnie meilleure couleur de médisance, ils la portent au crédit d’un récollet. C’est par le bon frère Louis, — Louis Bonami dit Martinet — qu’ils font ramasser, sur le chemin public de la tradition, ce chiffon qu’ils voudraient bien glisser dans nos archives comme un papier intéressant, mais compromettant en diable pour ceux qui l’ont en mains, car il brûle les doigts encore plus qu’un faux billet de banque.

Placée dans la bouche d’un jésuite, ennemi naturel de Frontenac, cette anecdote n’eût trouvé que des incrédules pour l’entendre ; mais racontée par un récollet, c’est-à-dire par un religieux appartenant à un ordre dont Frontenac était le protecteur déclaré et le bienfaiteur insigne, cette calomnie devient médisance et cette médisance est crue fermement comme un article de foi historique, par les ignorants et les badauds. Mais puisqu’un récollet le disait, fallait bien que cela fut vrai, n’est-ce pas ?

Je viens d’écrire que « les Jésuites étaient les ennemis naturels de Frontenac. » Cette phrase exige une explication que je donne à mon lecteur en toute franchise et sincérité. Malgré mon admiration pour Frontenac, et le culte un peu fanatique que je lui porte, mon enthousiasme n’est pas à ce point aveugle qu’il n’admette la parfaite légitimité de la rancune profonde des Jésuites contre ce gouverneur. Je trouve absolument juste et raisonnable l’antipathie, voire même l’hostilité de Charlevoix à son égard. Ici encore, Frontenac a été le provocateur, le fauteur de la querelle, la cause de l’éternelle inimitié historique transmise, de Carheil à Charlevoix, et de Charlevoix à Rochemonteix, contre tout ce qui porte le nom de Frontenac ou lui touche de près comme de loin.

Que s’était-il donc passé entre la femme et le serpent, ou, pour me servir d’un langage moins biblique, entre la Compagnie de Jésus et Frontenac ? Ceci.

Frontenac, en maintes circonstances — pourquoi ne pas écrire toujours ? — s’était complu à persécuter cette famille religieuse, à la combattre, à la blesser cruellement dans la personne de ses enfants les plus chers et de ses membres les plus illustres. Les Jésuites eussent tout pardonné, railleries, partialités, insultes, soupçons outrageants, n’eût été une calomnie atroce, qui les frappait d’infamie dans leur caractère sacerdotal.

À la date du 2 novembre 1672, Frontenac écrivait à Colbert sous le voile d’une correspondance chiffrée :

« Pour vous parler franchement, ils (les Jésuites) songent autant à la conversion du Castor qu’à celle des âmes ; car la plupart de leurs missions sont de pures moqueries. »[11]

Cette calomnie, diffamatoire au premier chef, constituait une mortelle injure pour la Compagnie de Jésus. Elle ne pardonna pas l’outrage fait à l’honneur de ses missions, ni la boue jetée par le gouverneur au visage sanglant de ses martyrs.

Oui, le motif certain de cette traditionnelle antipathie des écrivains jésuites pour Frontenac tient uniquement dans cette phrase criminelle que je voudrais pouvoir effacer de la correspondance officielle de ce gouverneur, que Rochemonteix, avec une largeur de caractère qui lui fait le plus grand honneur, reconnaît, malgré tout, comme étant l’homme « le plus éminent que Louis XIV ait donné à la Nouvelle-France. »[12]

Dites, maintenant que vous savez, lecteur, le mot, je ne dirai pas inoubliable, mais abominable, de Frontenac à l’adresse des missions jésuites, dites, si véritablement la rancune de Charlevoix n’est pas légitime et légitime aussi l’antipathie de Rochemonteix ? Non seulement elles s’excusent mais elles se justifient. On me prouverait que cette rancune et cette antipathie confinent à de la haine, que je n’en serais aucunement scandalisé. On ne pardonne pas à qui outrage sa mère. Or, pour Carheil, pour Charlevoix, pour Rochemonteix, la mère, l’alma sancta parens, c’est, hier comme aujourd’hui, la Compagnie de Jésus.

Sans vouloir aucunement excuser Frontenac, il convient de tenir conjointement responsables de sa mauvaise action ceux-là qui le confirmèrent dans ses préjugés contre les Jésuites dès qu’il fut arrivé à Québec. Ils partagent avec lui l’odieuse solidarité de cette diffamation.

Il est évident que Frontenac était prévenu contre la Compagnie de Jésus bien avant son départ de France, car vingt jours vécus au Canada n’étaient pas un délai suffisant d’observation qui lui permît de juger équitablement des religieux qui avaient tant fait déjà pour le bien spirituel et temporel de la colonie. Remarquons, en effet, que le gouverneur écrit à Colbert moins d’un mois après son installation officielle dans la capitale de son gouvernement. Nous comptons à peine trois semaines entre le 12 septembre, date de la séance du Conseil Souverain où furent enregistrées les lettres patentes de Louis XIV nommant Frontenac son lieutenant-général au Canada, et le 2 novembre 1672 date du rapport du gouverneur au ministre. J’en conclus donc, et logiquement je l’espère, que Frontenac écrivant à Colbert que les Jésuites « songeaient autant à la conversion du Castor qu’à celle des âmes, et que leurs missions étaient de pures moqueries », était beaucoup plus l’écho des sentiments haineux des ennemis des Jésuites au Canada que des siens propres.

Un autre petit fait me confirme dans cette opinion. Au cours de cette même correspondance officielle du 2 novembre 1672, il prévient le ministre contre Villeray qui sollicitait alors la charge de procureur-général, parce que celui-ci, ami déclaré des Jésuites, leur était entièrement dévoué. — Voici ce qu’il écrit :

« Villeray passe ici pour un esprit brouillon et qui cherche à mettre la désunion partout, quoique d’ailleurs il ait de l’entendement et du savoir. C’est ce qui a obligé, il y a un an, de l’ôter du Conseil. Il y a encore un autre raison plus forte ; c’est qu’il est entièrement dévoué aux Pères Jésuites, » et l’on dit même ici communément qu’il est « du nombre de ceux qui, sans en porter l’habit, ne laissent pas d’en avoir fait les vœux. » C’est pourquoi j’ai cru qu’il était de mon devoir de vous en avertir, afin que vous vinssiez, au cas où l’on en parlât, si, après avoir eu tant de peine à ôter aux « Pères Jésuites la connaissance et la direction des affaires de ce pays, il serait à propos de leur ouvrir une porte pour y entrer indirectement. »[13]

Il est manifeste que Frontenac se laisse inspirer, non pas par des prophètes, mais par des souffleurs.

Huit ans plus tard, le gouverneur qui, cette fois, a eu le temps d’apprécier, sinon d’aimer, les Jésuites, se montre beaucoup plus honnête à leur égard. Dans le document même où j’ai fait relever au dessin et à la photogravure le sceau de Frontenac — Acte de concession aux RR. PP. Jésuites d’une terre au-dessus du Saut, 31 octobre 1680 — le gouverneur s’exprime ainsi :

« Les Révérends Pères Jésuites requérant — qu’il nous plaise leur vouloir accorder un restant de terre d’une lieue et demie, ou environ, de longueur, à prendre depuis la terre nommée Le Saut,[14] en montant le long du Lac, vers la Seigneurie de Chasteau Gay, sur deux lieues de profondeur, ce qui leur donnerait encore plus de lieu d’y attirer les Iroquois et autres sauvages, d’en augmenter le nombre et d’étendre par ce moyen les semences de la Foi et de l’Évangile ;

« Nous, en vertu du pouvoir à Nous donné par Sa Majesté, et pour faciliter encore davantage aux Révérends Pères de la Compagnie de Jésus les moyens de continuer les soins qu’ils prennent depuis si longtemps et avec tant de zèle pour la conversion et instruction des dits Iroquois et autres sauvages, leur avons donné, accordé et concédé, donnons, accordons et concédons par ces présentes ce restant de terre d’une lieue et demie de longueur à prendre depuis la dite terre nommée Le Saut tirant vers la Seigneurie de Chasteau Gay avec deux lieues de profondeur.

« Pour en jouir, etc., etc. »

Ce changement radical des vues et sentiments de Frontenac à l’égard des Jésuites est d’autant plus remarquable qu’on le constate au propos même de cette concession du 31 octobre 1680.

Moins de trois ans auparavant, en effet, en 1677, le gouverneur écrivait à Colbert :

« Pour la pointe du Saut Saint-Louis, qu’ils (les Jésuites) demandent sous le nom des Sauvages, et que M. l’Intendant leur a accordée sans ma participation, contre l’ordre et contre la promesse que lui et moi en avions fait à M. de la Salle, qui le justifie par une lettre de M. du Chesneau, ils (les Jésuites) n’ont point d’autre fondement pour la prétendre qu’une raison politique qui est qu’il ne leur manque que cet endroit pour avoir toutes les avenues de la Grande Rivière, où ils possèdent déjà la Prairie de la Madeleine, l’île de Montréal, et l’île de Jésus ; mais outre cela M. l’Évêque et M. le Major, qui est entièrement uni avec eux, prétendent avoir des concessions pour cela et faire des habitations au delà de Montréal, à la Chute des Outaouais et autres Sauvages du nord-ouest et de l’ouest, ce qui serait la ruine entière de la Colonie, qui n’aurait que leurs restes. »[15]

Que s’était-il donc passé entre les années 1677 et 1680 pour amener dans l’esprit du gouverneur un tel revirement d’opinion ? J’ignore absolument le motif d’une pareille volte-face. Je constate seulement, et avec bonheur, l’évolution de ce grand esprit vers la justice et la vérité. Si l’on en juge par ses écrits subséquents, Frontenac ne retourna pas à ses anciens préjugés.

Il serait même devenu sympathique au clergé et lui rendrait volontiers témoignage. Le passage suivant de sa correspondance officielle mérite d’être retenu :

« Les ecclésiastiques sont tous, SANS EXCEPTION, remplis de vertu et de piété, et si leur zèle n’était pas si véhément, mais un peu plus modéré, ils réussiraient peut-être mieux dans ce qu’ils entreprennent pour la conversion des âmes. Mais ils usent souvent, pour en venir à bout, de moyens si extraordinaires et si peu usités dans le royaume, qu’ils rebutent la plupart des gens, et c’est en quoi je leur dis quelquefois mon sentiment avec franchise et avec le plus de douceur que je puis, » etc.

La douceur de Frontenac ! À l’exception de sa femme, Anne de la Grange, qui lui en délivra un certificat en pouffant de rire — car elle avait trop d’esprit pour croire à ce qu’elle signait — je ne connais personne au monde qui voulût s’en porter garant ! Je fais injure à la Divine ! Son billet eût été endossé par l’abbé Fénelon, le gouverneur Perrot, le procureur-général d’Auteuil, l’intendant Duchesneau, par d’Urfé, Morel, Tilly, Villeray, et tutti quanti, car ils étaient légion les privilégiés de la tendresse du gouverneur !

Je disais donc que, placée dans la bouche d’un jésuite, ennemi naturel de Frontenac, l’anecdote du coffret d’argent n’eût trouvé que des incrédules, mais que, racontée par un récollet, le religieux par excellence mis à la dévotion du gouverneur, cette calomnie devenait médisance et cette médisance était acceptée sans discussion, comme un article de foi historique. Mais puisqu’un récollet le disait, il fallait bien que cela fut vrai, n’est-ce pas ?

Or, le Frère Louis, que le Dictionnaire Généalogique tient responsable de l’authenticité du fait qu’il rapporte[16] a-t-il bien parlé ? Et qu’a-t-il dit ?

Absolument rien. L’assertion du Dictionnaire est toute gratuite. Plusieurs biographies de ce religieux ont paru, entre autres celle de M. l’abbé Charles Trudelle, et nulle part on n’y trouve une allusion, un seul mot relatifs à Madame de Frontenac[17]

On serait beaucoup plus près de la vérité peut-être si l’on écrivait : la tradition rapporte d’après La Tour ce conte odieux autant qu’invraisemblable. Cette calomnie a tous les caractères des machinations précédentes : représentation imaginaire de Tartufe, critique diffamatoire de l’oraison funèbre de Frontenac, fausse nouvelle de la mort de son fils, tué en duel ; bref, La Tour aurait les meilleurs titres à notre confiance en sa paternité historique.

Ses bons antécédents le désignent à notre choix et lui assurent nos suffrages. Ses Mémoires sur la vie de M. de Laval confirmeraient tout particulièrement cette hypothèse. Cet ouvrage se composait de deux volumes. Le premier seul existe.[18] Le second fut supprimé dès son apparition chez l’éditeur. La famille de Monseigneur de Saint-Vallier, alors (1762) toute puissante en France, indignée des insultes que La Tour prodiguait à la mémoire du second évêque de Québec, le fit enlever de la circulation. La saisie des exemplaires fut exécutée avec une telle adresse et une telle promptitude, qu’en dépit des plus actives et des plus habiles recherches, on n’en a pu jusqu’aujourd’hui retrouver une seule copie.

Or, le premier volume des Mémoires sur la vie de M. de Laval s’arrête à l’année 1694. L’incident qui nous occupe ayant eu lieu en 1698, je pourrais impunément autant qu’effrontément prétendre, si j’étais malhonnête, qu’il est rapporté dans le second volume de cet ouvrage de La Tour. Étant donnée l’antipathie de cet auteur pour Frontenac, j’aurais lieu de supposer que sa mort défraya plus d’un chapitre et qu’il ne manqua point de recueillir sur le compte du défunt tout ce qu’il se composa de malignes anecdotes à l’occasion de son testament, de ses funérailles, et de la mission solennelle du Père Joseph en France.

Et cependant je n’en ferai rien. Parce que Bertrand de La Tour a vilipendé gratuitement Frontenac et les siens, ce n’est pas une raison de lui appliquer sa méprisable méthode, procédé déloyal s’il en fût jamais, et qui consiste à ramasser puis à raconter dans de détestables ana, sans triage de faits comme sans discernement de personnes, tous les papotages sociaux prétendus historiques, et qui ne sont, en définitive, que des bruits malveillants montés de la rue, que des odeurs malsaines échappées de l’égoût.

Qu’un faux portrait coure la rue, l’événement en est fâcheux pour les bibliophiles et les antiquaires, mais qu’une calomnie, savamment élaborée, coure l’histoire et s’y accrédite, le malheur en est irréparable pour le personnage auquel elle s’attaque. Calculez le temps et l’effort, souvent inutile, apportés à l’atteindre d’abord, puis à la détruire. Un vieux proverbe anglais, un des plus typiques que je connaisse, ne dit-il pas : A lie will travel seven leagues while truth is getting on its boots ? Si la justice légale a ses boiteries — festinat claudo pede — la vérité historique a ses rhumatismes. La pauvre souffreteuse marche à cloche-pied et sa béquille est d’une lenteur désespérante.

Peu importe cependant que la réhabilitation historique de Madame de Frontenac soit prompte ou tardive : elle est assurée, et cela doit suffire.

Murder will out ! disent les Anglais. C’est plus qu’un dicton populaire, c’est un cri de la conscience humaine. Truth will out ! en est un autre, et malheur à l’historien qui ne l’entend pas !

Il nous reste à considérer au mérite le tronçon de lettre citée aux pages 226 et 227 d’À travers les registres.

Cette lettre, que je veux bien, par convenance toute gratuite, accepter comme authentique, pour les fins de la présente discussion, est affreusement mutilée. Elle ne porte aucune date, aucune adresse, aucune signature. Quand fut-elle écrite ? Où fut-elle écrite : en France ou au Canada ? Qui l’écrivit ? À qui fut-elle adressée ? Qui la reçut ? Je pourrais multiplier à plaisir les points d’interrogation.

En définitive, que nous dit-il ce fragment de lettre ?

Que Madame de Frontenac refusa d’accepter le cœur de son mari ?

Que le Père Joseph Denis le rapporta à Québec ?

Nullement. — Elle nous apprend, en toute candeur et simplicité, que « le révérend Père Joseph, Canadien, supérieur du couvent des Récollets de Québec, fut chargé de porter le cœur de M. de Frontenac en France. »

Je le savais ! C’est le cri du myope d’Offenbach, de l’amusant duc de la Luna, dans la Fille du tambour major ! Et c’est aussi le mien et celui de tous ceux qui connaissent par le détail notre belle histoire du Canada.

En 1893 parut, chez Eusèbe Sénécal & Fils, Montréal, une seconde édition, revue et corrigée, du Répertoire général du clergé canadien[19]. Or, nous lisons, à la page 73 de cet ouvrage, et sous le nom de Joseph Denis, récollet, ce qui suit :

« C’est ce Père Joseph qui, en 1698, fut chargé de porter en France, À LA COMTESSE DE FRONTENAC, le cœur du feu comte son mari. — Voir : À travers les registres pp. 226 et 227. »

Or nous lisons à la page du livre indiqué par la référence :

« Le R. P. Joseph, Canadien, supérieur du couvent des Récollets à Québec, a été chargé de porter son cœur en France. »

Ces mots additionnels, À LA COMTESSE DE FRONTENAC, constituent donc une véritable interpolation, un faux historique. Quelle en est l’excuse ? Je réponds pour son auteur : le mauvais désir de nuire à la mémoire de Madame de Frontenac, d’accréditer, si possible, cette odieuse calomnie auprès des lecteurs honnêtes et de les confirmer dans l’opinion méprisante qu’ils entretenaient déjà sur le compte de cette grande dame, qui le fut autant par l’esprit que par le cœur.

J’aurais aimé, en outre d’une preuve morale, étayée sur des arguments de raison, pouvoir confondre, avec le témoignage péremptoire d’une preuve écrite, les diffamateurs de Madame de Frontenac. À cet effet, je fis rechercher dans les archives paroissiales de Saint-Nicolas-des-Champs, à Paris — cela se passait en 1900 — un accusé de réception du cœur de Frontenac et un acte officiel constatant qu’il avait été déposé à la chapelle particulière des Messieurs de Montmort. Ma démarche était trop tardive, il eût fallu consulter le nécrologe de Saint-Nicolas-des-Champs avant 1793, pour cette excellente raison qu’il est irrémédiablement perdu depuis cette date. « La Révolution, m’écrivait mon correspondant, a fait rudement le tour des sacristies. » Celle de Saint-Nicolas-des-Champs n’a pas été épargnée. Non seulement les archives de Saint-Nicolas-des-Champs ont disparu, mais aussi les monuments funéraires qui constituaient la richesse archéologique de cette église. Ses caveaux existent bien encore, et en particulier celui de la chapelle de la famille de Montmort. Malheureusement, des restaurations fort inintelligemment conduites ont établi la plus entière confusion dans les caveaux de Saint-Nicolas.

« On a vidé tous ces caveaux et on a mis tous les ossements dans une fosse commune, sous les dalles de l’église. On a également enlevé tous les marbres, toutes les pierres tombales, on les a dispersées partout d’une façon fantaisiste dans l’église, on en a fait des pavés pour les chapelles latérales ; quelques-unes sont mutilées. Monsieur le vicaire, prêtre assez âgé déjà, très au courant des choses de Saint-Nicolas, et qui se pique assez fort d’archéologie, monsieur le vicaire m’assure qu’il a parcouru et essayé de déchiffrer ces pierres et qu’il n’y a rien trouvé relativement à Frontenac.

« Reste une monographie de l’église qu’il m’a fait voir. Nous avons lu tout ce qui concerne les chapelles, les caveaux, en particulier le caveau de la chapelle de Montmort, et il n’y est fait aucune mention relative à Frontenac ou à son épouse[20]. Cette monographie, la seule que l’on connaisse sur l’histoire de l’église de Saint-Nicolas, a été écrite après les maladroites restaurations dont je vous ai parlé. »[21]

Mettons les choses au pis, et convenons pour un instant, à l’avantage de mes contradicteurs possibles, que les archives de Saint-Nicolas-des-Champs, conservées intactes jusqu’à nos jours, soient muettes au sujet du cœur de Frontenac déposé dans la chapelle des MM. de Montmort, en faudrait-il conclure que cette cendre illustre n’y fut jamais apportée ni reçue ?

Eh ! rappelons-nous donc un autre fait historique de cent ans plus rapproché de nous, et qui entraîne des conséquences et des conclusions identiques. Vainement chercherait on dans les registres de la paroisse Notre-Dame de Québec l’acte de réinhumation, en date du 11 septembre 1796, des restes calcinés de Frontenac, Callières, Rigaud-Vaudreuil et Taffanel de la Jonquière, transportés des urnes fumantes de l’église des Récollets aux caveaux de la cathédrale. Et cependant, ne savons-nous pas, en toute sécurité de preuve historique[22] que la dépouille mortelle de ces quatre gouverneurs repose actuellement à la Basilique ?

Ce qui démontre qu’il ne faut rien conclure du silence des archives, et qu’on le pourrait même interpréter dans un sens hostile aux archivistes, car ces lacunes regrettables ne prouvent que trop souvent leur négligence, oserai-je dire leur criminelle incurie ? En 1877, alors que l’on poursuivait sous la Basilique des travaux d’excavation et d’exhumation, on chercha vainement à identifier à travers un fouillis d’ossements les cendres de nos gouverneurs français. Vain labeur, peines inutiles ! Jetée au vent, leur poussière n’eût pas été perdue davantage. Une feuille de plomb placée dans le cercueil des quatre autres successeurs de Samuel de Champlain au château Saint-Louis, eût tout sauvegardé. Cette légère aumône, les fabriciens de cette époque la refusèrent à leur mémoire.[23] Je m’explique la légitime colère de l’intelligent curé de Sainte-Croix, M. l’abbé Georges Côté, et son indignation devant un acte aussi mesquin : « Lorsqu’on sait, écrivait-il, le nombre si considérable de sépultures qui ont eu lieu dans l’église paroissiale de Notre-Dame de Québec, lorsqu’on se rappelle cette série de noms qui résument tous les genres d’illustrations et dont quelques-uns même sont si glorieux pour l’histoire de notre pays, on est saisi d’un vif regret en constatant que l’on a laissé à la postérité si peu de moyens d’identifier avec certitude les reliques précieuses de tant de personnages distingués. »

Cette étude historique aura-t-elle pour conséquence d’étouffer l’outrageante calomnie qui pèse si odieusement sur la mémoire de Madame de Frontenac ? Pourrai-je me flatter d’atteindre tous les lecteurs du Fort et Château Saint-Louis, tous les abonnés de L’Enseignement Primaire, tous les souscripteurs au Québec et Levis à l’aurore du XXe siècle, pour ne citer que trois des ouvrages canadiens-français[24] qui ont répété, après François de Bienville et le Dictionnaire Généalogique, l’anecdote du coffret d’argent ? J’en doute fort. Et voici la raison qui justifie mon incrédulité : elle tient à l’expérience d’un fait dont l’aventure m’est personnelle.

En 1893, quand je publiai l’histoire du siège de 1690, Sir Williams Phips devant Québec, je consacrai tout un chapitre de mon livre — le treizième — à prouver que le portrait de Frontenac, publié par Wilson & Cie, éditeurs de l’Histoire des Canadiens-français de M. Benjamin Sulte, était un faux portrait. Ce prétendu portrait historique de Frontenac n’était autre que celui de Jean-Henri Heidegger, célèbre protestant suisse, qui vivait à Zurich, au 17ième siècle, et mourut la même année que Frontenac, c’est-à-dire en 1698. J’indiquais même[25], et cela constituait le point essentiel de ma preuve, comme il établissait l’exactitude mon affirmation, l’ouvrage où se trouvait gravé ce portrait d’Heidegger utilisé par un industrieux commerçant d’estampes et vendu, bon prix, pour un Frontenac authentique, à un photographe collectionneur de Québec qui le plaça, triomphant, dans sa galerie historique. Rien de plus absolument prouvé, n’est-ce pas, que ce faux en gravure. Et cependant qu’est-il advenu ? Nous sommes à neuf ans de là — Sir William Phips devant Québec a été publié en 1893 — et nos bons amis, les éditeurs canadiens-français Cadieux & Derome, Beauchemin & Fils, de Montréal, continuent, comme si de rien n’était, à publier dans leurs dictionnaires illustrés, éditions canadiennes, de Larousse et Mgr  Guérin, à l’usage de nos maisons d’éducation, la biographie de Frontenac accompagnée du portrait… d’Heidegger.

Bien différente, à l’égard de ce faux portrait, fut la conduite du grand écrivain américain Justin Winsor, auteur du célèbre ouvrage, Narrative and critical history of America. À la date du 24 août 1896, il était à cette époque bibliothécaire de l’université d’Harvard, il m’écrivait ce qui suit :

Monadnock, N. H. — My summer home.

Immediately upon my hearing of the proofs of the false portrait of Frontenac now two years ago, I sent to Quebec and got a photograph of the statue of Frontenac[26] and having that engraved, I had it inserted in my Cartier to Frontenac, page 364, in place of the false likeness, and all copies of that book which have since been printed have not shown the rejected portrait.

Very sincerely yours,
Justin Winsor.

Résumons en quelques lignes tout ce fastidieux débat, nécessaire cependant à rétablir la vérité historique sur un petit fait, affreusement défiguré par « la maligne envie, » dirait Bossuet.

Frontenac demanda, par son testament, que son cœur fût placé dans une boîte d’argent et déposé dans la chapelle que Messieurs de Montmort possédaient dans l’église de Saint-Nicolas-des-Champs, à Paris.[27] Déjà, Madame Henri-Louis Habert de Montmort, Henriette-Marie de Buade, troisième sœur de Frontenac, et Roger de Buade, abbé d’Aubazine, son oncle, y étaient inhumés. Frontenac croyait donc — et ce fut avec raison — rencontrer les désirs de sa femme en exprimant ce vœu suprême que le supérieur des Récollets à Québec, le Père Joseph Denis de la Ronde, se chargea d’exécuter. Il passa en France l’année même (1698) du décès du gouverneur et déposa le coffret d’argent à Saint-Nicolas-des-Champs, à Paris, suivant l’ordre formel du grand homme qui continuait d’être dans la mort ce qu’il avait été dans la vie : le bienfaiteur insigne des Récollets au Canada.



  1. Il convient de remarquer aussi que nos grands auteurs, les trois historiens canadiens-français Garneau, Ferland, Laverdière, l’ignorent absolument.
  2. Une clause du testament de Frontenac ordonnait expressément qu’il fût enterré dans l’église des Récollets. Le gouverneur avait toujours été leur syndic apostolique au Canada.
    Les Récollets ont joui de la faveur constante des Frontenacs. La bienveillance envers cet ordre religieux était chez eux une tradition de famille. Nous savons, par M. Pierre Margry, que l’établissement des Récollets à Saint-Germin-en-Laye était l’œuvre d’Henri de Buade, comte de Frontenac, père du gouverneur du Canada.
  3. La première édition fut publiée chez Léger Brousseau, — Québec ; — la seconde, en 1883, chez Beauchemin & Valois — Montréal. La même note s’y trouve reproduite, pages 400 et401.
  4. M. James Thompson était, en 1866, sous-commissaire-général.
  5. Barthélémy Simon dit Lafleur mourut officier du Bureau de la Trinité, à Québec, le 10 août 1874, à l’âge de 80 ans.
  6. Analysant, à son tour, cette vénéneuse anecdote, M. Ernest Gagnon, à la page 268 de son étude archéologique, Le Fort et le Château Saint-Louis conclut ainsi : « Nous croyons volontiers au renvoi de la boîte en question ; mais la tradition nous trouve plus défiant à l’égard des paroles attribuées à la comtesse de Frontenac. »
    Que l’aimable auteur des Chansons populaires du Canada se défie également du petit coffret. C’est une boîte de Pandore : elle ne renferme que l’espérance de salir la mémoire d’une honnête femme.
  7. C’est-à-dire au cours des années 1828 ou 1829.
  8. À signaler, en passant, une erreur de la page 226 — premier paragraphe : « Trois des anciens gouverneurs furent inhumés dans l’église des Récollets, » etc.
    Il y en eut quatre : Frontenac, en 1698 ; Callières, en 1703 ; Rigaud-Vaudreuil, en 1725 ; et La Jonquière, en 1752. Cf : Histoire du Canada, de Smith, Québec, 1815.
  9. Cf : La belle étude archéologique de Μ. l’abbé Georges Côté sur les travaux d’excavation exécutés en 1877 à la Basilique de Québec fut publiée dans L’Abeille, du 5 décembre, année 1878.
  10. Joseph Denis, récollet, était fils de Pierre Denis, sieur de la Ronde, et de Catherine LeNeuf de la Potherie.
  11. Cf : Rochemonteix : Les Jésuites et la Nouvelle-France, tome III, p. 134 — Archives des Colonies — Canada — Carton de la Nouvelle-France, no II.
    Relations inédites de la Nouvelle-France, Vol. II, Supplément, page 359, édition Douniol.
  12. Rochemonteix : Les Jésuites et la Nouvelle-France au 17iè,e siècle. Vol. III, p. 94.
  13. Tous les passages entre guillemets sont écrits en chiffres dans la lettre de Frontenac au ministre.
  14. C’est le Saut Saint-Louis.
  15. Cf : Pierre Margry, Voyages des Français sur les grands lacs. — Accusations de Frontenac — Lettre à Colbert, 1677.
    Vol. I, page 322. — Paris, 1879 — Maisonneuve et Cie, éditeurs.
  16. « La tradition rapporte, d’après le Frère Louis, » etc. — Cf : Tome 1er, pages 243 et 244, note 4.
  17. Notons que la tradition conservée par le Frère Louis et reproduite par M. de Gaspé dans ses Anciens Canadiens — au dire du Dictionnaire Généalogique — ne se trouve pas reproduite dans les trois éditions (1863, 64 et 77) des Anciens Canadiens, non plus que dans les Mémoires du même auteur. Erreur n’est pas compte, car, fût-elle vraie, cette assertion ne ferait que référer le lecteur à la note 4, pages 243 et 244 du Dictionnaire Généalogique. Or nous connaissons maintenant la valeur des témoignages recueillis dans cet ouvrage.
    En 1898, l’abbé Charles Trudelle a publié une fort intéressante biographie du Frère Louis (« Louis-François Martinet dit Bonami, » de son véritable nom famille). Il n’est aucunement question, dans les anecdotes rapportées, du cœur refusé de Frontenac ni de la détestable réponse de la comtesse.
    La Bibliothèque Canadienne, série d’opuscules édités par M. Pierre-Georges Roy, rédacteur-propriétaire du Bulletin des Recherches Historiques a publié, sous le numéro Un, le travail de M. l’abbé Charles Trudelle.
  18. Cf : Encyclopédie Migne : Œuvres complètes de La Tour — sept gros volumes in quarto. Tome 6ième — Paris 1855. — Mémoires sur la vie de M. de Laval, pages 1263 à 1396.
  19. À cette époque (1893) La Vérité de Québec a publié sur cet ouvrage une série d’articles très sévères mais aussi très justifiés.
  20. Madame de Frontenac ne fut pas inhumée à Saint-Nicolas-des-Champs, mais dans l’église de la paroisse Saint-Paul, à Paris.
  21. Extraits d’une lettre de M. l’abbé Camille Roy, alors à Paris, en date du 2 décembre 1900.
  22. M. l’abbé Plante, chapelain de l’Hôpital-Général de Québec, a prouvé cette translation le jour où il découvrit, dans un livre de prônes, l’annonce publiée à la page 148 de cette Étude.
  23. En y réfléchissant, je reconnais avoir mauvaise grâce à traiter de pingres les fabriciens de 1796 ; ceux de l’an de grâce 1898 se sont-ils montrés moins chiches à l’égard de Frontenac ? Ce grand homme méritait bien que l’on célébrât, dans l’église même où il était venu suspendre, comme un trophée de reconnaissance nationale, le pavillon de l’amiral Phips, le deux centième anniversaire de sa mort. Lequel de nos marguilliers, anciens et nouveaux, (style de prône), a songé, à faire chanter à la Basilique de Québec, le 28 novembre 1898, un service solennel pour le repos de l’âme du très haut et très puissant seigneur Louis de Buade, comte de Frontenac et de Palluau ? On a perdu la une belle occasion de manifestations religieuses et patriotiques.
    Seul, l’Honorable Thomas Chapais n’a point laissé passer inaperçu un aussi glorieux centenaire et son journal, Le Courrier du Canada, à la date historique du 28 novembre 1898, a publié, sous sa signature, un superbe premier-Québec, en souvenir du plus illustre de nos gouverneurs français. L’article est intitulé : Le comte de Frontenac, 1698-1898.
  24. Ernest Gagnon : Le Fort et le Château Saint-Louis — Québec — 1895 — Brousseau éditeur — pages 266 et 268.
    L’Enseignement Primaire, livraison de décembre 1898, no 4 — pages 211 et 212.
    A. B. Routhier : Québec et Lévis à l’aurore du XXe siècle — Montréal, 1900 — page 162.
  25. Cf : Gaspard Lavater : L’art de connaître les hommes par la physionomie — vol. III, planche 154 de l’édition française de M. Moreau — 1806.
  26. C’est le Frontenac de notre distingué compatriote, le sculpteur Philippe Hébert.
  27. Un de ses prédécesseurs, le Chevalier Augustin de Saffray, seigneur de Mézy, septième gouverneur de la Nouvelle-France, avait aussi ordonné que son cœur reposât en France.
    « Item : Veut et désire que son dit corps soit ouvert, que son cœur en soit tiré, embaumé et envoyé à Monsieur de Secqueville Morel, en la ville de Caen, en Normandie, pour être mis entre les mains des Révérends Pères Capucins de la dite ville, pour le garder et prier Dieu pour lui. »
    Cette clause est la seconde du testament de Mézy, passé par devant Maître Claude Aubert, notaire royal, le 24 avril 1665.